Les études universitaires sur les
auteurs du 16ème siècle sont particulièrement dynamiques et elles me
conduisent à revoir les notices de mon catalogue de bibliothèque à chaque fois
que paraissent le compte-rendu d’un colloque ou une nouvelle thèse ! C’est
le cas pour un petit opuscule de 80 pages, première œuvre conservée d’Ortensio
Lando, traitant de la polémique qui opposait les tenants et les détracteurs de
Cicéron. Il a fait l’objet d’une thèse récemment publiée [1].
Nous sommes en 1534, Ortensio Lando, polygraphe touche à tout, fait paraitre à Lyon, chez Sébastien Gryphe, les dialogues Cicero relegatus et Cicero revocatus (Qu’on pourrait traduire par L’exil de Cicéron - Cicéron, le retour). Nous trouvons deux autres éditions du Cicero de la même année, publiées en Italie (Venise, Melchiorre Serra) et en Allemagne (Leipzig, Blum), ce qui témoigne de l'intérêt général pour les discussions sur le cicéronianisme qui suivirent la publication en 1528 d’un brulot anti-cicéronien : le Ciceronianus d'Erasme.
Il faut, à proprement parler, se
référer à l'ouvrage au pluriel. En effet, si les deux textes ont bien été
publiés ensemble, à la suite l’un de l’autre, ils se composent de deux
dialogues largement indépendants, bien que complémentaires, le premier
contenant des critiques de Cicéron et se terminant par son bannissement, le
second relatant ses louanges et son retour triomphal.
L’œuvre fut publiée sans nom d’auteur mais l’épitre dédicatoire est rédigée par un certain H. A. qui pourraient indiquer Hortensius Appianus, l’un des pseudonymes de Ortensio Lando. Diverses sources contemporaines la donnent à Lando, notamment une note manuscrite portée sur l’exemplaire du Cicero ayant appartenu à Johann Albrecht Widmanstetter (1506-1557), exemplaire aujourd’hui perdu : « L’auteur du livre est Hieremias, moine de l’ordre de Saint-Augustin, devenu ensuite le médecin Ortensio, qui publia les Forcianae Quaestiones, homme savant qui fut mon ami intime au couvent de San Giovanni a Carbonara, à Naples, en 1530 [2]. »
L’auteur est un facétieux qui aime se jouer des paradoxes et des faux-semblants. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile les recherches biographiques sur son compte. On ne sait jamais si ce qu’il affirme dans ses ouvrages est la vérité ou une simple plaisanterie.
Cet humaniste excentrique, qui
passerait aujourd’hui pour un anticonformiste, gravitait en marge de toutes les
sociétés dans lesquelles il tentait d’entrer. Si les lettrés de l’époque
avaient l’habitude de voyager d’un centre intellectuel à l’autre, Lando voyagea
encore plus que ses collègues. Originaire de Milan, il fit ses études à Bologne
puis nous le retrouvons à différentes époques à Rome, Venise, Naples, Lyon (où
il travailla pour Sébastien Gryphe, aux côtés d'Etienne Dolet), Bâle, Genève,
Lucques, Trente, Paris, Strasbourg, Tübingen et Augsbourg. Il se fixe à Venise
après 1545 mais c’est à Naples qu'il disparait à la fin des années 1550.[3]
Ortensio Lando commence des
études de théologie et se destine à entrer dans les ordres mais doit quitter
brutalement le couvent des Augustins à la suite de prises de position
hérétiques [4],
puis il entame des études de médecine mais il aurait pu tout aussi bien devenir
avocat car c’est tout l’art de l’avocat que de pourvoir plaider une thèse puis
son contraire. Mon professeur de droit pénal, Robert Badinter, avait l’habitude
de dire, en cours : Défendre ce n’est pas aimer, c’est aimer défendre. La
formule s’applique parfaitement à Lando qui va se livrer à un réquisitoire impitoyable
pour condamner Cicéron, avant de le disculper de manière toute aussi brillante.
L’exercice thèse-antithèse pourrait
paraitre rébarbatif mais Lando le conçoit comme un exercice festif, une blague
de l’étudiant qu’il est sans doute encore en 1531, lors de la rédaction du
livre. Les différents protagonistes de l’œuvre, dont la plupart correspondent à
des personnages réels et connus par Lando, des Lyonnais, cités dans le Cicero,
qui faisaient, selon toute probabilité, parti du cercle littéraire fréquenté
par l’auteur [5], s’affrontent
à coups de discours éloquents pour déterminer la place de Cicéron en tant qu’autorité
dans le canon littéraire.
Dans la première partie, deux
jeunes gens reviennent au pays et apprennent la maladie d'un ami. Ils décident
de lui rendre visite. Ils le trouvent entouré d'une multitude d'amis et de
connaissances qui rivalisent d'adresse et d'ingéniosité pour distraire le
malade en racontant des histoires et des fables. Interrogés sur ce qu'ils
rapportent de neuf, ils citent des traités et des discours de Cicéron. Ils
s'attendent à ce que cette nouvelle provoque de l'intérêt et de la joie auprès
du cercle réuni mais ils doivent déchanter car une discussion vive s'engage à
ce propos et, pour empêcher qu'on en vienne aux mains, le malade organise un
tour de table demandant à ceux qui le veulent de donner leur avis sur Cicéron.
Pas moins de huit intervenants vont énumérer, l'un après l'autre, les griefs
qu'ils ont à formuler contre Cicéron. Ces griefs sont présentés et développés,
soit uniquement à partir de références à des œuvres de Cicéron, soit sous la
forme de réminiscences ou même de citations directes puisées dans le corpus
cicéronien.
A la suite de la dernière
intervention, l'assemblée conclut à la culpabilité de Cicéron et, après avoir
délibéré sur la peine, décide de l'exiler en Scythie car dans les autres pays d’Europe
il y aurait trop de partisans de Cicéron pour l’accueillir chaleureusement !
« Nous condamnons à
l’exil perpétuel Marcus Tullius Cicero pour ses mauvais crimes et pour punir
ses actions et son ignorance des disciplines libérales. Une punition similaire
sera infligée à tous ceux qui lèveront le moindre mot sur son retour ou liront
ses œuvres. »
Le second dialogue, le Cicero
revocatus, est un peu plus court que le premier (34 pp. contre 46) mais aussi bien
moins dynamique, car la parole n’est pas donnée à différents personnages et se
résume en un long discours réfutant point par point les arguments exposés dans
le premier.
La forme des dialogues de Lando
sur Cicéron est la première illustration d’un genre qu’il va développer par
la suite dans plusieurs de ses œuvres, consistant à dire tout et son contraire,
à soutenir les deux côtés d’un problème. Cette expression littéraire trouvera
sa forme la plus aboutie dans les Paradossi (les Paradoxes) publiés en 1543 [6].
Pour comprendre l’enjeu de la
querelle cicéronienne, il faut savoir qu’à la Renaissance l’imitation de
anciens est la source principale d’inspiration et de création littéraire. Or,
Erasme va critiquer cette imitatio et prôner une éloquence chrétienne,
apte à aborder les arguments religieux, au lieu de poursuivre vainement le
modèle de Cicéron, avec le risque d’un retour au paganisme. La réelle nouveauté
de l’argumentation érasmienne est représentée surtout par cet argument
religieux, qui ne se retrouvait pas chez les humanistes italiens qui s’étaient
exprimés en premier sur la question de l’imitatio, notamment l’Académie
Romaine.
« il vient de surgir une
nouvelle secte qui s’efforce à son tour de nous entraîner : ce sont les
Cicéroniens. Ils se dénomment ainsi parce qu’ils rejettent avec une morgue
insupportable les écrits de tous les auteurs qui ne reproduisent pas exactement
le style cicéronien ; ils détournent l’adolescence de la lecture des autres
écrivains et la contraignent à l’imitation idolâtrique du seul Marcus Tullius
» [7]
Le vrai cicéronien devait écrire
« Jupiter » au lieu de « Dieu », « Apollon » et « Diane » au lieu de « Jésus »
et « Marie » ou encore « assemblée sacrée » ou « république » pour désigner l’Église,
ce qui naturellement entraînait confusion et obscurité inutiles. La polémique
pourrait paraitre futile si elle ne se déroulait pas en pleine crise religieuse.
Le Ciceronianus d’Erasme provoqua
de fortes réactions, surtout de la part des Italiens et de l’Académie romaine,
ouvertement ridiculisés par le philosophe de Rotterdam. Les réactions furent
moins vives en France et les deux dialogues de Lando reflètent cette
différence. Le premier dialogue fut sans doute écrit alors que notre auteur
séjournait à l’université de Bologne au début des années 1530, tandis que le
second dialogue pourrait avoir été influencé par le passage à Lyon en 1534 et
la rencontre avec Étienne Dolet.
Ceci dit, les critiques qu’égrène Lando dans son premier dialogue ne touche pas tant le fond, c’est-à-dire le style cicéronien et l’éloquence contemporaine, que le personnage de Cicéron lui-même, ce qui est bien entendu parfaitement absurde, comme l’est l’exil post-mortem du personnage. Les arguments sont donc délibérément futiles.
Mais, au fait, que pensait
vraiment Ortensio Lando ? Etait-il anti-cicéronien ou anti-érasmien ?
La critique a longtemps cherché à faire cadrer le contenu de l’œuvre avec la
pensée de l’auteur sans grand succès. Le déséquilibre entre les deux dialogues
montre que Lando a sans doute pris plus de plaisir à illustrer la thèse anti-cicéronienne
mais le paradoxe semble être employé chez Lando dans le seul but de repousser
les limites de l’argumentation jusqu’à l’absurde et de démontrer ainsi le
ridicule qui se cache derrière toutes prises de position extrêmes.
Bonne Soirée
Textor
[1] Federica Greco. Autopromotion, paradoxe et réécriture dans l’oeuvre d’Ortensio Lando. Littératures. Université Grenoble Alpes, 2018. Français. NNT : 2018GREAL008. La précédente étude détaillée avait paru 40 ans auparavant : Conor Fahy, « The composition of Ortensio Lando’s dialogue, Cicero relegatus et Cicero revocatus », Italian Studies, XXX, 1975, p. 30-41.
[2] Cité par
Fahy.
[3] Sébastion Gryphe mentionne dans une lettre à Odoni et Fileno Lunardi : « Ortensio, homme très inconstant, est parti d’ici pour l’Italie le mercredi avant Pâques avec un orateur du roi. Je ne sais pas ce qu’il a en tête, le malheureux, ne craint-il pas d’être reconnu en quelque lieu par un moine de son ordre ? Qu’est-ce qu’il pense faire ? »
[4] « déserteur
de l’ordre de Saint-Augustin », (Augustinianae professionis desertor)
nous dit Sisto da Siena, dans sa Bibliotheca sancta (Venise Gryphe1566)
[5] Les
lyonnais Guillaume Scève, frère de Maurice, Jean de Vauzelles, Claude Fournier
et le médecin François Piochet et au côté des lyonnais, plusieurs personnages
italiens connus : Girolamo Seripando (1493-1563), et son frère Antonio
(1486-1531), le milanais Marcantonio Caimo, qui en 1533 avait remplacé Andrea
Alciat à la chaire de droit à Bourges, le lettré Gaudenzio Merula (1500-1555),
etc.
[6] Quant au Cicero lui-même, il semble être inspiré d’un ouvrage de Costanzo Felici : Constantii Felicii Durantini utriusque iuris periti ad Leonem X Pont. Maxi. in libros de Coniuratione L. Catilinae de que exilio ac reditu M. T. Ciceronis praefatio, Impressum Romae, per Iacobum Mazochium, 1518.
[7] Ciceronianus p 261 de la traduction française de Pierre Mesnard in « Le Cicéronien, dans Érasme. La philosophie chrétienne, introduction, traduction et notes par P. Mesnard », Paris, Vrin, 1970.
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