Madeleine
Neveu et sa fille Catherine Fradonnet, dites les Dames des Roches, sont
célèbres pour avoir animé un cercle littéraire à Poitiers vers 1570 et composé
des œuvres dont les sujets sont tirés d’événements liés à ce cercle. Elles
figurent ainsi parmi les rares femmes de lettres de la Renaissance, au côté de
Marguerite de Navarre, Louise Labé, Madeleine de l’Aubépine et quelques autres.
Jean-Paul
Barbier Mueller avait déclaré à propos de cet ouvrage, dont il possédait
l’édition originale de 1578 : « Je serai content que ce mince volume
fasse aussi plaisir à son futur possesseur qu’à moi, si heureux de l’avoir
déniché [1]».
Je comprends ce commentaire car je ne suis pas mécontent non plus d’avoir
déniché un exemplaire de la seconde édition de 1579, en partie originale, de
l’œuvre poétique des Dames des Roches. Volume certes imparfait mais, selon Jean
Balsamo, il ne resterait que 7 exemplaires de l’édition de 1578 et 22
exemplaires de celles de 1579 dans les institutions publiques de par le monde [2].
Madeleine
Neveu naquit vers 1520 dans les environs de Châtellerault où sa famille possédait
des terres, notamment la métairie des Roches. Elle épousa un procureur
originaire de Montmorillon, André Fradonnet et ils eurent ensemble 3 enfants
dont seule Catherine, née à Poitiers en 1542, survécut. Nous
savons peu de chose de l’éducation de Madeleine mais il est certain qu’elle
était inhabituelle pour une femme de la bourgeoisie de son époque.
Madeleine
épousa en secondes noces François Eboissard, seigneur de La Villée, un
gentilhomme breton, avocat au présidial de Poitiers qui lui assura une certaine
aisance matérielle jusqu’à sa mort en 1558. Suivirent alors des difficultés
financières aggravées par la perte de plusieurs propriétés des faubourgs de
Poitiers, brulées durant les guerres de religion. (Ces maisons pouvaient
bien valoir deux mille livres / Plus que ne m’ont valu ma plume n’y mes livres.)
Malgré
ces vicissitudes, Madeleine poursuivit son objectif entièrement tourné vers
l’éducation de sa fille qui montrait des dispositions singulières pour les
études. Elle maitrisait l’italien et le latin au point d’être capable de
traduire plusieurs textes latins, dont deux inédits en traduction, les Symboles
de Pythagore et le Ravissement de Proserpine de Claudien [3]. Sa mère ambitionnait de la
voir briller dans le domaine des lettres et elle y parviendra. [4]
L’Angelier
publie un premier recueil de 109 pièces en 1578 [6] : odes, sonnets,
chansons et épitaphes, en rassemblant les poèmes de la mère en première partie
puis ceux de la fille. La seconde édition ne tarde pas à paraitre l’année
suivante sous le même privilège, preuve du succès du livre. Aux textes
précédents sont ajoutés une Requête Au Roy et six sonnets de Madeleine,
complétés par Catherine d’Un Acte de la Tragi-comédie de Tobie, de six
sonnets et d’une chanson, soit 124 pièces. Jean Balsamo fait remarquer qu’il ne
s’agit pas d’un simple retirage de la première émission, augmentée des cahiers
supplémentaires, mais bien d’une réimpression ligne pour ligne, avec d’autres
caractères et d’autres ornements, présentant de notables variantes de
ponctuation et d’orthographe et il regrette que, dans son édition critique,
Anne Larsen n’ait pas véritablement étudié les liens entre les deux éditions,
s’étant appuyée essentiellement sur la seconde [7].
Ecrit
à quatre mains, et d’inspiration très ronsardienne, les poèmes n’en comportent
pas moins une signature stylistique bien distincte. La mère est férue d’auteurs
classiques, notamment d’Ovide et ses références mythologiques sont nombreuses
et parfois pédantes. Elle préfère l'ode en hexa-, hepta- ou octosyllabes, et le
sonnet en décasyllabes ou en alexandrins. Le style de sa fille est plus enjoué
et plus naturel. Si les vers sont mieux tournés c’est aussi parce qu’une
génération les sépare et que le français évolue vers plus de netteté. Elle
s’essaie à une grande variété de genres où figurent surtout le sonnet, la
chanson, le dialogue et le poème narratif. C’est Catherine qui est au centre de
toutes les attentions. Les contemporains vantent autant son esprit que sa
beauté. Si le cercle de Poitiers est l’œuvre de Madeleine, son succès est
certainement dû à Catherine.
En
1579, les dames des Roches parviennent au faîte de leur notoriété. Cette
année-là voit débarquer à Poitiers une centaine de membres du Parlement de
Paris, sous la présidence d’Achille de Harlay, afin de réformer les textes
juridiques. Ce sont les Grands Jours qui vont durer du 10 septembre au 18
décembre 1579. Entre les séances de travail et pour se divertir, ces sévères
juristes fréquentent le cercle des Dames des Roches. On connait l’anecdote
fameuse de la puce que l’œil grivois d’un Estienne Pasquier, avocat du roi,
découvrit sur le sein de Catherine [8]. Il s’ensuivit un bon mot
que la compagnie repris en diverses variantes et joutes poétiques. Le tout fut
recueilli par le poitevin Jacques de Sourdrai dans un recueil collectif paru en
1582 sous le titre La Puce de Madame des Roches. Ces Chantes-puce
étaient des magistrats ou de doctes professeurs qu’on n’attend pas dans cet
exercice, tel Barnabé Brisson, futur Président du Parlement, Joseph Scaliger,
Odet de Turnèbe, Nicolas Rapin, Agrippa d’Aubigné, etc. Madeleine et Catherine
des Roches y contribuèrent en donnant onze poèmes.
Au-delà
de la qualité indéniable de leur style littéraire, les Dames des Roches s’inscrivent
dans un mouvement que l’on qualifierait aujourd’hui de féministe. Mesdames
Desroches mère & fille ont cassé la glace et monstré le chemin à leur sexe
de faire bien un vers dira François Le Poulchre de la Motte-Messemé dans
son Passe-temps, dédié aux Amis de la Vertu. (1595)
Elles
ont conscience qu’elles sont un exemple pour leur sexe et dès l’épitre
introductive adressée aux Dames, Madeleine répond à celles qui lui conseillent
le silence : Et si vous m'advisez que le silence, ornement de la femme,
peut couvrir les fautes de la langue et de l'entendement, je respondray qu'il
peut bien empescher la honte, mais non pas accroistre l'honneur, aussi que le
parler nous separe des animaux sans raison. Elle enchaine avec une première
ode sur le même thème : Noz parens ont de loüables coustumes, / Pour nous
tollir l’usage de raison, / De nous tenir closes dans la maison / Et nous
donner le fuzeau pour la plume.
A la suite, plusieurs pièces du recueil
sont des allusions plus ou moins directes à la difficulté rencontrée par les
femmes à l’époque de composer et de se voir publiées dans une société
presqu’exclusivement masculine. En réaction, elles revendiquent le droit de tenir
la plume en même temps que le fuseau et Catherine écrit de jolis vers à ce
sujet dans le poème La Quenouille : Mais quenoille m’amie il ne faut pas
pourtant / Que pour vous estimer et pour vous aimer tant / Je délaisse du tout
cette honnête coutume / D’écrire quelque fois, en écrivant ainsi / J’écris
de vos valeurs, quenouille mon souci, / Ayant dedans la main, le fuseau et la
plume.
Cette
plume symbolise autant la plume de l’écritoire que la plume de l’aile de la
liberté.
Elles
font de cette revendication un combat conjugués au pluriel sur le thème des guerrières
mythologiques dans la Mascarade des Amazones et la Chanson des
Amazones : Nous faisons la guerre / Aux Rois de la terre / Bravant
les plus glorieux, / Par notre prudence / Et notre vaillance.
Catherine
surenchérit par l'intermédiaire de son héroïne calomniée Agnodice : Car
en despit de toy j’animeray les âmes / Des maris, qui seront les tyrans de
leurs femmes, / Et qui leur deffendant le livre & le sçavoir, / Leur
osteront aussi de vivre le pouvoir…. Des hommes qui voyans leurs femmes
doctes-belles / Desirent effacer de leur entendement / Les lettres, des beautez
le plus digne ornement : / Et ne voulant laisser chose qui leur agrée / Leur
ostent le plaisir où l’âme se recrée / Que ce fust à l’envie une grand’cruauté
/ De martirer ainsi cette douce beauté.
Liberté
d’écrire mais aussi liberté sexuelle. La poétique amoureuse de Catherine révèle
un esprit contestataire nouveau. Elle soutient que la relation homme/ femme ne
doit pas être tournée vers le seul désir masculin et le mariage. Il est presque
étrange que l’ouvrage ait passé la censure avec de telles idées ! Elle se
met en scène dans le Dialogue de Sincero et de Charite où Charité (La
Grâce) refuse la sujétion conjugale. L’amoureux transi Sincero n’est que le
faire-valoir de la belle, prétexte à des jeux de l’esprit [9]. Ce manifeste sera mis en
pratique dans la vie réelle puisque Catherine, pour se vouer à ses écrits, ne
se maria pas.
Autre
thème qui ne manque pas de surprendre, Catherine s’intéresse aux plus démunis
dans le Dialogue de la Pauvreté et de la Faim qui dresse un tableau
réaliste des disparités entre riches et pauvres en cette période troublée par
les misères de la guerre civile. La Faim déclare : Je m’en vais chez les paysans du Poitou ; il
semble qu’ils vivent de faim comme les autres en meurent : depuis que la guerre
m’y mena, je n’en ai guère bougé.
Après
une dernière édition des Œuvres et des Secondes Œuvres parue à Rouen en 1604,
les écrits des Dames des Roches vont tomber dans l'oubli pour n’être
redécouverts qu’au siècle dernier. Aujourd’hui, elles ont retrouvé leur juste
place : Les idées novatrices traitées dans les poèmes, le charme de la
langue et cette complicité littéraire entre une mère et sa fille, en font un
cas unique pour le XVIème siècle. Complicité qui se termine étrangement le même
jour, par la mort des deux poétesses lors d’une épidémie de Peste à Poitiers,
en Octobre 1587.
Bonne
Journée,
Textor
[1]
Commentaires cités dans le catalogue Christie’s de la première vente
Barbier-Mueller du 23 Mars 2021 à propos du lot 19, un exemplaire de l’édition
originale de 1578.
[2] Jean
Basalmo, Abel Langelier et ses dames…. In Des femmes et des livres. Publication
de l’Ecole des Chartes, 1999 (en ligne). N. Ducimetière porte ce nombre à 25.
(In Mignonne, Allons Voir… – Fleurons de la bibliothèque poétique Jean Paul
Barbier-Mueller n°72)
[3]
Catherine aurait pu aussi être à l’origine de la traduction des Offices de
Cicéron, œuvre bilingue parue à Chambéry chez François Pomar en 1569. Le traducteur
signe la préface des initiales CDR et Jean-Paul Fontaine y voit la signature de
Catherine des Roches, mais la spécialiste américaine des Dames des Roches, Anne
Larsen, en doute car elle ne reconnait pas son style.
[4] George
Diller - Les Dames des Roches. Étude sur la vie littéraire à Poitiers dans la
deuxième moitié du XVIe siècle. Paris, Droz, 1936.
[5] Jean
Balsamo pense que c’est l’imprimeur parisien qui est venu les solliciter et non
pas l’inverse mais il n’en explique pas la raison sinon par le fait qu’Abel
Langelier débutait et était un parfait inconnu vu depuis Poitiers.
[6] J. P.
Barbier-Mueller, MBP, IV-5, 54 ; Brunet, IV, 1342. N. Ducimetière, Mignonne…,
72 ; Diane Barbier-Mueller, Inventaire…, 211 ; Tchemerzine, II, 908a ;
Balsamo-Simonin, Abel L’Angelier , n° 26 ; FVB - 1565b.
[7] Anne R.
Larsen in Madeleine et Catherine des Roches, Les Œuvres, Edition critique
- Genève, Droz éditeur, 1993.
[8] Estienne
Pasquier a profité du grand retour du décolleté carré dans la mode féminine du
début des années 1580, après 20 ans de col monté qui se termine par une fraise
en dentelle. Il est donc possible que
l’anecdote de la puce ne soit pas apocryphe.
[9] Selon Nicolas
Ducimetière, suivant George E. Diller, Sincero, qui occupe une bonne place dans
l’œuvre de Catherine des Roches, pourrait être Claude Pellejay, conseiller du
Roi et maître ordinaire en la chambre des Comptes, l’un des admirateurs érudits
qui fréquenta le Cénacle de Poitiers.