mardi 6 octobre 2020

Ortensio Lando et la querelle cicéronienne (1534)

Les études universitaires sur les auteurs du 16ème siècle sont particulièrement dynamiques et elles me conduisent à revoir les notices de mon catalogue de bibliothèque à chaque fois que paraissent le compte-rendu d’un colloque ou une nouvelle thèse ! C’est le cas pour un petit opuscule de 80 pages, première œuvre conservée d’Ortensio Lando, traitant de la polémique qui opposait les tenants et les détracteurs de Cicéron. Il a fait l’objet d’une thèse récemment publiée [1].


La page de titre de l'ouvrage d'Ortensio Lando.

Nous sommes en 1534, Ortensio Lando, polygraphe touche à tout, fait paraitre à Lyon, chez Sébastien Gryphe, les dialogues Cicero relegatus et Cicero revocatus (Qu’on pourrait traduire par L’exil de Cicéron - Cicéron, le retour). Nous trouvons deux autres éditions du Cicero de la même année, publiées en Italie (Venise, Melchiorre Serra) et en Allemagne (Leipzig, Blum), ce qui témoigne de l'intérêt général pour les discussions sur le cicéronianisme qui suivirent la publication en 1528 d’un brulot anti-cicéronien : le Ciceronianus d'Erasme.

Il faut, à proprement parler, se référer à l'ouvrage au pluriel. En effet, si les deux textes ont bien été publiés ensemble, à la suite l’un de l’autre, ils se composent de deux dialogues largement indépendants, bien que complémentaires, le premier contenant des critiques de Cicéron et se terminant par son bannissement, le second relatant ses louanges et son retour triomphal.

L’œuvre fut publiée sans nom d’auteur mais l’épitre dédicatoire est rédigée par un certain H. A. qui pourraient indiquer Hortensius Appianus, l’un des pseudonymes de Ortensio Lando. Diverses sources contemporaines la donnent à Lando, notamment une note manuscrite portée sur l’exemplaire du Cicero ayant appartenu à Johann Albrecht Widmanstetter (1506-1557), exemplaire aujourd’hui perdu : « L’auteur du livre est Hieremias, moine de l’ordre de Saint-Augustin, devenu ensuite le médecin Ortensio, qui publia les Forcianae Quaestiones, homme savant qui fut mon ami intime au couvent de San Giovanni a Carbonara, à Naples, en 1530 [2]. »


Reliure en parchemin souple regroupant différents textes dont le Cicero de Lando.

L’auteur est un facétieux qui aime se jouer des paradoxes et des faux-semblants. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile les recherches biographiques sur son compte. On ne sait jamais si ce qu’il affirme dans ses ouvrages est la vérité ou une simple plaisanterie.

Cet humaniste excentrique, qui passerait aujourd’hui pour un anticonformiste, gravitait en marge de toutes les sociétés dans lesquelles il tentait d’entrer. Si les lettrés de l’époque avaient l’habitude de voyager d’un centre intellectuel à l’autre, Lando voyagea encore plus que ses collègues. Originaire de Milan, il fit ses études à Bologne puis nous le retrouvons à différentes époques à Rome, Venise, Naples, Lyon (où il travailla pour Sébastien Gryphe, aux côtés d'Etienne Dolet), Bâle, Genève, Lucques, Trente, Paris, Strasbourg, Tübingen et Augsbourg. Il se fixe à Venise après 1545 mais c’est à Naples qu'il disparait à la fin des années 1550.[3]

Ortensio Lando commence des études de théologie et se destine à entrer dans les ordres mais doit quitter brutalement le couvent des Augustins à la suite de prises de position hérétiques [4], puis il entame des études de médecine mais il aurait pu tout aussi bien devenir avocat car c’est tout l’art de l’avocat que de pourvoir plaider une thèse puis son contraire. Mon professeur de droit pénal, Robert Badinter, avait l’habitude de dire, en cours : Défendre ce n’est pas aimer, c’est aimer défendre. La formule s’applique parfaitement à Lando qui va se livrer à un réquisitoire impitoyable pour condamner Cicéron, avant de le disculper de manière toute aussi brillante.

L’exercice thèse-antithèse pourrait paraitre rébarbatif mais Lando le conçoit comme un exercice festif, une blague de l’étudiant qu’il est sans doute encore en 1531, lors de la rédaction du livre. Les différents protagonistes de l’œuvre, dont la plupart correspondent à des personnages réels et connus par Lando, des Lyonnais, cités dans le Cicero, qui faisaient, selon toute probabilité, parti du cercle littéraire fréquenté par l’auteur [5], s’affrontent à coups de discours éloquents pour déterminer la place de Cicéron en tant qu’autorité dans le canon littéraire.


Une lettrine de Sébastien Gryphe et sa claire mise en page.

Dans la première partie, deux jeunes gens reviennent au pays et apprennent la maladie d'un ami. Ils décident de lui rendre visite. Ils le trouvent entouré d'une multitude d'amis et de connaissances qui rivalisent d'adresse et d'ingéniosité pour distraire le malade en racontant des histoires et des fables. Interrogés sur ce qu'ils rapportent de neuf, ils citent des traités et des discours de Cicéron. Ils s'attendent à ce que cette nouvelle provoque de l'intérêt et de la joie auprès du cercle réuni mais ils doivent déchanter car une discussion vive s'engage à ce propos et, pour empêcher qu'on en vienne aux mains, le malade organise un tour de table demandant à ceux qui le veulent de donner leur avis sur Cicéron. Pas moins de huit intervenants vont énumérer, l'un après l'autre, les griefs qu'ils ont à formuler contre Cicéron. Ces griefs sont présentés et développés, soit uniquement à partir de références à des œuvres de Cicéron, soit sous la forme de réminiscences ou même de citations directes puisées dans le corpus cicéronien.

A la suite de la dernière intervention, l'assemblée conclut à la culpabilité de Cicéron et, après avoir délibéré sur la peine, décide de l'exiler en Scythie car dans les autres pays d’Europe il y aurait trop de partisans de Cicéron pour l’accueillir chaleureusement !

« Nous condamnons à l’exil perpétuel Marcus Tullius Cicero pour ses mauvais crimes et pour punir ses actions et son ignorance des disciplines libérales. Une punition similaire sera infligée à tous ceux qui lèveront le moindre mot sur son retour ou liront ses œuvres. »

Page de gauche le décret condamnant Cicéron à l’exil 
et sur la page de droite le début du dialogue suivant, le Cicero Revocatus

Le second dialogue, le Cicero revocatus, est un peu plus court que le premier (34 pp. contre 46) mais aussi bien moins dynamique, car la parole n’est pas donnée à différents personnages et se résume en un long discours réfutant point par point les arguments exposés dans le premier.

La forme des dialogues de Lando sur Cicéron est la première illustration d’un genre qu’il va développer par la suite dans plusieurs de ses œuvres, consistant à dire tout et son contraire, à soutenir les deux côtés d’un problème. Cette expression littéraire trouvera sa forme la plus aboutie dans les Paradossi (les Paradoxes) publiés en 1543 [6].

Un lecteur du seizième siècle a couvert les gardes du livre de notes détaillées malheureusement illisibles.

Pour comprendre l’enjeu de la querelle cicéronienne, il faut savoir qu’à la Renaissance l’imitation de anciens est la source principale d’inspiration et de création littéraire. Or, Erasme va critiquer cette imitatio et prôner une éloquence chrétienne, apte à aborder les arguments religieux, au lieu de poursuivre vainement le modèle de Cicéron, avec le risque d’un retour au paganisme. La réelle nouveauté de l’argumentation érasmienne est représentée surtout par cet argument religieux, qui ne se retrouvait pas chez les humanistes italiens qui s’étaient exprimés en premier sur la question de l’imitatio, notamment l’Académie Romaine.

« il vient de surgir une nouvelle secte qui s’efforce à son tour de nous entraîner : ce sont les Cicéroniens. Ils se dénomment ainsi parce qu’ils rejettent avec une morgue insupportable les écrits de tous les auteurs qui ne reproduisent pas exactement le style cicéronien ; ils détournent l’adolescence de la lecture des autres écrivains et la contraignent à l’imitation idolâtrique du seul Marcus Tullius » [7]

Le vrai cicéronien devait écrire « Jupiter » au lieu de « Dieu », « Apollon » et « Diane » au lieu de « Jésus » et « Marie » ou encore « assemblée sacrée » ou « république » pour désigner l’Église, ce qui naturellement entraînait confusion et obscurité inutiles. La polémique pourrait paraitre futile si elle ne se déroulait pas en pleine crise religieuse.

Le Ciceronianus d’Erasme provoqua de fortes réactions, surtout de la part des Italiens et de l’Académie romaine, ouvertement ridiculisés par le philosophe de Rotterdam. Les réactions furent moins vives en France et les deux dialogues de Lando reflètent cette différence. Le premier dialogue fut sans doute écrit alors que notre auteur séjournait à l’université de Bologne au début des années 1530, tandis que le second dialogue pourrait avoir été influencé par le passage à Lyon en 1534 et la rencontre avec Étienne Dolet.

Une des claies apparente tirée d'un vieux manuscrit. 

Ceci dit, les critiques qu’égrène Lando dans son premier dialogue ne touche pas tant le fond, c’est-à-dire le style cicéronien et l’éloquence contemporaine, que le personnage de Cicéron lui-même, ce qui est bien entendu parfaitement absurde, comme l’est l’exil post-mortem du personnage. Les arguments sont donc délibérément futiles.

Mais, au fait, que pensait vraiment Ortensio Lando ? Etait-il anti-cicéronien ou anti-érasmien ? La critique a longtemps cherché à faire cadrer le contenu de l’œuvre avec la pensée de l’auteur sans grand succès. Le déséquilibre entre les deux dialogues montre que Lando a sans doute pris plus de plaisir à illustrer la thèse anti-cicéronienne mais le paradoxe semble être employé chez Lando dans le seul but de repousser les limites de l’argumentation jusqu’à l’absurde et de démontrer ainsi le ridicule qui se cache derrière toutes prises de position extrêmes.

Bonne Soirée

Textor



[1] Federica Greco. Autopromotion, paradoxe et réécriture dans l’oeuvre d’Ortensio Lando. Littératures. Université Grenoble Alpes, 2018. Français. NNT : 2018GREAL008. La précédente étude détaillée avait paru 40 ans auparavant :  Conor Fahy, « The composition of Ortensio Lando’s dialogue, Cicero relegatus et Cicero revocatus », Italian Studies, XXX, 1975, p. 30-41.

[2] Cité par Fahy.

[3] Sébastion Gryphe mentionne dans une lettre à Odoni et Fileno Lunardi : « Ortensio, homme très inconstant, est parti d’ici pour l’Italie le mercredi avant Pâques avec un orateur du roi. Je ne sais pas ce qu’il a en tête, le malheureux, ne craint-il pas d’être reconnu en quelque lieu par un moine de son ordre ? Qu’est-ce qu’il pense faire ? »

[4] « déserteur de l’ordre de Saint-Augustin », (Augustinianae professionis desertor) nous dit Sisto da Siena, dans sa Bibliotheca sancta (Venise Gryphe1566)

[5] Les lyonnais Guillaume Scève, frère de Maurice, Jean de Vauzelles, Claude Fournier et le médecin François Piochet et au côté des lyonnais, plusieurs personnages italiens connus : Girolamo Seripando (1493-1563), et son frère Antonio (1486-1531), le milanais Marcantonio Caimo, qui en 1533 avait remplacé Andrea Alciat à la chaire de droit à Bourges, le lettré Gaudenzio Merula (1500-1555), etc.

[6] Quant au Cicero lui-même, il semble être inspiré d’un ouvrage de Costanzo Felici : Constantii Felicii Durantini utriusque iuris periti ad Leonem X Pont. Maxi. in libros de Coniuratione L. Catilinae de que exilio ac reditu M. T. Ciceronis praefatio, Impressum Romae, per Iacobum Mazochium, 1518.

[7] Ciceronianus p 261 de la traduction française de Pierre Mesnard in « Le Cicéronien, dans Érasme. La philosophie chrétienne, introduction, traduction et notes par P. Mesnard », Paris, Vrin, 1970.

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