mardi 6 octobre 2020

Interlude : le Guide Bleu du Figaro ou le parisien désorienté. (1889)

Comme je ne peux pas me résoudre à faire paraitre un article portant le numero 13, vous aurez droit à deux billets simultanément, celui-ci ne m’ayant pas demandé beaucoup de recherches !

A noter que les plans de Paris avaient à l’origine une orientation Est-Ouest depuis le plan de Munster jusqu’au plan de Jaillot, avec l’Ouest en bas de la carte, ou plus exactement une orientation de l’amont à l’aval de la Seine, parfois une orientation Ouest-Est (Plan de Quesnel) jusqu’à ce qu’ils prennent l’orientation classique Nord-Sud (Delagrive, Roussel) que nous leur connaissons aujourd’hui. Mais c’est la première fois que je trouve un plan orienté Sud-Nord avec l’Ile Saint-Louis à gauche et l’ile de la Cité à droite, la rive gauche au Nord, la rive droite au Sud, etc. De quoi désorienter un vieux parisien….  

 

Le Guide Bleu, 1 franc

Le palais des machines

Le pavillon du Figaro

Le pavillon de Monaco

Le plan de l’Expo

Le plan de Paris avec les moyens de transport.

Bonne Journée

Textor

Ortensio Lando et la querelle cicéronienne (1534)

Les études universitaires sur les auteurs du 16ème siècle sont particulièrement dynamiques et elles me conduisent à revoir les notices de mon catalogue de bibliothèque à chaque fois que paraissent le compte-rendu d’un colloque ou une nouvelle thèse ! C’est le cas pour un petit opuscule de 80 pages, première œuvre conservée d’Ortensio Lando, traitant de la polémique qui opposait les tenants et les détracteurs de Cicéron. Il a fait l’objet d’une thèse récemment publiée [1].


La page de titre de l'ouvrage d'Ortensio Lando.

Nous sommes en 1534, Ortensio Lando, polygraphe touche à tout, fait paraitre à Lyon, chez Sébastien Gryphe, les dialogues Cicero relegatus et Cicero revocatus (Qu’on pourrait traduire par L’exil de Cicéron - Cicéron, le retour). Nous trouvons deux autres éditions du Cicero de la même année, publiées en Italie (Venise, Melchiorre Serra) et en Allemagne (Leipzig, Blum), ce qui témoigne de l'intérêt général pour les discussions sur le cicéronianisme qui suivirent la publication en 1528 d’un brulot anti-cicéronien : le Ciceronianus d'Erasme.

Il faut, à proprement parler, se référer à l'ouvrage au pluriel. En effet, si les deux textes ont bien été publiés ensemble, à la suite l’un de l’autre, ils se composent de deux dialogues largement indépendants, bien que complémentaires, le premier contenant des critiques de Cicéron et se terminant par son bannissement, le second relatant ses louanges et son retour triomphal.

L’œuvre fut publiée sans nom d’auteur mais l’épitre dédicatoire est rédigée par un certain H. A. qui pourraient indiquer Hortensius Appianus, l’un des pseudonymes de Ortensio Lando. Diverses sources contemporaines la donnent à Lando, notamment une note manuscrite portée sur l’exemplaire du Cicero ayant appartenu à Johann Albrecht Widmanstetter (1506-1557), exemplaire aujourd’hui perdu : « L’auteur du livre est Hieremias, moine de l’ordre de Saint-Augustin, devenu ensuite le médecin Ortensio, qui publia les Forcianae Quaestiones, homme savant qui fut mon ami intime au couvent de San Giovanni a Carbonara, à Naples, en 1530 [2]. »


Reliure en parchemin souple regroupant différents textes dont le Cicero de Lando.

L’auteur est un facétieux qui aime se jouer des paradoxes et des faux-semblants. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile les recherches biographiques sur son compte. On ne sait jamais si ce qu’il affirme dans ses ouvrages est la vérité ou une simple plaisanterie.

Cet humaniste excentrique, qui passerait aujourd’hui pour un anticonformiste, gravitait en marge de toutes les sociétés dans lesquelles il tentait d’entrer. Si les lettrés de l’époque avaient l’habitude de voyager d’un centre intellectuel à l’autre, Lando voyagea encore plus que ses collègues. Originaire de Milan, il fit ses études à Bologne puis nous le retrouvons à différentes époques à Rome, Venise, Naples, Lyon (où il travailla pour Sébastien Gryphe, aux côtés d'Etienne Dolet), Bâle, Genève, Lucques, Trente, Paris, Strasbourg, Tübingen et Augsbourg. Il se fixe à Venise après 1545 mais c’est à Naples qu'il disparait à la fin des années 1550.[3]

Ortensio Lando commence des études de théologie et se destine à entrer dans les ordres mais doit quitter brutalement le couvent des Augustins à la suite de prises de position hérétiques [4], puis il entame des études de médecine mais il aurait pu tout aussi bien devenir avocat car c’est tout l’art de l’avocat que de pourvoir plaider une thèse puis son contraire. Mon professeur de droit pénal, Robert Badinter, avait l’habitude de dire, en cours : Défendre ce n’est pas aimer, c’est aimer défendre. La formule s’applique parfaitement à Lando qui va se livrer à un réquisitoire impitoyable pour condamner Cicéron, avant de le disculper de manière toute aussi brillante.

L’exercice thèse-antithèse pourrait paraitre rébarbatif mais Lando le conçoit comme un exercice festif, une blague de l’étudiant qu’il est sans doute encore en 1531, lors de la rédaction du livre. Les différents protagonistes de l’œuvre, dont la plupart correspondent à des personnages réels et connus par Lando, des Lyonnais, cités dans le Cicero, qui faisaient, selon toute probabilité, parti du cercle littéraire fréquenté par l’auteur [5], s’affrontent à coups de discours éloquents pour déterminer la place de Cicéron en tant qu’autorité dans le canon littéraire.


Une lettrine de Sébastien Gryphe et sa claire mise en page.

Dans la première partie, deux jeunes gens reviennent au pays et apprennent la maladie d'un ami. Ils décident de lui rendre visite. Ils le trouvent entouré d'une multitude d'amis et de connaissances qui rivalisent d'adresse et d'ingéniosité pour distraire le malade en racontant des histoires et des fables. Interrogés sur ce qu'ils rapportent de neuf, ils citent des traités et des discours de Cicéron. Ils s'attendent à ce que cette nouvelle provoque de l'intérêt et de la joie auprès du cercle réuni mais ils doivent déchanter car une discussion vive s'engage à ce propos et, pour empêcher qu'on en vienne aux mains, le malade organise un tour de table demandant à ceux qui le veulent de donner leur avis sur Cicéron. Pas moins de huit intervenants vont énumérer, l'un après l'autre, les griefs qu'ils ont à formuler contre Cicéron. Ces griefs sont présentés et développés, soit uniquement à partir de références à des œuvres de Cicéron, soit sous la forme de réminiscences ou même de citations directes puisées dans le corpus cicéronien.

A la suite de la dernière intervention, l'assemblée conclut à la culpabilité de Cicéron et, après avoir délibéré sur la peine, décide de l'exiler en Scythie car dans les autres pays d’Europe il y aurait trop de partisans de Cicéron pour l’accueillir chaleureusement !

« Nous condamnons à l’exil perpétuel Marcus Tullius Cicero pour ses mauvais crimes et pour punir ses actions et son ignorance des disciplines libérales. Une punition similaire sera infligée à tous ceux qui lèveront le moindre mot sur son retour ou liront ses œuvres. »

Page de gauche le décret condamnant Cicéron à l’exil 
et sur la page de droite le début du dialogue suivant, le Cicero Revocatus

Le second dialogue, le Cicero revocatus, est un peu plus court que le premier (34 pp. contre 46) mais aussi bien moins dynamique, car la parole n’est pas donnée à différents personnages et se résume en un long discours réfutant point par point les arguments exposés dans le premier.

La forme des dialogues de Lando sur Cicéron est la première illustration d’un genre qu’il va développer par la suite dans plusieurs de ses œuvres, consistant à dire tout et son contraire, à soutenir les deux côtés d’un problème. Cette expression littéraire trouvera sa forme la plus aboutie dans les Paradossi (les Paradoxes) publiés en 1543 [6].

Un lecteur du seizième siècle a couvert les gardes du livre de notes détaillées malheureusement illisibles.

Pour comprendre l’enjeu de la querelle cicéronienne, il faut savoir qu’à la Renaissance l’imitation de anciens est la source principale d’inspiration et de création littéraire. Or, Erasme va critiquer cette imitatio et prôner une éloquence chrétienne, apte à aborder les arguments religieux, au lieu de poursuivre vainement le modèle de Cicéron, avec le risque d’un retour au paganisme. La réelle nouveauté de l’argumentation érasmienne est représentée surtout par cet argument religieux, qui ne se retrouvait pas chez les humanistes italiens qui s’étaient exprimés en premier sur la question de l’imitatio, notamment l’Académie Romaine.

« il vient de surgir une nouvelle secte qui s’efforce à son tour de nous entraîner : ce sont les Cicéroniens. Ils se dénomment ainsi parce qu’ils rejettent avec une morgue insupportable les écrits de tous les auteurs qui ne reproduisent pas exactement le style cicéronien ; ils détournent l’adolescence de la lecture des autres écrivains et la contraignent à l’imitation idolâtrique du seul Marcus Tullius » [7]

Le vrai cicéronien devait écrire « Jupiter » au lieu de « Dieu », « Apollon » et « Diane » au lieu de « Jésus » et « Marie » ou encore « assemblée sacrée » ou « république » pour désigner l’Église, ce qui naturellement entraînait confusion et obscurité inutiles. La polémique pourrait paraitre futile si elle ne se déroulait pas en pleine crise religieuse.

Le Ciceronianus d’Erasme provoqua de fortes réactions, surtout de la part des Italiens et de l’Académie romaine, ouvertement ridiculisés par le philosophe de Rotterdam. Les réactions furent moins vives en France et les deux dialogues de Lando reflètent cette différence. Le premier dialogue fut sans doute écrit alors que notre auteur séjournait à l’université de Bologne au début des années 1530, tandis que le second dialogue pourrait avoir été influencé par le passage à Lyon en 1534 et la rencontre avec Étienne Dolet.

Une des claies apparente tirée d'un vieux manuscrit. 

Ceci dit, les critiques qu’égrène Lando dans son premier dialogue ne touche pas tant le fond, c’est-à-dire le style cicéronien et l’éloquence contemporaine, que le personnage de Cicéron lui-même, ce qui est bien entendu parfaitement absurde, comme l’est l’exil post-mortem du personnage. Les arguments sont donc délibérément futiles.

Mais, au fait, que pensait vraiment Ortensio Lando ? Etait-il anti-cicéronien ou anti-érasmien ? La critique a longtemps cherché à faire cadrer le contenu de l’œuvre avec la pensée de l’auteur sans grand succès. Le déséquilibre entre les deux dialogues montre que Lando a sans doute pris plus de plaisir à illustrer la thèse anti-cicéronienne mais le paradoxe semble être employé chez Lando dans le seul but de repousser les limites de l’argumentation jusqu’à l’absurde et de démontrer ainsi le ridicule qui se cache derrière toutes prises de position extrêmes.

Bonne Soirée

Textor



[1] Federica Greco. Autopromotion, paradoxe et réécriture dans l’oeuvre d’Ortensio Lando. Littératures. Université Grenoble Alpes, 2018. Français. NNT : 2018GREAL008. La précédente étude détaillée avait paru 40 ans auparavant :  Conor Fahy, « The composition of Ortensio Lando’s dialogue, Cicero relegatus et Cicero revocatus », Italian Studies, XXX, 1975, p. 30-41.

[2] Cité par Fahy.

[3] Sébastion Gryphe mentionne dans une lettre à Odoni et Fileno Lunardi : « Ortensio, homme très inconstant, est parti d’ici pour l’Italie le mercredi avant Pâques avec un orateur du roi. Je ne sais pas ce qu’il a en tête, le malheureux, ne craint-il pas d’être reconnu en quelque lieu par un moine de son ordre ? Qu’est-ce qu’il pense faire ? »

[4] « déserteur de l’ordre de Saint-Augustin », (Augustinianae professionis desertor) nous dit Sisto da Siena, dans sa Bibliotheca sancta (Venise Gryphe1566)

[5] Les lyonnais Guillaume Scève, frère de Maurice, Jean de Vauzelles, Claude Fournier et le médecin François Piochet et au côté des lyonnais, plusieurs personnages italiens connus : Girolamo Seripando (1493-1563), et son frère Antonio (1486-1531), le milanais Marcantonio Caimo, qui en 1533 avait remplacé Andrea Alciat à la chaire de droit à Bourges, le lettré Gaudenzio Merula (1500-1555), etc.

[6] Quant au Cicero lui-même, il semble être inspiré d’un ouvrage de Costanzo Felici : Constantii Felicii Durantini utriusque iuris periti ad Leonem X Pont. Maxi. in libros de Coniuratione L. Catilinae de que exilio ac reditu M. T. Ciceronis praefatio, Impressum Romae, per Iacobum Mazochium, 1518.

[7] Ciceronianus p 261 de la traduction française de Pierre Mesnard in « Le Cicéronien, dans Érasme. La philosophie chrétienne, introduction, traduction et notes par P. Mesnard », Paris, Vrin, 1970.

mardi 29 septembre 2020

Fragmentum (14 ème siècle)

Quel relieur-restaurateur n’a pas rêvé, en déposant les plats d’une reliure, de trouver sur les claies de parchemin un fragment de la Bible de Gutenberg sur vélin ? La chose s’est déjà produite. Retrouver ces livres dans les livres constitue véritablement de l’archéologie au sens où l’on met au jour un objet enseveli du passé qui aide à comprendre l’histoire de l’homme et la diffusion des idées.   

Le manque de matière première lors de la création des reliures au XVème siècle ou au début du XVIème a conduit les relieurs de l'époque à utiliser des matériaux de réemploi.  Le plus simple était encore de puiser dans les vieux manuscrits devenus obsolètes, soit parce qu’ils n’étaient plus orthodoxes, soit qu’ils n’étaient plus lisibles.

Un fragment de texte caché dans une reliure du XVIème siècle. 

Je possède ainsi plusieurs livres qui laissent apparaitre – surtout lorsque la reliure est en lambeaux - des textes manuscrits qui sont souvent difficiles à lire. Lorsque c’est possible, si le fragment est assez large pour révéler une ligne entière, la lecture conduit généralement à identifier un texte liturgique banal, un passage de l’évangile ou un psaume.

En examinant de plus près une reliure de ce type, je me suis dit que le texte manuscrit collé sur les contreplats pouvait être bien plus ancien que la date de fabrication de la reliure elle-même et qu’il fallait creuser quelque peu le sujet. Il s’agit de deux pages entières, dont le support est en papier, sur une reliure du premier tiers du XVIème siècle. La reliure avec ses fers est possiblement allemande ou des Pays-Bas, conforme aux descriptions d’Oldham. Cette attribution est renforcée par la présence d’un ex-libris ancien de Thomas Rompserius de Leodio (Liège) [1] sur une garde.  L’ouvrage que la reliure protège est la somme théologique de saint Thomas d’Aquin imprimée par Octaviani Scoti à Venise en 1516. [2]


La reliure avec ses ferrures et ses attaches.

Ex-libris de Thomas Rompserius de Leodio.

A quoi ce texte pouvait-il bien correspondre ? Le style général de l’écriture et des lettrines suggérait une date de rédaction aux alentours du 14ème siècle. Bien que rédigé avec une belle écriture régulière qui parait plus rotunda que textura, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que le texte était très abrégé et donc quasi illisible pour moi. Il y a encore 10 ans, mes recherches se seraient arrêtées là. Toutefois, avec la reconnaissance scripturale, il est possible aujourd’hui d’aller plus loin.

Des médiévalistes passionnés m’orientent tout d’abord vers les écrits d’un théologien français. On me dit qu’il pourrait s’agir des commentaires par Durand de Saint Pourçain des Sentences de Pierre Lombard ou un texte de Pierre Lombard lui-même, les avis sont partagés. Puis un professeur d’études théologiques [3], prestement consulté, laisse tomber un verdict sans appel : Durandus, rédaction A/B, commentaire sur le livre 4 de Lombard, distinction 23, questions 2 et 3.


Les deux feuilles complètes des contreplats.

Mais il ajoute qu’il dirige un centre d’études scolastiques [4] dont la mission consiste à créer un corpus de tous les fragments d’écrits scolastiques médiévaux afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de textes perdus. Ce projet de recherches est baptisé Fragmentarium. Et voilà mes deux pages manuscrites parties pour une analyse approfondie sous microscope à balayage numérique ! Le texte sera intégré aux autres commentaires de Durand de Saint Pourçain existant dans la base puis comparé. Résultat de l’étude, après traitement, dans quelques mois.

Jusqu’à présent, l’étude des textes anciens faisaient l’objet de publications ou de traductions universitaires dispersées. Or, presque chaque texte dépend d'un texte précédent ou d'une tradition textuelle, que ce soit sous forme de commentaire ou de révision, d'expansion ou d'abréviation. Et presque chaque texte est lui-même une composition d'un ensemble élaboré de références et de citations reliant les éléments du corpus entre eux. Ce centre d’études développe et publie des normes pour le codage sémantique des textes liés à la tradition scolastique. Les données collectées sont ainsi interopérables. Pour cela, il est nécessaire de développer des schémas d'encodage spécialisés spécifiquement adaptés audits textes scolastiques.

Ce projet Fragmentarium n’est pas limité aux Etats-Unis mais connait aussi des développements sur le continent européen. Ainsi, un groupe de travail intitulé Ticinensia disiecta s’est proposé d'inventorier, de cataloguer et d'étudier des fragments de codex et d'autres documents médiévaux conservés dans des bibliothèques et des archives situées dans le canton du Tessin (Suisse). L'objectif final est de promouvoir un patrimoine jusqu'à présent presque totalement inconnu.

La recherche prend en compte toutes sortes de réutilisations de fragments : couvertures et revêtements extérieurs adaptés aux livres ou aux matériaux d'archives de toutes les époques, renforts de dos de livres et autres types de fragments de reliure, sans distinction selon qu'ils sont détachés ou encore in situ. Les images des fragments et les données fournissant une nouvelle description scientifique sont publiées en ligne dans le cadre de la base de données internationale fragmentarium.ms

Le projet est conçu par le CCLA, le Centre de compétence pour les livres anciens (Biblioteca Salita dei Frati) de Lugano. Dans sa première phase, il entend se concentrer sur les documents trouvés dans les bibliothèques qui ont déjà fait l'objet de projets de catalogage menés par le CCLA : la bibliothèque du monastère de Madonna del Sasso à Locarno, qui dispose de quelque cent cinquante livres contenant des fragments in situ, celle du monastère de Santa Maria in Bigorio, et la bibliothèque Biblioteca Salita dei Frati à Lugano.

Je saurais ainsi à quoi m’en tenir pour les fragments de mon livre. Au final, mes deux pages manuscrites ne seront peut-être qu’une millième copie des commentaires de Durandus, sans intérêt pour la science ni variante particulière, ou bien, peut-être un écrit inédit, jamais publié. En attendant, le suspense est à son comble et je regarde ce texte illisible comme si j’avais devant les yeux un passage de la Bible copié au premier siècle…



La somme de saint Thomas d’Aquin

Une lettrine historiée du livre

Le plus cocasse de l’histoire c’est la présence dans le même livre d’un écrit de Durand de Saint Pourçain et des œuvres de saint Thomas d’Aquin.

Durand est un dominicain né à Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier vers 1270-75. On ne sait rien de sa formation mais il est présent au Couvent Saint-Jacques à Paris en 1303 et en devient lecteur sententiaire en 1307, puis maître en théologie en 1312 (sous le second Magister de Maître Eckhart). L'année suivante il est nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale avignonnaise. En 1317, il devient évêque de Limoux, puis évêque du Puy-en-Velay l’année suivante et enfin évêque de Meaux en 1326 où il décède en 1334.

C'est précisément pour son commentaire des Sentences du Lombard que Durand est connu, car elles ont rapidement fait polémique. Surnommé le Doctor resolutissimus à cause du caractère radical de ses opinions, on lui reproche notamment des arguments qui s’opposent à la doctrine commune de l’église et surtout à l'enseignement de Thomas d'Aquin, au moment même où est entamé le procès en béatification du Docteur angélique.

Il lance l’idée, alors novatrice, de distinguer la philosophie, considérée comme une science de la raison, de la théologie, d'ordre spirituel. Au réalisme aristotélicien de Thomas d'Aquin, il oppose le nominalisme et la volonté de nier ou de supprimer de nombreux concepts de la scolastique qui lui paraissent inutiles ou superflus. Ainsi, toute existence étant pour elle-même singulière, il nie l'existence des universaux. Contre Thomas d'Aquin, il combat la distinction réelle de l'essence et de l'existence, etc.

Est-ce que le relieur avait conscience de cette contradiction en collant deux pages de Durandus dans la somme de saint Thomas d’Aquin ? Savait-il seulement lire ? Comment le possesseur du livre a-t-il pu accepter pareille hérésie ? ou bien n’était-ce qu’une pure coïncidence ? Mystère.

Bonne journée

Textor



[1] Il existe un Thomas Rompserius reçu préfet de l'université de Louvain en 1550.  http://opacplus.bsb-muenchen.de/title/4136708/ft/bsb10022965?page=258

[2] Prima pars Summe sacre theologie Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ...Tertia pars Summe Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ordinis predicatorij : cum concordantijs marginalibus.

[3] Professor Jeffrey C. Witt (Loyola University of Maryland)

[4] Le centre SCTA pour Scholastic Commentaries and Texts Archive (https://scta.info) basé dans le Maryland (USA)

samedi 19 septembre 2020

Jean II de Tournes, imprimeur et plagiaire. (1602)

 En digne descendant de savoyards qui ont bien du participer ou subir les guerres incessantes que se livraient les rois de France et les ducs de Savoie entre les forts de Barraux et de Montmélian, je me devais de réunir les Chroniques de Savoye rédigées au XVIème siècle par Guillaume Paradin (1510-1590). Il en existe 3 éditions successives.

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Le titre de l'édition de 1552


La première, qui est aussi la plus difficile à trouver en bonne condition, a été publiée à Lyon en 1552 par Jean de Tournes et Guillaume Gazeau. C’est un in-quarto qui a pour titre : "Cronique de Savoye par Maistre Guillaume Paradin chanoyne de Beaujeu". Le privilège du Roy a été accordé pour six ans et l’ouvrage est dédié à "Messire Jaque d’Albon, maréchal de France et gouverneur du Lyonnais". On y trouve tous les faits marquants du duché de Savoie depuis l’époque du légendaire Béralde jusqu’à l’année 1544 mais aussi l’une des premières descriptions des Alpes et de ses "Glaces prodigieuses".[1]

Jean de Tournes fut, semble-t-il, d’abord correcteur chez Sébastien Gryphe en même temps qu’Étienne Dolet avant de devenir lui-même imprimeur et libraire. Belle ascension sociale pour cet artisan talentueux que les biographes ont rapidement qualifié d’humaniste [2]. L’année précédente, en 1551, Jean de Tournes avait quitté la maison qui venait de sa belle-famille, les Gryphe, pour une plus riche demeure "à quatre arcz de bouticque", celle de la rue Raisin (à l’emplacement de l’actuelle rue Jean-de-Tournes), maison à l’enseigne des Deux Vipères. C’est alors apparemment son gendre et associé Guillaume Gazeau qui continua d’habiter dans la première maison.

 

Le privilège et la dédicace de l’édition de 1552

Le colophon à l'adresse de la rue Raizin

Cet ouvrage fut un gros succès de librairie et une seconde édition fut mise sous presse à Lyon dès 1561 par Jean de Tournes avec l’aide probable de son fils Jean, deuxième du nom. Cette édition, qui passa au format in-folio, est la plus belle des trois par la qualité du papier, l’encadrement gravé au titre (dit du cadre au Midas) et les nombreux tableaux généalogiques de la Maison de Savoie qui ne figuraient pas dans la première édition. Cartier nous dit que "le choix et l'emploi intelligent des fleurons et lettres ornées du meilleur temps de Jean de Tournes font de cet ouvrage une de ses plus belles productions" [3].

Elle est "reveuë et nouvellement augmentée par M. Guillaume Paradin, chanoine de Beaujeu, avec les figures de toutes les alliances des mariages qui se sont faicts en la maison de Savoye, depuis le commencement jusqu’à l’heure présente". Le travail de révision est considérable puisque le livre passe de 394 pages in quarto à 535 pages in-folio. On y trouve des descriptions beaucoup plus détaillées des batailles et des réceptions des princes de Savoie, des digressions sur différents sujets comme celui de savoir qui a rapporté la vérole du Nouveau Monde et des développements sur le "commencemens des émotions et troubles de la religion", le tout jusqu’à l’avènement d’Emmanuel-Philibert en 1554.



Trois pages de blasons de la seconde édition de 1561

Là encore le succès fut au rendez-vous et il est probable que dès la fin du privilège obtenu pour 3 ans, Jean II de Tournes imagina d’en éditer une nouvelle version. C’est lui-même qui nous le dit dans la préface de la 3ème édition, publiée seulement en 1602, soit 30 ans après la seconde : "Ceste seconde édition … ayant été encore mieux reçeuë que la première, et ne s’en trouvant plus, j’ay esté sollicité de plusieurs endroits de la remettre sur la presse. Mais la mort de messieurs les Paradins et les troubles de la France continuans  et se recevans l’un l’autre comme l’onde fait l’onde, m’ont osté jusques icy le moyen et le loisir d’y pouvoir entendre".

De fait, ce sont davantage les guerres de religions qui ont retardé Jean de Tournes plutôt que la mort de Guillaume Paradin qui n’est survenue qu’en 1590. L’imprimeur fait même une demande de privilège et l’obtient le 21 janvier 1574, ce qui prouve qu’il avait l’intention de sortir sa réédition à cette date. Il conservera ce privilège pour la 3ème édition qui lui donnait droit pour 10 ans de faire imprimer une Chronique de Savoye "continuée jusqu’en l’an 1601". Il est évident que le privilège donné 28 ans plus tôt par Charles IX n’est plus valable mais Jean de Tournes s’en moque bien puisqu’entre temps, il s’est réfugié à Genève pour échapper aux persécutions dirigées contre les partisans de la Réforme [4]. Bien qu'il soit désormais citoyen de cette ville, il continue d'arborer fièrement le titre d'imprimeur du Roi et ce privilège périmé de 1574 apparait sur différents ouvrages comme les Alliances Généalogiques des Princes de Gaule de Claude Paradin, frère de Guillaume, rééditées par Jean de Tournes en 1606.

Le privilège de l’édition de 1602 datée du 21 janvier 1574, rédigé en caractères de civilité

La troisième édition ressemble à la seconde avec le même encadrement de titre, à la gravure un peu usée, [5] et les illustrations de blasons devenus pour certaines anachroniques, puisque dans l’écusson de Savoie figurent encore les quartiers de Bresse, du Bugey, de Vaud, de Valroney et de Gex, tous perdus par le duché depuis 1601. [6] En revanche, le papier, dont je ne sais pas s’il provient de Genève ou d’ailleurs, est de très mauvaise qualité. Une vraie feuille de papier cigarette, jaunie par le temps, et dont tous les libraires devant présenter cet ouvrage se plaignent en remarquant que ce défaut est commun à beaucoup d’exemplaires.

Pages comparées du titre de la Chronique, éditions de 1561 et 1602.

Pages comparées du premier chapitre de la Chronique, éditions de 1561 et 1602.

Il existe une autre différence par rapport à la seconde édition : c’est un espace blanc laissé volontairement entre la marque à la vipère et le nom de l’imprimeur. Cet espace est destiné à recevoir un lieu d’édition. Mais le lieu n’a pas été imprimé. Il est soit resté en blanc, comme dans mon exemplaire, soit il a été complété par un tampon à l’adresse de Lyon, de Genève ou bien encore, sur certains exemplaires, de Cologny.

 Edition de la Chronique de 1602 à l’adresse de Cologny (Bibliothèque de Genève)

Où ce livre a-t-il été réellement imprimé ? Jean de Tournes avait-il une presse à Cologny qui n’était alors qu’une petite bourgade des environs de Genève ?

S’il avait imprimé depuis ce lieu, nous devrions trouver cette adresse sur d’autres livres sortis de ses presses. Or ce n’est pas le cas bien qu’on imprime beaucoup à Cologny entre les années 1602 et 1628. J’ai recensé pas moins d’une douzaine d’imprimeurs affichant ce lieu d’édition sur une trentaine d’ouvrages différents. Outre Jean de Tournes qui semble être le premier à avoir eu cette idée, on trouve Alexandre Pernet, Estienne Gamonet, François Le Fèvre, Isaac Demonthouz, Jacob Stoer, Matthieu Berjon, Philippe Albert, Pierre & Jaques Chouet, Pierre Aubert, Samuel Crespin, etc.

Le bruit des presses, les arrivées de ballots de papier et les envois de livres devaient certainement troubler la tranquillité des Colognotes…. si jamais il y eut un jour une imprimerie à Cologny. En réalité, il ne s’agit que d’un artifice humoristique pour déjouer la censure catholique, comme le sera plus tard la fausse adresse de Pierre Marteau. Le choix de cette place inconnue vient sans doute de son homonymie avec la ville de Cologne (Les deux villes se traduisent par colonia en latin [7]), bonne ville catholique celle-là qui ne risquait pas d’attirer les soupçons des autorités françaises ou savoyarde.  Jean II de Tournes avait sophistiqué le système en utilisant un timbre encreur et en changeant l’adresse selon la destination de son livre. Je prends les paris que l’adresse de Cologny était réservée aux exemplaires partant pour la Savoie. 

Un détail de la page de titre (1602)

Tableau généalogique de l’édition de 1602

Une lettrine gravée de la page de titre (1602)

La dernière chose qui frappe quand on lit attentivement cette Chronique de Savoye de 1602, c’est qu’une très grande partie des compléments de Jean II de Tournes ne sont qu’une reprise mot à mot d’un ouvrage publié l’année précédente par Lancelot Voisin, seigneur de La Popelinière, intitulé "Histoire de la conquête de païs de Bresse et de Savoye par le Roy Très-Chrestien Hanri IV". Il ne s’agit pas simplement de quelques coupés-collés, comme nous en faisons tous, mais de tous les développements sur la guerre qu’Henry IV livra à Charles-Emmanuel de Savoie, soit les feuillets 19 v° à 67 et dernier de l’œuvre du Sieur de la Popellinière, ce qui donnera 18 pages dans l’in-folio de Jean de Tournes ! [8]

Cet emprunt aurait pu donner lieu à querelle entre les deux auteurs mais il se trouve que le sieur de la Popellinière mourut assez vite après la publication de son ouvrage "d'une maladie assez ordinaire aux hommes de lettres et vertueux comme il estoit, à sçavoir de misère et de nécessité" [9]

Evidemment le plagiat ne passa pas inaperçu à l’époque et Jean II de Tournes dut s’en expliquer. Il aurait été élégant qu’il en fasse état dans la longue préface qu’il consacra à la 3ème édition de son livre mais il fallut attendre 4 ans après sa parution pour qu’il avoue à demi-mot ce pillage peu scrupuleux, et encore, ce fut dans l’ouvrage d’un autre auteur, en réponse à Marc-Antoine de Buttet qui avait éventé l’affaire dans le Cavalier de Savoye ou response au soldat françois.

Extrait du Cavalier de Savoye, Chambéry, Dufour, 1605


Jean de Tournes écrit dans
le citadin de Geneve ou Response au Cavalier de Savoye :

"Je suis attaqué par ce Cavalier à cause de la Chronique de Savoye, laquelle j'ay r’imprimée l'an 1602 et où il dit que j'ay destourné le sens de l'histoire, brouillé et confondu icelle annale. C'est une chose inouïe jusques icy, comme elle est aussi hors de toute raison, que l'on s'attaque aux Imprimeurs des livres au lieu de s'en prendre aux autheurs.  L'histoire que Monsieur Paradin a composée finit à la page 423 de ma dernière impression. Pour continuer ceste histoire jusques aux temps que la dernière édition en a esté faicte, j’ay recueilli de divers auteurs ce que j'y ai adjousté….  En ce qui concerne les guerres de France contre Savoye depuis l'an 1589, tant ès environs de Geneve qu'ailleurs, je l'ai pris entièrement de deux discours imprimez, l'un l'an1593, sans nom de l'auteur, l’autre l'an 1601 par le Seigneur de la Popeliniere. J'ai tous les deux en main pour en faire foy, si besoin."

Il se glorifie d’être un auteur dans la préface de la Chronique de Savoye mais redevient vite simple imprimeur lorsqu’il sent passer le vent du boulet. Jean de Tournes ne sort pas grandi de cette affaire puisqu’on en parle encore 420 ans après. D’ailleurs, Samuel Guichenon, historiographe de Savoie, après avoir loué les deux premières éditions de la Chronique, juge sévèrement la troisième en notant : "A cette chronique, Jean de Tournes ajouta un supplément …. Où il s’est montré peu étendu dans l’histoire. Aussi n’était-ce pas sa profession".

L’affaire est entendue !

Bonne journée

Textor



[1] Une réédition textuelle de cette première émission a été faite par les soins de Gustave Révilliod et Edouard Fick. Genève, Jules-guillaume Fick imprimeur, 1874.

[2] Voir Michel Jourde, Comment Jean de Tournes (n’)est (pas) devenu un imprimeur humaniste in Passeurs de Textes, Christine Bénévent,  Anne Charon,  Isabelle Diu,  et al. pp. 117-131.

[3] Voir A. Cartier, Bibliographie des éditions des de Tournes imprimeurs lyonnais, 2 t., Paris, 1937..., p. 141-142.

[4] Jean de Tournes quitte Lyon en 1585 après avoir vendu son matériel à Antoine Gryphe.

[5] Jean de Tournes apporta à Genève les planches gravées sur bois de ses éditions lyonnaises et il continua de les employer. (Gaullieur, Etudes sur la Typographie Genevoise 1855 p.212)

[6] Traité de Lyon signé entre Henri IV et Charles-Emmanuel le 17 janvier 1601

[7] Colonia Allobrogum pouvait être confondu avec Colonia Agrippina. Voir Gaullieur, Etude sur la typographie genevoise, Genève 1855.

[8] L’emprunt couvre les pages 451 à 468. Il est signalé par M. d'Arcollières dans sa notice Jean II de Tournes et le sieur de la Popellinière, Chambéry, Imprimerie Savoisienne, 1888.

[9] P. de l'Estoile, cité par M. Yardeni, La conception de l'histoire dans l'œuvre de La Popellinière, p. 111.