lundi 27 janvier 2025

Les dragons de la bibliothèque (1501)

Mise à jour le 04 Février 2025

En déambulant dans les galeries de la Bibliotheca Textoriana, il m’arrive de tomber, par je ne sais quel passage dérobé, sur la section où ont été rassemblés tous les livres portant une figure de dragon.

Reliure anglaise, Oxford vers 1519

Le dragon est l’animal fantastique qui a suscité la plus grande fascination à l’époque médiévale et les manuscrits sont ornés d’un bestiaire fantastique dans lequel le dragon tient une bonne place. Il n’est pas toujours qualifié de dragon qui vient du latin Draco, draconis, le serpent, il est aussi appelé Python, Gryphon ou Vuivre. 

Au moyen-âge, le dragon est partout dans les sagas et les épopées. Les premiers possesseurs des livres de ma bibliothèque croyaient à l’existence réelle des dragons et les apercevaient parfois dans les brumes des forêts d’Armorique ou sortant des lacs d’Ecosse.

Sa signification symbolique est très complexe et variable selon les lieux. Créature chtonienne, associée aux profondeurs de la terre, il maîtrise le feu qu’il crache, l’air où il prend son vol, et les étendues aquatiques qui lui servent de refuge. [1] Généralement considéré comme féroce, voire diabolique. Il se confond alors avec la bête de l’Apocalypse dans la tradition chrétienne. Il devient le symbole du mal absolu, le mal qu’il faut affronter.

 C’est le rôle du preux chevalier qui se donne pour mission de le combattre et qui délivre la ville qu’il terrorisait. Le dragon et le chevalier figure alors la lutte entre le bien et le mal, mais comme l’a remarqué le médiéviste Jacques le Goff, le dragon est l’un des monstres porteurs de la charge symbolique la plus complexe de l’histoire des cultures.

Le dragon n’a pas de forme bien définie, les artistes s’inspirent de la description de Pline et d’Isidore de Séville. Aux XVème et XVIème siècle, les codes graphiques se sont quelque peu standardisés. Le dragon se reconnait à son bec acéré crachant du feu, son corps de reptile dotées d’ailes semblables à celles des chauves-souris ou des ptérodactyles, ses griffes d’oiseau de proie et sa queue fourchue.  Enfin, c’est un des rares animaux de la Création à porter simultanément une peau recouverte d’écailles, de poils et de plumes.

En y prêtant attention, les imprimeurs et les relieurs sont nombreux à avoir choisi ce symbole pour leurs livres. Les dragons figurent dans les lettrines, dans les marques typographiques et même dans les motifs estampés des reliures.


Denys Roce, 1501

A titre d’exemple, chez l’imprimeur parisien Denis Roce, nous trouvons une série de lettrines dont chaque lettre est formée d’un dragon. Il a utilisé ces lettres dans différents opuscules de Philippe Béroalde publiés en 1501. Dans le Libellus De Optime Statu le dragon en forme de P majuscule dévore une chèvre. Dans le Declamatio philosophi medici & oratoris de excellentia disceptantium [2], deux dragons menaçants sont enlacés et paraissent se combattre violemment, figurant un M.  

Le matériel typographique de Denys Roce provient de l’imprimeur André Bocard de Lyon selon André Perrousseaux [3]. La Bibliothèque Virtuelle Humaniste de Tours a numérisé la serie entière de ces lettres aux dragons.

Comme cet imprimeur-libraire semble très attaché à l’emblème du dragon, nous le retrouvons dans sa marque typographique, où deux dragons encadrent son blason.

Marque de Denys Roce, 1505

cité par Dryocolaptès dans le commentaire sous cet article 
(Bibliotheca Textoriana)

D’autres imprimeurs s’en sont inspirés comme François Behem, imprimeur de Mayence et Sébastien Gryphe. Sa marque parlante présente à la fin de la plupart des livres diffusés par cet imprimeur lyonnais est sans doute la plus connue des représentations du dragon.

Marque de Gryphe

Reliure parisienne vers 1517

Du côté des reliures, même profusion de dragons dans les roulettes des encadrements à froid. Plusieurs encadrements de reliures estampées de ma bibliothèque reprennent cette symbolique du dragon, que ce soit dans une reliure parisienne protégeant une autre édition de Philippe Beroalde (François Regnault, 1517) ou une reliure anglaise fabriquée en 1519, vraisemblablement à Oxford, sur un Horace ayant appartenu au célèbre Thomas Percy.

Ce que je n’ai pas réussi à élucider ce sont les raisons de cette profusion de représentations. En quoi le dragon symbole du mal pouvait-il servir la cause du livre dans lequel il figurait ? Dryocolaptès va peut-être pouvoir nous éclairer....

Bonne Journée,

Textor

__________________

[1] Corinne Pierreville. Le dragon dans la littérature et les arts médiévaux. Le dragon dans la littérature  et les arts médiévaux [Séminaire des médiévistes du CIHAM], Histoire, Archéologie, Littératures des mondes chrétiens et musulmans médiévaux (CIHAM UMR 5648), Mar 2011, Lyon, France

[2] Denys Roce est connu surtout comme libraire mais il fait mentionner dans le colophon des opuscules de Beroalde qu’il en est l’imprimeur.

[3] Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. T.1 Fig. 271.

5 commentaires:

  1. Dryocolaptès 1 (commentaire trop long, je le poste en plusieurs fois)
    Je prends votre invite au mot, Textor, et le dragon au vol ! et d'autant plus intéressé par la matière, que la lettrine utilisée par Roce, que vous reproduisez, présente un détail singulier qui m'aide à comprendre le troisième emblème des Emblemata physico-ethica de Taurellus... A défaut de pouvoir coller ici un cliché de la gravure (j'ai un exemplaire de la 2ème édition), cette description plus que sommaire suffira : un crocodile se fait agresser par un dragon qui l'immobilise en lui posant ses deux pattes avant sur le dos, et le tue en projetant, tête baissée, dans l'espace circonscrit par ces deux pattes son haleine pestilentielle, représentée, c'est à présent clair pour moi par un motif dont on voit l'équivalent sortir de la gueule du dragon de la lettrine.
    Pour en revenir à Denis Roce : ce sont des griffons qui tiennent l'écu sur sa marque typographique : la moitié supérieure du l'animal relève de l'aigle (avec des oreilles d'équidé), la moitié inférieure, du lion). A la différence de Gryphe, qui prend pour marque non pas un dragon mais un griffon, par un jeu allusif avec son patronyme, les griffons de Roce n'ont vraisemblablement pas de signification ou intention particulières. La marque décline l'identité du "porteur" par cinq moyens différents : la devise inscrite dans trois côtés de la marge, l'état civil dans le quatrième, les initiales dans le registre inférieur de l'image, le blason (s'il s'avérait qu'il s'agisse d' "armes parlantes", on pourrait en chercher la signification du côté de la fidélité - les têtes de chien - en matière religieuse - la coquille - , autrement dit l'affirmation d'une foi inébranlable (la certitude des choses qu'on attend et qui sont de nulle apparence, disait-on à peu près au XVIè siècle pour paraphraser Hebreux II, 1), et le rosier (la "ronce", par allusion ou "annomination" au patronyme "Roce"). Mais les griffons ne participent pas à ce jeu-là : la tradition héraldique permettait de puiser dans un répertoire assez limité de "portants" (ces figures animales qui soutiennent l'écu), on retrouve toujours à peu près les mêmes.

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  2. Dryocolaptès 2
    Quant à l'ambivalence du dragon (comme du serpent, et vous rappelez à juste titre que "Serpens" et "Draco" peuvent être employés indifféremment), elle est nettement posée par saint Augustin (De Doctrina Christiana, III, 25) : le serpent, écrit-il, est du côté du bien (et il cite le Chist, "Astuti ut serpentes" (ce que saint Jérôme traduira par "estote prudentes sicut serpentes", Mat. X, 16) mais cette astuce positive ou prudence peut aussi être négative en se faisant ruse, fourberie (et il renvoie aux paroles captieuses du serpent tentateur de la Faute originelle). D'où, parallèlement aux valeurs négatives que renforce encore, en milieu chrétien, l'Apocalypse de Jean (Et il fut précipité, le grand dragon, l'antique serpent... 12, 9), des valeurs parfaitement positives : voyez tout simplement celles qui sont enregistrées dans le répertoire de Tervarent (Attributs et symboles dans l'art profane), notamment vigilance, prudence, et puissance (en matière de morale, de politique, de discours...).
    Vous avez dans votre bibliothèque une étonnante gravure qui illustre la puissance du serpent ou dragon : la toute première gravure de votre exemplaire de l'édition de 1551 des Hieroglyphica d'Horapollon, qui représente le concept d'éternité ("aevum") par l'ouroboros, au mépris de la lettre du double texte : il fallait dessiner un cobra en position d'attaque, tête au-dessus de son corps replié, ce qui correspond, toujours selon le texte, à l'ornement en or dont est ceinte la tête des dieux, puissants par excellence. Mais l'ouroboros est un des rares hiéroglyphes dont la connaissance est parvenue aux humanistes de la Renaissance, c'est même le hiéroglyphe de référence, cité et décrit par Microbe (qui en attribue l'invention aux Phéniciens), ou encore à la fin du XVème siècle par Marsile Ficin. Si bien que lorsque le peintre, ou son commanditaire, lit la description sommaire du serpent dans le texte qu'il est chargé d'illustrer, il dessine bien la tête de l'animal sur son corps, mais choisit l'extrémité du corps afin d'imprimer à l'animal une configuration circulaire qui corresponde à ce signe connu qu'il a à l'esprit dès lors qu'il est question de serpent et de concept de temps... D'autant que cette figure hiéroglyphique prête souvent à confusion avec le cartouche dans lequel les Egyptiens inscrivaient les noms des dieux et autres puissants : d'où cette figuration d'un serpent qui ceint ou enserre, non pas la tête des dieux, mais les dieux eux-mêmes.


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  3. Dryocolaptès 3
    Je vous ai assez bassiné avec mes marottes, mais je ne briserai pas là sans vous renvoyer, pour une extraordinaire tentative d'inverser la valeur négative du dragon en valeur positive, à Marco Ruffini, "Le Imprese del drago'" (Rome, Bulzoni, 2005). C'est l'histoire d'un mec, comme aurait dit Coluche, qui fait Pape, il s'appelle Boncompagni, et il porte un dragon sur son blason, parce qu'il est issu de la vieille famille des Dragoni... Les débuts sont rudes, son élection est saluée sur la statue de Pasquin par un mot qui dit " Habemus papam negativum" : le dragon, c'est l'antéchrist, et les détracteurs de Grégoire XIII on beau jeu de récupérer la polémique luthérienne anti-papale fondée sur le verset de l'Apocalypse cité plus haut. Manque de chance : en 1575 apparaît dans le ciel de Rome un très, très mauvais signe: une comète, ce qu'on appelle un "dragon de feu", on peut dire que ça tombe mal ; et comme une actualisation de ce mauvais présage, la peste se déclare peu après, elle va durer deux ans. Le staff du pape publie des démentis scientifiques, qui s'emploient à distinguer les différents phénomènes célestes, histoire d'une part de faire de cette comète autre chose qu'un "dragon de feu", et d'autre part de donner à la peste des causes rationnelles. Manque de chance à nouveau : fin 76-début 77, en pleine peste, une deuxième comète, comme un démenti aux discours... Il faut alors persuader les esprits que la comète a une fonction positive, elle purifie l'air, c'est un auxiliaire contre la contagion. Et puis on ruse, on joue sur la crédulité : on fait courir le bruit qu'on a trouvé à Bologne un dragon, un vrai de vrai, le jour même de l'élection du pape (si ce n'est pas un signe...!), on l'a confié à Aldrovandi (grand scientifique au-dessus de tout soupçon), qui le conserve dans ses collections. C'est évidemment un faux, un bricolage à partir d'une grosse couleuvre coupée en deux, raboutée au milieu au corps d'un poisson, deux ailes d'oiseau, deux pattes de crapaud (la confection de faux dragons est au centre d'un commerce profitable attesté dès le milieu du XVIème siècle par Rondelet, qui raconte comment à Anvers on fabrique un dragon à partir d'une raie).
    On fait imprimer une image qui circule, et qu'on accompagne d'un discours qui s'inscrit en faux contre les interprétations astrologiques : un dragon est un être parfaitement naturel, au même titre que les autres spécimens d'animaux, rares ou non, qu'Aldrovandi conserve dans son musée ; si Dieu a créé une tel être bizarre, c'est pour montrer à quel point il peut porter la Création à sa perfection ; et s'il l'a fait apparaître ce jour précis, c'est pour signifier que ce pape, élu ce même jour, est la perfection faite pare... Il n'est peut-être pas inutile de préciser qu' Ulisse Aldrovandi a une manman qui est une cousine du pape.
    En même temps, le staff du pape ( son service de communication ?) fait appel aux lettrés et artistes pour une vaste opération de désémantisation-resémantisation du dragon qui aboutit, entre autres, à un impressionnant livre de 231 emblèmes et sonnets à la gloire de Grégoire XIII : Delle allusioni e imprese sopra l'arme di Gregorio XIII (1579). Des dragons, des dragons, et encore des dragons.

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  4. Très grand Merci, Dryocolaptès, pour ce commentaire savant. Voilà ce que j’aime dans le partage des livres, que d’autres passionnés argumentent, complètent, voire contredisent, mes articles de néophyte.
    Je me disais, en écrivant mon texte, que d’autres dragons devaient bien se cacher dans ma bibliothèque. J’ai ajouté à l’article les images des Orobouros d’Horapollon de l’édition de 1551 et la 3ème gravure des Emblemata physico-ethica de Taurellus... Bien à vous. Textor

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  5. Et vous m’avez fait me souvenir qu’autrefois j’allais souvent à Rome et que je passais régulièrement devant la statue parlante de Pasquin sur le Capitole !

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