mercredi 1 novembre 2023

La boutique d’un libraire parisien, au XVIIIème siècle, sur le Pont au Change.

Un libraire installé à Rennes [1], à l’ombre du Parlement de Bretagne, m’a offert l’autre jour une petite vignette gravée qu’il venait de découvrir comme marque-page d’un dictionnaire des synonymes. Rien ne me fait plus plaisir que ce genre d’attention car la gravure est fort belle. Elle représente l’intérieur d’une boutique du Pont au Change à Paris et elle nous plonge immédiatement dans le monde de la librairie sous Louis XV.

Vignette du Libraire Théodore de Hansy.

C’est une étiquette du libraire Théodore de Hansy (1700-1770) [2] qu’il insérait dans les ouvrages vendus afin de s’assurer une certaine publicité : THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend les Livres / Nouveaux.

Il existe plusieurs tirages de cette vignette avec des textes différents dans le cartouche selon la réclame du moment :

- THEODORE DE HANSY / Libraire à Paris sur le Pont / au Change à St Nicolas / Vend toutes sortes de Livres / et Heures Nouvelles (vers 1739, signé de Humblot).

- THEODORE DE HANSY / Sur le Pont au Change / Vend le Véritable / Paroissien

- DE HANSY LIBRAIRE / a Paris sur le Pont au Change / Vend toutes sortes de / Livres et Heures / Nouvelles. Cette vignette est une autre version de la gravure, au dessin très maladroit et simplifié, peut-être une copie postérieure qui a perdu le charme de l’originale.

La gravure est de taille modeste (105 x 55 mm) mais suffisamment fine pour qu’il soit possible d’en décrire les trois plans : Au premier plan, la marque du libraire, à l’enseigne de Saint Nicolas que l’on voit figuré dans le cartouche en pied. La scène représente Saint Nicolas sauvant trois enfants démembrés dans un saloir, entouré de la Religion et de la Science, les pieds posés sur une pile de livres. On retrouve cette marque sur les pages de titre des ouvrages de Théodore De Hansy [3] ; Au second plan, une scène de la boutique qui n’est pas sans rappeler le tableau d’Antoine Watteau, l’Enseigne de Guersaint ; Au dernier plan, un paysage parisien vu depuis la fenêtre de l’échoppe.

Le Pont au Change est l’un des plus anciens ponts de Paris, il donne aujourd’hui sur la place du Chatelet, rive droite et devant la Tour de l’Horloge sur l’ile de la Cité.  Il s’appelait à l’origine le Grand-Pont pour le distinguer du Petit-Pont car il enjambait le grand bras de la Seine. Il avait été construit en bois et s’effondrait assez régulièrement au XIIIème siècle dès qu’il y avait une crue importante du fleuve.

Extrait du plan de Jaillot 1772 sur lequel on voit le pont au change
 qui se termine par une fourche de deux rues coté rive droite
 sur laquelle était accolé la statue des souverains.

Au XVIème siècle, un nouveau Grand-Pont le remplace, en bois et en pierre, financé par les changeurs et les orfèvres qui avaient investi les lieux. Il se nomme désormais le Pont-aux-changeurs, doublé par le Pont aux Meuniers réservés à des moulins établis sur le pont ou accrochés aux piliers. Les piles de ces deux ponts ne sont pas alignées créant, avec l’encombrement des barges, un goulet d’étranglement qui accélère le courant. Ce passage jusqu'au pont Neuf est appelé "la Vallée de la Misère" par les mariniers. C’est le nom de l’enseigne qu’avait choisi l’imprimeur Pierre Moreau dont il était question dans mon billet précédent et qui habitait non loin de là.

A la suite d’un incendie accidentel survenu sur le Pont aux Meuniers, le Pont au Change est à nouveau détruit en octobre 1621. Ils seront remplacés tous deux par un pont unique de 7 arches portant 106 boutiques surmontées de 4 étages de logements, construit par Jean Androuet du Cerceau entre 1639 et 1647, aux frais des changeurs. Avec ses 38 mètres de large, il est alors le plus spacieux de Paris.

De fait, la boutique de Théodore de Hansy parait assez spacieuse. Elle se situe dans une maison du milieu du pont. Le visiteur trouve en entrant deux comptoirs disposés de part et d’autre de la salle derrière lesquels les livres sont exposés sur des rayonnages qui montent jusqu’au plafond. Des employées derrière les comptoirs vont chercher l’ouvrage désiré. Il n’y a pas d’accès direct à la marchandise comme aujourd’hui. Ces deux employées sont des jeunes femmes élégamment habillées ; l’une d’elle parait avoir une sorte de dentelle aux manches et il semble bien que l’un des clients se laisse distraire de son ouvrage pour admirer la taille cambrée de la seconde vendeuse.

La famille de Hansy est installée sur le pont au Change depuis une quarantaine d’années déjà [4]. Claude II de Hansy (1666 – 1715) y avait exercé de 1700 à 1715 et s’était spécialisé dans les ouvrages religieux. Autrement dit, c’est déjà une institution lorsque son fils Théodore prend les rênes de la boutique, après avoir intégré l’association formée pour l'impression des usages du diocèse de Paris [5]. La vignette rappelle cette spécialisation puisque les deux clients assis représentent la clientèle habituelle de la maison, à savoir le clergé séculier figuré par un curé et le clergé régulier, symbolisé par un moine.

Il se dégage de la gravure une ambiance chaleureuse. Il semble faire bon venir dans la librairie de M. de Hansy. La salle est élégamment décorée avec des pilastres et des stucs, conforme au style d’Androuet du Cerceau.  Le client peut s’asseoir sur d’authentiques fauteuils d’époque transition et feuilleter à son aise les ouvrages qui l’intéresse ou simplement admirer la vue sur la Seine par la large baie au fond de la salle qui donne de la lumière tout en permettant de voir le fleuve ce qui n’est pas si facile à l’époque où la vue est généralement obstruée par les maisons. Seul le Pont-Neuf que l’on voit par la fenêtre est libre d’habitation – ce qui contribua largement à son succès – à l’exception d’une construction édifiée à son extrémité nord : la pompe de la Samaritaine.

Comparé avec une gravure plus détaillée de cette Samaritaine trouvée dans un recueil d’estampes gravées par Nicolas de Fer [6], le bâtiment abritant la pompe est correctement figuré avec sa décoration de statues, son horloge surmontée d’un élégant clocheton. On aperçoit même à gauche la Grande Galerie du Louvre qui se situe dans la perspective de la Samaritaine.

On doit ce travail de précision au dessinateur Antoine Humblot (16..-1758) dont la signature apparait sur certains tirages des vignettes. Ce dessinateur et marchand d’estampes aime reproduire des scènes de la vie parisienne avec beaucoup de détails. Son estampe de la rue Quincampoix où il s’attache à montrer l’agitation de la rue et les devantures des échoppes en est un bon exemple [7].

Gravure de Nicolas de Fer : la pompe de la Samaritaine. (1716)

En sortant de la boutique du libraire pour se diriger chez le relieur, rive droite, le visiteur, muni de son précieux paquet de livres brochés, tombe sur un groupe de statues de bronze sur fond de marbre noir représentant Louis XIII en compagnie d’Anne d'Autriche et du petit dauphin, futur Louis XIV, groupe sculpté par François Guillain et placé, lors de la reconstruction du pont en 1647, au-dessus de la boutique d’un marchand, qui fait l’angle de deux rues. En effet, au bout du pont, la rue se partageait en deux étroites voies. Ce groupe en bronze est là pour rappeler que le Pont au Change était le lieu traditionnel des entrées royales depuis Isabeau de Bavière, et accessoirement le passage obligé lorsque la famille royale veut se rendre du Louvre à Notre-Dame [8].

Quels ouvrages emportent les clients de Théodore de Hansy ? Il est facile de le savoir pour l’année 1754 car la Bibliothèque de l’Arsenal conserve le catalogue des livres vendus cette année-là.[9]

Pour les autres années, il faut s’en tenir à la liste donnée par la Bibliothèque Nationale :

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année de Gouget (1734)

-        Les confessions de S. Augustin, traduites en français sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur. (1737)

-         Les vies des saints pour tous les jours de l'année, avec une prière et des pratiques à la fin de chaque vie. (1737)

-         Le Bréviaire de l'ordre sacré des FF. prêcheurs. (1743)

-         Heures royales, contenant l'office de la vierge. (1756)

-         Les Heures militaires dédiées à la noblesse (1759)

-     Les soliloques, Les méditations, et Le manuel de S. Augustin. Traduction nouvelle sur l'édition latine des PP. BB. de la congrégation de Saint Maur (1752)

Les heures Nouvelles de Louis Sénault (1690)



La dédicace à la Dauphine

Les fameuses sirènes de la page 210

Frontispice


Mais l’ouvrage qui se vend le mieux, dont Théodore est le plus fier et qui est souvent réédité, s’intitule Les Heures Présentées A Madame La Dauphine de Louis Senault. Toute la cour veut le sien et le fait relier dans de fins maroquins.  La première édition avait été diffusée par Claude de Hansy, en 1690 sous le titre d'Heures nouvelles tirées de la Sainte Écriture dont il existe deux tirages selon qu’on préfère voir les seins des sirènes ou pas. Mon exemplaire est la version sans les seins. C’est l’un des plus beaux livres gravés de la fin du XVIIème siècle. Son fils Théodore en fait une nouvelle édition en 1745 dédiée à Marie-Thérèse d'Espagne, dauphine de France par son mariage avec Louis de France, après avoir modifié le titre-frontispice et ajouté 6 gravures hors-texte gravées par Soubeyran et Raymond d'après les tableaux de Le Sueur, Dulin, Coypel, Guido Reni, Champaigne et Mignard.

Pour conserver cette vignette et qu’elle ne se perde pas entre les pages d’un livre quelconque, il conviendrait de la placer sur la garde d’un ouvrage sorti de la boutique du Pont au Change. Problème, je n’en possède pas. Il serait un peu anachronique de la coller dans les Heures Nouvelles, d’autant que les gardes sont en tissu de soie. Il ne me reste donc plus qu’à trouver une belle édition de Théodore de Hansy….

Bonne Journée,

Textor


[1] Sylvain Langlois, librairie Exercice de Style, 18 rue Victor Hugo, Rennes.

[2] La BNF orthographie son nom Dehansy.

[3] Par exemple, l'office de la semaine Sainte en Latin dédié à la Reine, 1749 ou encore le Dictionnaire iconologique par Honoré Lacombe de Prézel, 1756. Dans le petit Paroissien contenant l’office de l’Eglise Latin et Français de 1745, la gravure est utilisée en guise de frontispice vis-à-vis la page de titre.

[4] Parisiis, apud Claudium de Hansy, sub ponte Campsorum, vulgo, au Change, ad insigne S. Nicolai. M. DCCVI. Cum privilegio Regis. Le musée Carnavalet donne la date de 1739 pour la gravure.

[5] Association formée en conséquence du privilège royal accordé le 31 déc. 1734 pour l'impression des usages du diocèse de Paris à Pierre Simon, Jean-Baptiste III Coignard, Claude-Jean-Baptiste I Hérissant et Jean Desaint, auxquels s'adjoignent par acte du 17 fév. 1735 Antoine-Chrétien Boudet et Jean-Thomas I Hérissant, puis en 1736 Théodore Dehansy.

[6] Planche 42 tirée de L'Atlas Curieux ou le Monde représenté dans des cartes générales et particulières…etc. (1716) par Nicolas de Fer.

[7] Rue / Quinquempoix / en l’année 1720 - Musée Carnavalet, eau-forte, 408x500 mm)

[8] Ce groupe de bronze est aujourd’hui abrité par le musée du Louvre, c’est le seul vestige subsistant du Pont au Change du XVIIème siècle.

[9] Catalogue des livres de Dehansy, libraire à Paris sur le Pont-au-Change, à Saint Nicolas, 1754. In-4 de (3) pp. Cote -H-8880 (25) - Pièce n ° 25 ; Recueil factice.



mercredi 25 octobre 2023

Pierre Moreau, fondeur de caractères imitant le naturel de la plume. (1643-1648)

Depuis qu’existe l’art typographique, les fondeurs de caractères ont toujours tenté de se rapprocher au mieux de l’écriture calligraphique. C’était déjà l’objectif de Gutenberg qui voulait masquer le caractère « industriel » de sa Bible à 42 lignes en multipliant le dessin d’une même lettre. C’est aussi ce que rechercha Francesco Griffo lorsque Alde Manuce lui demanda de créer une nouvelle police cursive pour son Virgile de 1501.

Une nouvelle tentative d’imiter par la typographie l’art de la plume revient à Pierre Moreau à un moment où la cursive gothique avait presque complètement disparue. Elle avait eu son heure de gloire un siècle plus tôt lorsque Robert Granjon, à peine arrivé à Lyon en 1557, avait imaginé un nouveau type de caractère d’imprimerie, les lettres françaises (ou caractères de civilité) avec l’objectif avoué de concurrencer les polices typographiques italiennes. L’entreprise avait échoué car le public donna sa préférence au romain et à l’italique, mais il nous reste quelques beaux livres imprimés dans ces fontes très esthétiques.

Avis au Lecteur – Les Saintes Métamorphoses (Détail)

Portrait de Pierre Moreau à 28 ans 
reproduit dans l’ouvrage d‘Isabelle de Conihout.

Pierre Moreau est une personnalité originale du XVIIème siècle qui s’est faite rapidement remarquer de ses contemporains [1]. Il a été conduit à imaginer des caractères de civilité en partant de la calligraphie qu’il enseignait. Il avait été reçu Maitre-Ecrivain en 1628 et formait ses élèves à l’art du bien écrire. Portalis signale ses manuels de calligraphie bien que nous n’ayons conservé aucun manuscrit pouvant lui être attribué.

Nous savons peu de chose sur la vie de Pierre Moreau sinon qu’il est issu d’un milieu assez aisé. Son père, Gaspard, officie dans la finance et non pas dans le milieu de la librairie ou de la gravure. Quand Pierre Moreau fait publier son premier livre en 1626, intitulé les Vrays Caracthères de l’escriture financière, il se dit clerc aux finances. Il produira plusieurs ouvrages sur ce thème pour aider à maitriser le style d’écriture dite financière, une ronde en usage chez les notaires, dans les juridictions et de manière plus générale dans le monde des affaires, comme cet ouvrage dont le titre est tout un programme : Les Œuvres de Pierre Moreau parisien, enrichies des plus belles inventions que requiert la vraye lettre financière pour l’escrire proprement, coulamment et bien (Ouvrage qui peut être daté de 1627).

Extrait du Privilège des Saintes Métamorphoses de 1644 
montrant plusieurs ornements typographiques.

Il passe ensuite aux livres religieux. En 1631, il publie un premier livre d’heures entièrement gravé, les Sainctes prières de l’âme Chrétienne, escrite et gravées après le naturel de la plume, dédié à la reine Anne d’Autriche, ouvrage qui lui avait demandé près de 5 années de travail. Suivront plusieurs livres religieux ou variantes des heures gravées puis à nouveau des modèles de lettres financières, soit en écriture ronde, appelée lettres françaises, soit en lettres bâtardes, dites lettres italiennes, qui, perfectionnées par les français, devenaient le style à la mode et qu’il appelait Italienne Bastarde à la Française (1633).  

Ses livres gravés ont rencontré un certain succès. Suffisamment pour qu’il soit obligé de prévenir ses clients qu’il valait mieux travailler à partir de ses propres ouvrages plutôt que des pâles contrefaçons qui circulaient : Cher Amy, ne t’arrête pas à imiter ces exemples burinés que l’on a si malicieusement contrefaits sous mon nom… Pour recognoistre mes vrais originaux, quoique très facile, tu y remarqueras le privilège du Roy et le surnom. Effectivement, il avait pu obtenir un privilège d’écrivain-juré.

Il était assez fier de son travail et du succès qu’il rencontrait. Il jugeait ses productions bien meilleures que les écritures tortillonnées dont les écrivains de village faisaient leurs trophées et il plaidait pour un style épuré. Aux prouesses calligraphiques, il préférait la belle italique et l’élégant caractère romain dont le modèle le plus célèbre restait celui du maitre-écrivain Nicolas Jarry (1615-1666).

Page de titre et frontispice des Saintes Métamorphoses.

Mais Pierre Moreau voulait aller plus loin, passer de la gravure à la typographie et chercher à rivaliser en typographie avec les somptueuses productions des calligraphes de son époque. La création d’une fonte spécifique coutait très cher et il dut pour cela emprunter des fonds et les faire garantir par son épouse, Pierrette Petit, qui n’apprécia guère devoir signer une obligation de 900 Livres-tournois. Elle fit protestation et réserves devant un notaire, estimant avoir été forcée par son mari à son détriment et à celui de ses enfants [2]. (25 Aout 1635)

Il n’y eut pas seulement sa femme pour contrecarrer son projet. Le 12 Octobre 1638, il se vit opposer un refus à une demande de privilège pour plusieurs titres, deux livres de Prières selon l’Eglise Romaine en plusieurs sortes de caractères, un discours et quatre alphabets pour l’Instruction et l’Intelligence de l’Ecriture. En effet, Pierre Moreau n’avait pas encore la qualité d’imprimeur et ne pouvait pas exercer la typographie.

Après bien des tracas, en janvier 1639, il fut autorisé à graver des poinçons de caractères, en frapper les matrices pour mouler lesdits caractères avec une exclusivité de 10 ans. Ce nouveau statut lui permettait de se lancer officiellement dans l’imprimerie mais le chemin était encore pavé d’embuches. Auguste-Martin Lottin, imprimeur du Roi, qui avait eu l’honneur de faire jouer le jeune dauphin, futur Louis XVI, alors âgé de 11 ans, sur une presse installée à Versailles et qui rédigea ensuite un catalogue chronologique des librairies et libraires-imprimeurs de Paris (1789) signale Moreau à la date de 1640 comme imprimeur et libraire dans le genre de son invention, une sorte de caractère typographique imitant l’écriture bastarde. C’est donc, semble-t-il, à partir de 1640 que Pierre Moreau publie des livres avec ces caractères originaux qui sont très recherchés aujourd’hui. Toutefois Lottin s’était certainement fié au registre des privilèges plutôt qu’au démarrage réel de l’imprimerie car nous n’avons conservé aucun exemple de livre antérieur à 1643. Il avait fallu du temps pour mettre au point des caractères au style satisfaisant mais surtout se procurer davantage de fonds.

Un acte de saisie de ses biens en 1642 prouve qu’il dut faire de gros sacrifices pour mener l’entreprise jusqu’au bout. Cette saisie nous donne aussi des détails à la fois sur son train de vie et sur ses activités professionnelles.  Gabriel Taupin, sergent à verge du Chatelet se transporte au domicile de Moreau, rue Gervais Laurent dans l’ile de la Cité (A l’emplacement actuel du marché aux fleurs) et il dresse l’inventaire d’un mobilier relativement luxueux : Pièces de tapisserie, miroirs de Venise, une vingtaine de tableaux et gravures encadrés, des instruments de musique, des armes, de la vaisselle d’argent, etc…  Mais aussi des tables et des bancs qui suggère une salle de cours, une presse à imprimer en lettres garnie de son châssis, une presse de taille-douce, neuf caisses de bois remplies de caractères typographiques pesant 1200 livres et des matériaux bruts pour en fondre d’autres.

Après quelques montages financiers lui ayant permis de relouer le matériel typographique qui avait été saisi, Pierre Moreau acheva son œuvre et fut en mesure de la présenter au roi Louis XIII, au début de l’année 1643, peu de temps avant la mort de ce dernier. Il relate fièrement cet évènement dans différentes préfaces, précisant qu’il était resté plus d’une heure dans le cabinet du Roi, en présence de celui-ci et de plusieurs autres grands seigneurs, à présenter ses poinçons et matrices.  

Gravure de Saintes Métamorphoses, dessinées et peut-être gravées par Moreau.

Titre-Frontispice de l’Enéide (1648). 
Il porte la mention manuscrite de Charles-François Fournier de Neydeck, 
capitaine du Prince de Condé.

A la suite de la présentation au roi, des lettres patentes en date du 24 Mars 1643, accordèrent à Moreau une charge de graveur en taille douce et d’imprimeur ordinaire en lettres et caractères de son invention pour le récompenser des grands frais et dépenses qu’il avait dû faire pour tailler ses poinçons. Il cumulait donc le privilège de 1639 lui permettant d’imprimer pour 10 ans avec ses caractères, plus le titre très prestigieux d’Imprimeur du Roi, auquel s’ajoutait le titre d’écrivain-juré.

Tant d’honneurs suscitèrent naturellement des jalousies et la puissante corporation des imprimeurs-libraires d’un côté, celle des écrivains-jurés de l’autre, lui cherchèrent querelle. L’affaire fut portée devant la Cour du Parlement qui ne pouvait que constater les lettres patentes dûment enregistrées et son droit d’imprimer. Mais il lui manquait un privilège de librairie ; les syndics s’engouffrèrent dans la brèche et les juges lui firent défense de se mêler de vendre des livres. Ainsi Pierre Moreau pouvait continuer à imprimer mais il ne pouvait pas distribuer lui-même ses ouvrages ! C’est sans doute pour cette raison que les ouvrages sortis de ses presses en 1644 ne portent plus que l’adresse du libraire Rouvelin où les titres étaient vendus et non pas celle de l’atelier de Moreau qui était rue Saint Germain l’Auxerrois, face au Louvre, près la Vallée de la Misère.

Malgré ces oppositions, l’année 1644 fut une année faste pour Pierre Moreau : Plus d’une dizaine d’ouvrages sortirent de ses presses et il se remaria avec Jeanne Raoul, qui possédait le double avantage de n’avoir que 25 ans et 2500 livres de dot, de quoi pouvoir éponger ses dettes. Il s’agissait de la fille d’un maitre-argentier de Madame, sœur du Roi, ce qui permit sans doute à Moreau d’étendre son réseau et ses protections. Elle lui donna 3 enfants baptisés en la paroisse Saint Barthelemy car le couple avait déménagé de la rue St Germain l’Auxerrois à la rue de la Barillerie, dans la Cité, vis-à-vis l’horloge du Palais. C’est cette adresse qui apparait dans l’Enéide de Pierre Perrin, paru après le décès de Moreau, en Avril 1648.

Les préfaces de ses livres révèlent que sa stratégie de communication était bien au point. En 1645 dans un Alphabeth, pour apprendre les Enfans à promptement lire & escrire. Composé de six sortes de Caracteres, representans le naturel de la plume, Pierre Moreau explique dans l'Avis au lecteur l'apport de son édition, semblable aux précédents Alphabets par le contenu, mais estant different en son abondance & fecondité, exposant à la veuë plusieurs sortes de caracteres. Ainsi les enfans apprendont à lire ce qui est escrit à la mainet quand ils seront en aage d'aprrendre à escrire, ils traceront aysement avec la plume sur le papier.


Quelques pages de l'Enéide de Virgile de 1648. 

La production de Pierre Moreau est illustrée dans notre bibliothèque par deux ouvrages caractéristiques :

-         Le premier, chronologiquement, est intitulé les Saintes Métamorphoses ou les Changements miraculeux de quelques grands Saints, Tirez de leurs vies par J. Baudoin. Paris 1644. Il est agrémenté d’un titre-frontispice et de 12 gravures non signées, dessinées et sans doute gravées par Moreau lui-même. L’ouvrage est dédié au chancelier Séguier. [3]

-         Le second est l’Enéide de Virgile Traduite en vers françois. Première Partie. Les Six Premiers Livres. Avec les remarques du Traducteur aux marges, pour l’intelligence de la Carthe et de l’Histoire ancienne, véritable et fabuleuse. Des caractères de P. Moreau, seul imprimeur et graveur ordinaire du Roy de la nouvelle Imprimerie par luy faite et inventée. Paris 1648. Il est dédié au cardinal Mazarin et orné d’un titre-frontispice et de 6 gravures d’Abraham Bosse au début de chaque livre : La Tempeste, le Sac de Troyes, l’Avanture du Cyclope, la Mort de Didon, le Tournoi d’Enfants, la Descente aux enfers [4]. Une préface de Perrin sur la traduction et une explication des symboles du frontispice complète le tout [5].

L’aventure typographique se termina donc avec le décès de son inventeur et non pas en raison de ses démêlés judiciaires comme on le voit écrit ici ou là. Personne ne reprit la suite de l’atelier et la seconde partie de l’Enéide ne fut publiée que 10 ans plus tard en caractères italiques par Estienne Loyson. Les poinçons et matrices de Moreau furent transmis à une succession d’imprimeurs mais on ne les voit apparaitre qu’épisodiquement dans leurs productions : Denys Thierry, pus son fils, puis Collombat que les utilisa pour la presse particulière du jeune Louis XV et pour un Mémoire concernant les tailles de 1721. Les poinçons gagnèrent ensuite l’atelier de Jean-Thomas Hérissant, dont la veuve consacra une planche de son spécimen de 1772 aux ornements typographiques de Moreau. Ils finirent, pour partie, à l’Imprimerie Royale en 1788 qui les présente parfois lors de ses expositions.

Bonne Journée,

Textor




[1] L’étude la plus complète sur Pierre Moreau est celle d’Isabelle de Conihout et autres in Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVIIe siècle, autour de "La chartreuse" de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en 1647 [Texte imprimé] avec des études d'Isabelle de Conihout, Maxime Préaud, Christian Chaput... [et al.] ; sous la dir. d'Isabelle de Conihout et Frédéric Gabriel ; préf., Henri-Jean Martin. Paris, Bibliothèque Mazarine et Chambéry, Éd. Comp'act, 2004. Stanley-Morrison connaissait une dizaine d’éditions provenant des presses de Pierre Moreau que le travail d’Isabelle de Conihout a porté à une trentaine d’ouvrages. Il reste probablement encore quelques titres à découvrir dans les recoins des bibliothèques. 

[2] Arch. Nat. Minutier Central étude CV, 595, cité par I. de Conihout.

[3] In-4 de (16) 424 pp sign. a-b4, A-Hhh4, avec des erreurs de pagination, les pp 413 à 420 sont répétées.

[4] In-4 de (20) 465 pp. (1) et une carte hors texte, sign. a-b4, c2, A-Mmm4, Nnn2,

[5] Notre exemplaire contient une mention sous le titre-frontispice : Ex-libris de François-Charles et Nic:(olas) Fournier de Bavière et Ex partage(m) de Nicolas § § Fournier (Possiblement de la main de Francois-Charles. Il pourrait s’agir de François Charles Fournier de Neydeck, décédé le 19 septembre 1678 et inhumé dans la chapelle Sainte-Anne de l’église des Cordeliers de Nancy. Il était Capitaine de Condé.

jeudi 14 septembre 2023

Une presse éphémère : l’imprimerie de la collégiale Saint Victor près de Mayence. (1549)

 Il y a une dizaine d’années, la librairie Paul Jammes, à Paris, avait consacré un catalogue entier aux presses privées installées chez un particulier ou dans une institution religieuse [1]. L’exemple le plus connu de ces presses est celui de la Correrie, dans le monastère de la Grande-Chartreuse, qui fonctionna sous l’impulsion de Dom Innocent Le Masson pendant une vingtaine d’années.

Il en existe bien d’autres, le catalogue réunissait 132 lots, comme cette imprimerie du couvent de St François de Cuburien, près de Morlaix, en Bretagne (1575), l’imprimerie Huguenote de Duplessy-Mornay dans son château de la Forest-sur-Sèvres (1624), les impressions du Chasteau de Richelieu réalisé sous l’impulsion de Jean Desmaret de Saint-Sorlin pour le frère du Cardinal (1653), les productions de l’abbé Gerbert issues de son abbaye de Saint Blaise en Forêt Noire (1758), la Strawberry Hill Press de M. Horace Walpole (1772),  la presse privée de Benjamin Franklin à Passy (1781), l’imprimerie de Du Pont, député de Nemours, en son hotel de Bretonvilliers, Isle St Louis (1791), la presse privée de la Duchesse de Luynes à Montmorency (1800), l’imprimerie particulière de M. Thomassin à Besançon, dont Charles Nodier collectionnait les exemplaires,  etc … Le catalogue y associe même les ouvrages composés avec les nouveaux caractères de Pierre Moreau (1640) car ils sont cités dans le catalogue de Lottin. 

La marque au Pélican de François Behem

L’adresse de Saint Victor près de Mayence

Imprimeries Particulières, Catalogue Paul Jammes, Paris

Auguste-Martin Lottin, imprimeur du Roi, avait fait installer en Mai 1765 une petite presse typographique à Versailles pour enseigner au Dauphin, futur Louis XVI, l’art typographique. Il rédigea ensuite un Catalogue chronologique des librairies et libraires-imprimeurs de Paris (1789) dans lequel une douzaine de colonnes sont consacrées aux imprimeries particulières.

Emmanuelle Toulet [2] nous propose une définition de ces ateliers fugitifs qui fonctionnaient souvent sans privilège ni autorisation du pouvoir royal et sans souci de rentabilité. Ils étaient établis par des personnalités qui n’appartenaient pas au milieu de l’imprimerie et n’avaient pas de compétence technique. Ces personnalités choisissaient les textes, assuraient le financement, réunissaient le matériel nécessaire, l’installaient dans un lieu privé, recrutaient les ouvriers qualifiés, organisaient les opérations et décidaient des tirages, généralement peu élevés.

Ces presses étaient tolérées mais n’avaient aucune existence légale. En France, un arrêt de 1630, qui ne fut pas vraiment appliqué, précisait même que « sa Majesté fait défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, à tous chefs et supérieurs des collèges, couvents et communautés d’avoir à tenir dans aucune maison particulière … aucunes presses et imprimeries… ».

Bien qu’assorti, pour certains titres, du privilège impérial, c’est à cette catégorie des presses particulières que nous pouvons rattacher une série d’ouvrages religieux parus entre 1540 et 1552, portant tous l’adresse de la collégiale Saint Victor près de Mayence (Allemagne) et pour lesquels, il semble que l’initiateur en ait été uniquement un certain Johan Dobneck, dit Cochlaeus. 

Page de titre du De Haerici de Conrad Braun


La reliure monastique de l'ouvrage, une demie peau de truie estampée.

La collégiale Saint-Victor avait été fondée à la fin du Xe siècle, à Weisenau près de Mayence. Elle disposait déjà de tours et de fortes murailles qui remontaient à l'époque romaine ou au haut Moyen Âge lorsque L'archevêque Baudouin de Luxembourg (1328–1336) la fit fortifier parce qu’elle se trouvaient à l’extérieur de l’enceinte de la ville.

En pleine controverse religieuse et pour remplir son dessein évangélique, la congrégation s’adjoignit un imprimeur de la ville, François Behem, originaire de Meissen, qui transporta ses presses dans l’enceinte de l’abbaye, en 1539. Behem avait un lien de parenté avec Cochlaeus puisque son épouse était la nièce de celui-ci. [3]

Saint Victor pouvait s’enorgueillir d’un célèbre précédent en matière typographique car parmi la liste des membres des confréries rattachées à son chapitre figure le nom d’un certain Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg. [4]

Cette imprimerie eut une activité soutenue jusqu'au 28 Aout 1552, année où l'abbaye, avec toutes ses dépendances, fut pillée et détruite par le margrave Albert II Alcibiade de Brandebourg-Kulmbach pendant la Seconde guerre des Margraves, ce conflit qui opposa les princes luthériens et catholiques du Saint Empire et qui finit par la paix d’Augsbourg en 1555. La Collégiale ne sera jamais reconstruite, mais le chapitre fut déplacé le 21 octobre 1552 à la collégiale Saint-Jean à l'intérieur des murs de Mayence.

François Behem dut alors transférer son atelier typographique à l'intérieur de la ville, dans la maison au Mûrier. Il ne put reprendre son activité qu'en 1554 et il était encore actif en 1572. De nombreux exemplaires des livres imprimés à l’abbaye brulèrent ou furent dispersés au moment du pillage, d’où la difficulté d’en trouver aujourd’hui.

8ème imprimeur de Mayence dans l’ordre chronologique, après Gutenberg, Il avait obtenu, après le décès d'Yves Schoeffer, le neveu de Johannes Schoeffer, associé de Gutenberg, le privilège impérial exclusif, que ce dernier et ses prédécesseurs avaient eu, avant lui, d'imprimer les ordonnances impériales et les procès-verbaux des diètes de l'Empire.

Il était très habile dans son art et ses productions sont très soignées. Il employa plusieurs marques typographiques, dont celle au Pélican est la plus connue et la plus spectaculaire. Un Pélican qui se sacrifie pour ses petits, symbole du Christ, avec la devise Sic His Qui Diligunt. (Comme pour ceux qui aiment).


Quelques exemples du travail de François Behem

Les années 1545-1550 ont été celles d’une intense production pour l’abbaye sous l’impulsion de Johan Cochleaus qui édita, mis en forme ou commenta pas moins d’une vingtaine de titres au cours de ces années, essentiellement des textes visant à défendre la Saint Eglise catholique contre les hérétiques de tous bords, Luthériens, Hussites, Donatistes, Iconoclastes, dans un contexte de réaction à la Réforme protestante et à l’occasion du Concile de Trente qui avait débuté en 1545.

En voici une petite liste, non exhaustive, tirée de la Chronologie des Anciennes Impressions de Mayence [5] et du catalogue de la BNF :

Johannes Cochlaeus, De Autoritate et Potestate Generalis Concilii Testamonia XXX solida ac merito irrefragabilia, etc… Moguntiae F Behem 1545 ; opuscule de 46 ff. n.ch.

Statuta et Decreta Synodi Dioces. Argentorat. Moguntiae F Behem, 1546 in-Fol. Statuts émanant de l’évèque Erasme de Limbourg.

Johannes Cochlaeus, De Autoritate et Potestate Generalis Concilii Testamonia XXX solida ac merito irrefragabilia, Mogunt. Ad D Vict. Impr. Per Franc Behem, 1546. Seconde edition in-8.

Johannes Chrysotomus Mess auf Teutsch, Meynz F Behem 1546 in-4

Georgius Wicelius Form und Anzeigung Form und Anzeigung, welcher gestalt die heilige, apostolische, und catholische Kyrche Gottes, vor Tausent mehr oder weniger jaren, in der gantzen Christenheit ... Meyntz, Frantz Behem, 1546 in-8.

Jo. Cochlei Commentaria de actis et scriptis Mart. Lutheri chronographicè ab anno 1517. ad annum 1546. Apud S. Victorem prope Moguntiam 1549. In-fol.,

Johannes Cochlaeus, Joannis Calvini in acta Synodi Tridentinae Censura et eiusdem brevis confutatio Apud S. Victorem prope Moguntiam, ex officina Francisci Behem Typographi, 1548, opuscule de 40 ff. que Jean Cochlée adresse à Erasme Strenberg, chanoine de Trente.

Catalogus brevis eorum quae contra novas sectas scripsit Joannes Cochlaeus Apud S. Victorem prope Moguntiam : per F. Behem , 1548

De Caeremoniis capitula tria D. Con. Bruni,... e tribus ejus libris I, III, et VI, excerpta. Apud S. Victorem, per F. Behem , 1548

Breve D. Conradi Bruni,... Introductorium de haereticis, e sex libris ejus excerptum... tribus capitulis comprehensum (autore Johanne Cochlaeo) Apud S. Victorem Moguntiae : per F. Behem , 1548

De Legationibus capitula tria D. Conradi Bruni,... excerpta e libro ejus secundo, cap. IX, X et XI (Francisci Behem studio)" Apud S. Victorem, per F. Behem , 1548

Un curieux recueil de 99 ff. Domine aperi oculos istorum ut uidebant, toujours de l’infatigable Cochlée et dédié à Philippe, évêque de Spire.  A la fin on lit : Apud S. Victorem prope Moguntiam excudebat Franciscus Behem, Die 30 martij 1548.

De imaginibus liber D. Conradi Bruni ... aduersus Iconoclastas.. S. Victorem prope Moguntiam, Aout 1548

Speculum antiquae devotionis circa missam et omnem alium cultum Dei, in-fol., Apud S. Victorem extra muros Moguntiae : ex officina F. Behem , 1549

Historiae Hussitarum Libri Dvodecim Cochlaeus, Johannes, Apud S. Victorem prope Moguntiam, 1549

De Interim brevis responsio Joan. Cochlaei, ad prolixum convitiorum et calumniarum librum Joannis Calvini (1549) Apud S. Victorem prope Moguntiam : excudebat F. Behem, 1549

Commentaria Joannis Cochlaei de actis et scriptis Martini Lutheri,... chronographice, ex ordine, ab anno... 1517 usque ad annum 1546... conscripta, adjunctis duobus indicibus et edicto Vuormaciensi...in-fol, Apud S. Victorem prope Moguntiam : ex officina F. Behem , 1549

L’ouvrage qui illustre cet article : D. Conradi Bruni,... libri sex de haereticis in genere. D. Optati Afri episcopi quondam Milevitani libri sex de Donatistis in specie, nominatim in Parmenianum, ex bibliotheca Cusana. Plura D. Bruni opera utpote de seditiosis libri sex, de calumniis libri tres, de universali concilio libri novem... Apud S. Victorem prope Moguntiam, ex oficina Francisci Behem Typographi, 1549.

Martini Cromeri oratio in synodo Cracoviensi nuper habita... (In lucem edidit J. Cochlaeus.) In-8° , 28 ff. Moguntiae : ex off. F. Behem , 1550.

Je mentionne pour l’anecdote un petit opuscule qui se distingue de cette production presque uniquement dédiée à la Contre-Réforme : Bergellanus (Joannes Arnoldus). De Chalcographiae Inventione poema encomiasticum (Moguntiae) cum privilegio Caesareo, 1541. C’est un poème de 11 feuillets à la gloire de la nouvelle invention typographique, dédicacé au Cardinal Albert, Electeur de Mayence, dont la page de titre représente trois imprimeurs au travail [6]. On lit au colophon : Moguntiae, ad divum Victorem, execudebat, Franciscus Behem.

Jean Cochlaeus au Lecteur

La plupart de ces titres, produits à l’abbaye, associe le nom de Cochleaus. Johan Dobneck, (dit Cochlaeus - enroulé en spirale ! - selon le surnom que lui donnèrent ses condisciples humanistes), est né en 1479 à Raubersried près de Nuremberg (Franconie) et il est mort en 1552 à Breslau, actuelle Wroclaw (Pologne). Il fut d'abord un pédagogue, recteur d'une des écoles de Nuremberg et auteur de divers manuels sur la grammaire, la musique, la nature. C'est d'ailleurs à ce dernier titre qu'il se révèle original, introduisant la philosophie de la nature dans le cursus préuniversitaire, avec sa Meteorologia et sa Cosmographia. 

Malgré une certaine sympathie pour les positions luthériennes du départ, notamment la critique de certains abus de l'Église, très vite et avant les autres, Cochlaeus vit dans le Réformateur de Wittenberg une menace pour la paix sociale, l'unité de l'Église et la civilisation des lettres que représentait l'humanisme. Le parti pris favorable envers Luther se maintint jusqu'à la Diète de Worms en 1521 où il lui fut donné de le rencontrer et de se mesurer à lui. A partir de là, Luther devint l'adversaire à abattre, incarnation du mal à éradiquer par tous les moyens que la controverse et la polémique mettait à sa disposition. Le pédagogue, revenu prêtre de son voyage à Rome, et gradué de l'Université, se lança dans le combat de la défense de l'Église catholique à laquelle il se consacra jusqu'à la fin.

Le Traité contre les Hérétiques de Conrad Braun (ou Conrad Bruni, 1491-1563) est un parfait exemple des productions de Saint Victor. Braun est un juriste, il a enseigné le droit public à l'université de Tübingen en 1521 et publié plusieurs ouvrages juridiques consacrés au Schisme, aux coutumes et aux ambassades. Ce traité contre les hérétiques, divisé en six livres, se présente comme une suite de six monographies sur le thème de l'hérésie : quid est de haereticorum moribus, quid est de malis et impietatibus, quid est de remediis, quid est de iudiciis, quid est de poenis haereticorumt.

Les pièces liminaires de Cochlaeus sont une nouvelle occasion de critiquer les sectes maudites (c’est-à-dire les protestants) qui, à son avis, rendent incertain l’avenir de l’Allemagne et oppose à leurs protagonistes (tels que Luther et Melanchthon), que Cochlaeus qualifie d’ennemis de l’Eglise et d’auteurs d’écrits pestilentiels, la saine doctrine de Braun ainsi que sa piété et son honnêteté. Cochlaeus et Braun se connaissaient personnellement ; ils s’étaient rencontrés probablement en 1540-1541, à l’occasion d’un débat sur les questions religieuses à Worms [7].

Le Traité d'Optat de Milève en deux exemplaires reliés ensemble. 

Un des filigranes du papier.

Le second ouvrage, rattaché au traité de Conrad Braun et annoncé au titre, est le traité des 6 livres contre les Donatistes par Saint Optat de Milève. Il est déjà considéré comme très rare au XIXème siècle. Les catalogues anciens notent que cette pièce se trouve très rarement à la suite du Traité des Hérétiques et Clément, dans sa Bibliothèque Curieuse Historique, fait le commentaire suivant : "Monsieur Meermann qui a acquis les ouvrages de Conradi Brunus m’écrit avec raison qu’ils sont fort rares et très estimés des Curieux et qu’on les joint ordinairement aux Ecrits de Jean Colchée. Il remarque en particulier sur ce traité que l’ouvrage d’Optatus Milevitanus ne se trouve pas dans son exemplaire, ni dans les autres qu’il a eu entre les mains, et il conclut que le contenu ne répond pas au titre. J’ai trouvé le même défaut dans notre Bibliothèque Royale ; et je crois que le Traité d’Optatus Milevitanus s’est vendu séparément, parce qu’il a son titre particulier et qu’il a la forme d’un livre singulier, ou que quelques personnes l’auront joint aux ouvrages de Colchée parce que c’est à ce dernier que nous en sommes redevables, comme on le verra dans un moment. Quoiqu’il en soit, il existe à la suite de l’exemplaire de M. Brunemann et porte le titre Optati Milevitani …. " [8].

L’histoire n’a pas retenu la raison pour laquelle, dans mon exemplaire, le texte d’Optat de Milève, dont il est dit partout qu’il est rarement relié à la suite du texte de Bruni, a été relié ici en deux exemplaires identiques, à la suite l’un de l’autre….

Il est possible que la reliure de cet ouvrage ait été aussi fabriquée dans le Monastère par les moines de St Victor car c’est un exemple typique des productions monastiques du Saint Empire : Une demie peau de truie estampée à froid avec réutilisation pour les plats d’un manuscrit du XIVe ou XVème siècle. Les moines devaient avoir à disposition un stock important de manuscrits sur place et chacun des cartons est donc constitué d’une quinzaine de feuillets d’un manuscrit collé les uns aux autres. Cette opération, sacrilège pour un bibliophile d’aujourd’hui, a eu pour avantage de sauver un important fragment de ce livre (pas moins de 64 pages !) alors qu’on ne sait pas ce qu’il est advenu des autres manuscrits, sans doute brulés avec la bibliothèque de l’abbaye.

Bonne Journée,

Textor


Le Petit-Séminaire de Saint-Nicolas du Chardonnet (disparu vers 1900) photographié par Atget, d’où provient l’exemplaire présenté, remplacé aujourd'hui par la Maison de la Mutualité.



[1] Catalogue intitulé Presses privées. Imprimeries particulières et secrètes.

[2] Emmanuelle Toulet, Imprimeries privées françaises (XVe – XIXe siècles), choix d’ouvrages tirés de la collection du duc d’Aumale. Exposition présentée dans le Cabinet des livres du Château de Chantilly en 2002.

[3] Dans l’une de ses lettres, datée du 28 avril 1548, Cochlaeus dit au sujet de ce typographe : cui uxor est neptis mea, cf. Buschbell 1909, p. 815.

[4] cf Bruderschaftsbusch St. Viktor, Hessisches Staatsarchiv, Darmstadt Abt. C1 D, Nr. 35, fol. 7’, fol. 12’, cité par Karin Emmrich, St. Viktor bei Mainz, der römische Pfründenmarkt und der frühe Buchdruck – Klerikerkarrieren im Umfeld Johannes Gutenbergs qui précise que la signature autographe de Gutenberg a été prélevée pour être gardée dans des archives spécifiques.

[5] In le Messager des sciences historiques de Belgique ..., Gand, 1842, Volume 4 p. 124 ;

[6] Cité par Prosper Marchand (p 11-17) dans son Histoire de la Typographie.

[7] Voir Braun, Guido. « Les cinq livres sur les ambassades » de Conrad Braun In : De l’ambassadeur : Les écrits relatifs à l’ambassadeur et à l’art de négocier du Moyen Âge au début du xixe siècle [en ligne]. Rome : Publications de l’École française de Rome, 2015 pp.

[8] Encore aujourd’hui la Bibl. de l’Université de Berkeley note : The additional works by K. Braun called for on t.p. do not appear in this and most other copies, except BM. Leur collation en [28], 358, [18], 69, [3] pages parait erronée car la marque d'imprimeur est à rattacher au premier ouvrage (Signatures : a*⁶, b*⁸, A-2G⁶, *⁸, [2d]A-F⁶.) Tandis que le nôtre se présente comme suit :  [28], 358, [2] - [16], 69, [2], [16], 69, [1]   pages ; - Signatures : a*⁶, b*⁸, A-2G⁶, *⁸, A-E⁶ F5.