Il y a une dizaine d’années, la librairie Paul Jammes, à Paris, avait consacré un catalogue entier aux presses privées installées chez un particulier ou dans une institution religieuse [1]. L’exemple le plus connu de ces presses est celui de la Correrie, dans le monastère de la Grande-Chartreuse, qui fonctionna sous l’impulsion de Dom Innocent Le Masson pendant une vingtaine d’années.
Il en existe bien d’autres, le catalogue réunissait 132 lots, comme cette imprimerie du couvent de St François de Cuburien, près de Morlaix, en Bretagne (1575), l’imprimerie Huguenote de Duplessy-Mornay dans son château de la Forest-sur-Sèvres (1624), les impressions du Chasteau de Richelieu réalisé sous l’impulsion de Jean Desmaret de Saint-Sorlin pour le frère du Cardinal (1653), les productions de l’abbé Gerbert issues de son abbaye de Saint Blaise en Forêt Noire (1758), la Strawberry Hill Press de M. Horace Walpole (1772), la presse privée de Benjamin Franklin à Passy (1781), l’imprimerie de Du Pont, député de Nemours, en son hotel de Bretonvilliers, Isle St Louis (1791), la presse privée de la Duchesse de Luynes à Montmorency (1800), l’imprimerie particulière de M. Thomassin à Besançon, dont Charles Nodier collectionnait les exemplaires, etc … Le catalogue y associe même les ouvrages composés avec les nouveaux caractères de Pierre Moreau (1640) car ils sont cités dans le catalogue de Lottin.
Auguste-Martin
Lottin, imprimeur du Roi, avait fait installer en Mai 1765 une petite presse
typographique à Versailles pour enseigner au Dauphin, futur Louis XVI, l’art
typographique. Il rédigea ensuite un Catalogue chronologique des librairies
et libraires-imprimeurs de Paris (1789) dans lequel une douzaine de
colonnes sont consacrées aux imprimeries particulières.
Emmanuelle
Toulet [2] nous propose une
définition de ces ateliers fugitifs qui fonctionnaient souvent sans privilège
ni autorisation du pouvoir royal et sans souci de rentabilité. Ils étaient
établis par des personnalités qui n’appartenaient pas au milieu de l’imprimerie
et n’avaient pas de compétence technique. Ces personnalités choisissaient les
textes, assuraient le financement, réunissaient le matériel nécessaire,
l’installaient dans un lieu privé, recrutaient les ouvriers qualifiés,
organisaient les opérations et décidaient des tirages, généralement peu élevés.
Ces presses étaient tolérées mais n’avaient aucune existence légale. En France, un arrêt de 1630, qui ne fut pas vraiment appliqué, précisait même que « sa Majesté fait défenses à toutes personnes de quelque qualité et condition qu’elles soient, à tous chefs et supérieurs des collèges, couvents et communautés d’avoir à tenir dans aucune maison particulière … aucunes presses et imprimeries… ».
Bien
qu’assorti, pour certains titres, du privilège impérial, c’est à cette
catégorie des presses particulières que nous pouvons rattacher une série d’ouvrages
religieux parus entre 1540 et 1552, portant tous l’adresse de la collégiale
Saint Victor près de Mayence (Allemagne) et pour lesquels, il semble que
l’initiateur en ait été uniquement un certain Johan Dobneck, dit
Cochlaeus.
La collégiale Saint-Victor avait été fondée à la fin du Xe siècle, à Weisenau près de Mayence. Elle disposait déjà de tours et de fortes murailles qui remontaient à l'époque romaine ou au haut Moyen Âge lorsque L'archevêque Baudouin de Luxembourg (1328–1336) la fit fortifier parce qu’elle se trouvaient à l’extérieur de l’enceinte de la ville.
En
pleine controverse religieuse et pour remplir son dessein évangélique, la
congrégation s’adjoignit un imprimeur de la ville, François Behem, originaire
de Meissen, qui transporta ses presses dans l’enceinte de l’abbaye, en 1539. Behem
avait un lien de parenté avec Cochlaeus puisque son épouse était la nièce de
celui-ci. [3]
Saint
Victor pouvait s’enorgueillir d’un célèbre précédent en matière typographique car
parmi la liste des membres des confréries rattachées à son chapitre figure le
nom d’un certain Johannes Gensfleisch zur Laden zum Gutenberg. [4]
Cette
imprimerie eut une activité soutenue jusqu'au 28 Aout 1552, année où l'abbaye,
avec toutes ses dépendances, fut pillée et détruite par le margrave Albert II
Alcibiade de Brandebourg-Kulmbach pendant la Seconde guerre des Margraves, ce
conflit qui opposa les princes luthériens et catholiques du Saint Empire et qui
finit par la paix d’Augsbourg en 1555. La Collégiale ne sera jamais
reconstruite, mais le chapitre fut déplacé le 21 octobre 1552 à la collégiale
Saint-Jean à l'intérieur des murs de Mayence.
François
Behem dut alors transférer son atelier typographique à l'intérieur de la ville,
dans la maison au Mûrier. Il ne put reprendre son activité qu'en 1554 et il
était encore actif en 1572. De nombreux exemplaires des livres imprimés à
l’abbaye brulèrent ou furent dispersés au moment du pillage, d’où la difficulté
d’en trouver aujourd’hui.
8ème
imprimeur de Mayence dans l’ordre chronologique, après Gutenberg, Il avait
obtenu, après le décès d'Yves Schoeffer, le neveu de Johannes Schoeffer,
associé de Gutenberg, le privilège impérial exclusif, que ce dernier et ses
prédécesseurs avaient eu, avant lui, d'imprimer les ordonnances impériales et
les procès-verbaux des diètes de l'Empire.
Il était très habile dans son art et ses productions sont très soignées. Il employa plusieurs marques typographiques, dont celle au Pélican est la plus connue et la plus spectaculaire. Un Pélican qui se sacrifie pour ses petits, symbole du Christ, avec la devise Sic His Qui Diligunt. (Comme pour ceux qui aiment).
Les
années 1545-1550 ont été celles d’une intense production pour l’abbaye sous
l’impulsion de Johan Cochleaus qui édita, mis en forme ou commenta pas moins
d’une vingtaine de titres au cours de ces années, essentiellement des textes
visant à défendre la Saint Eglise catholique contre les hérétiques de tous bords,
Luthériens, Hussites, Donatistes, Iconoclastes, dans un contexte de réaction à
la Réforme protestante et à l’occasion du Concile de Trente qui avait débuté en
1545.
En
voici une petite liste, non exhaustive, tirée de la Chronologie des Anciennes Impressions
de Mayence [5] et du catalogue de la BNF :
Johannes
Cochlaeus, De Autoritate et Potestate Generalis Concilii Testamonia XXX
solida ac merito irrefragabilia, etc… Moguntiae F Behem 1545 ;
opuscule de 46 ff. n.ch.
Statuta et
Decreta Synodi Dioces. Argentorat. Moguntiae F Behem, 1546 in-Fol. Statuts émanant de
l’évèque Erasme de Limbourg.
Johannes Cochlaeus,
De Autoritate et Potestate Generalis Concilii Testamonia XXX solida ac merito
irrefragabilia, Mogunt. Ad D Vict. Impr. Per Franc Behem,
1546. Seconde edition in-8.
Johannes Chrysotomus
Mess auf Teutsch, Meynz F Behem 1546 in-4
Georgius
Wicelius Form und Anzeigung Form und Anzeigung, welcher gestalt die heilige,
apostolische, und catholische Kyrche Gottes, vor Tausent mehr oder weniger
jaren, in der gantzen Christenheit ... Meyntz, Frantz Behem, 1546 in-8.
Jo.
Cochlei Commentaria de actis et scriptis Mart. Lutheri
chronographicè ab anno 1517. ad annum 1546. Apud S. Victorem prope Moguntiam
1549. In-fol.,
Johannes
Cochlaeus, Joannis Calvini in acta Synodi Tridentinae Censura et eiusdem brevis
confutatio Apud S. Victorem prope Moguntiam, ex officina
Francisci Behem Typographi, 1548, opuscule de 40 ff. que Jean Cochlée
adresse à Erasme Strenberg, chanoine de Trente.
Catalogus
brevis eorum quae contra novas sectas scripsit Joannes Cochlaeus Apud S.
Victorem prope Moguntiam : per F. Behem , 1548
De Caeremoniis
capitula tria D. Con. Bruni,...
e tribus ejus libris I, III, et VI, excerpta. Apud S. Victorem, per F. Behem , 1548
Breve D. Conradi
Bruni,... Introductorium de haereticis, e sex libris ejus excerptum... tribus
capitulis comprehensum (autore Johanne Cochlaeo) Apud S. Victorem Moguntiae :
per F. Behem , 1548
De
Legationibus capitula tria D. Conradi Bruni,... excerpta e libro ejus secundo,
cap. IX, X et XI (Francisci Behem
studio)" Apud S. Victorem, per F. Behem , 1548
Un
curieux recueil de 99 ff. Domine aperi oculos istorum ut uidebant,
toujours de l’infatigable Cochlée et dédié à Philippe, évêque de Spire. A la fin on lit : Apud S. Victorem
prope Moguntiam excudebat Franciscus Behem, Die 30 martij 1548.
De
imaginibus liber D. Conradi Bruni ... aduersus Iconoclastas.. S. Victorem prope
Moguntiam, Aout 1548
Speculum
antiquae devotionis circa missam et omnem alium cultum Dei, in-fol., Apud S.
Victorem extra muros Moguntiae : ex officina F. Behem , 1549
Historiae
Hussitarum Libri Dvodecim Cochlaeus, Johannes, Apud S. Victorem prope
Moguntiam, 1549
De
Interim brevis responsio Joan. Cochlaei, ad prolixum convitiorum et calumniarum
librum Joannis Calvini (1549) Apud S. Victorem prope Moguntiam : excudebat F.
Behem, 1549
Commentaria
Joannis Cochlaei de actis et scriptis Martini Lutheri,... chronographice, ex
ordine, ab anno... 1517 usque ad annum 1546... conscripta, adjunctis duobus
indicibus et edicto Vuormaciensi...in-fol, Apud S. Victorem prope Moguntiam :
ex officina F. Behem , 1549
L’ouvrage
qui illustre cet article : D. Conradi Bruni,... libri sex de haereticis
in genere. D. Optati Afri episcopi quondam Milevitani libri sex de Donatistis
in specie, nominatim in Parmenianum, ex bibliotheca Cusana. Plura D. Bruni
opera utpote de seditiosis libri sex, de calumniis libri tres, de universali
concilio libri novem... Apud S. Victorem prope Moguntiam, ex oficina
Francisci Behem Typographi, 1549.
Martini
Cromeri oratio in synodo Cracoviensi nuper habita... (In lucem edidit J.
Cochlaeus.) In-8° , 28 ff. Moguntiae : ex off. F. Behem , 1550.
Je
mentionne pour l’anecdote un petit opuscule qui se distingue de cette
production presque uniquement dédiée à la Contre-Réforme : Bergellanus
(Joannes Arnoldus). De Chalcographiae Inventione poema encomiasticum
(Moguntiae) cum privilegio Caesareo, 1541. C’est un poème de 11
feuillets à la gloire de la nouvelle invention typographique, dédicacé au
Cardinal Albert, Electeur de Mayence, dont la page de titre représente trois
imprimeurs au travail [6]. On lit au
colophon : Moguntiae, ad divum Victorem, execudebat, Franciscus Behem.
Malgré une certaine sympathie pour les
positions luthériennes du départ, notamment la critique de certains abus de
l'Église, très vite et avant les autres, Cochlaeus vit dans le Réformateur de Wittenberg
une menace pour la paix sociale, l'unité de l'Église et la civilisation des
lettres que représentait l'humanisme. Le parti pris favorable envers Luther se
maintint jusqu'à la Diète de Worms en 1521 où il lui fut donné de le rencontrer
et de se mesurer à lui. A partir de là, Luther devint l'adversaire à abattre,
incarnation du mal à éradiquer par tous les moyens que la controverse et la
polémique mettait à sa disposition. Le pédagogue, revenu prêtre de son voyage à
Rome, et gradué de l'Université, se lança dans le combat de la défense de
l'Église catholique à laquelle il se consacra jusqu'à la fin.
Le Traité contre les Hérétiques de
Conrad Braun (ou Conrad Bruni, 1491-1563) est un parfait exemple des
productions de Saint Victor. Braun est un juriste, il a enseigné le droit
public à l'université de Tübingen en 1521 et publié plusieurs ouvrages juridiques
consacrés au Schisme, aux coutumes et aux ambassades. Ce traité contre les
hérétiques, divisé en six livres, se présente comme une suite de six
monographies sur le thème de l'hérésie : quid est de haereticorum moribus, quid
est de malis et impietatibus, quid est de remediis, quid est de iudiciis, quid
est de poenis haereticorumt.
Les pièces liminaires de Cochlaeus sont une nouvelle occasion de critiquer les sectes maudites (c’est-à-dire les protestants) qui, à son avis, rendent incertain l’avenir de l’Allemagne et oppose à leurs protagonistes (tels que Luther et Melanchthon), que Cochlaeus qualifie d’ennemis de l’Eglise et d’auteurs d’écrits pestilentiels, la saine doctrine de Braun ainsi que sa piété et son honnêteté. Cochlaeus et Braun se connaissaient personnellement ; ils s’étaient rencontrés probablement en 1540-1541, à l’occasion d’un débat sur les questions religieuses à Worms [7].
Le second ouvrage, rattaché au traité de Conrad Braun et annoncé au titre, est le traité des 6 livres contre les Donatistes par Saint Optat de Milève. Il est déjà considéré comme très rare au XIXème siècle. Les catalogues anciens notent que cette pièce se trouve très rarement à la suite du Traité des Hérétiques et Clément, dans sa Bibliothèque Curieuse Historique, fait le commentaire suivant : "Monsieur Meermann qui a acquis les ouvrages de Conradi Brunus m’écrit avec raison qu’ils sont fort rares et très estimés des Curieux et qu’on les joint ordinairement aux Ecrits de Jean Colchée. Il remarque en particulier sur ce traité que l’ouvrage d’Optatus Milevitanus ne se trouve pas dans son exemplaire, ni dans les autres qu’il a eu entre les mains, et il conclut que le contenu ne répond pas au titre. J’ai trouvé le même défaut dans notre Bibliothèque Royale ; et je crois que le Traité d’Optatus Milevitanus s’est vendu séparément, parce qu’il a son titre particulier et qu’il a la forme d’un livre singulier, ou que quelques personnes l’auront joint aux ouvrages de Colchée parce que c’est à ce dernier que nous en sommes redevables, comme on le verra dans un moment. Quoiqu’il en soit, il existe à la suite de l’exemplaire de M. Brunemann et porte le titre Optati Milevitani …. " [8].
L’histoire n’a pas retenu la raison pour
laquelle, dans mon exemplaire, le texte d’Optat de Milève, dont il est dit
partout qu’il est rarement relié à la suite du texte de Bruni, a été relié ici en
deux exemplaires identiques, à la suite l’un de l’autre….
Il est possible que la reliure de cet
ouvrage ait été aussi fabriquée dans le Monastère par les moines de St Victor
car c’est un exemple typique des productions monastiques du Saint Empire : Une
demie peau de truie estampée à froid avec réutilisation pour les plats d’un
manuscrit du XIVe ou XVème siècle. Les moines devaient avoir à disposition un
stock important de manuscrits sur place et chacun des cartons est donc
constitué d’une quinzaine de feuillets d’un manuscrit collé les uns aux autres.
Cette opération, sacrilège pour un bibliophile d’aujourd’hui, a eu pour
avantage de sauver un important fragment de ce livre (pas moins de 64 pages !)
alors qu’on ne sait pas ce qu’il est advenu des autres manuscrits, sans doute
brulés avec la bibliothèque de l’abbaye.
Bonne Journée,
Textor
[1] Catalogue
intitulé Presses privées. Imprimeries particulières et secrètes.
[2] Emmanuelle
Toulet, Imprimeries privées françaises (XVe – XIXe siècles), choix
d’ouvrages tirés de la collection du duc d’Aumale. Exposition présentée
dans le Cabinet des livres du Château de Chantilly en 2002.
[3] Dans
l’une de ses lettres, datée du 28 avril 1548, Cochlaeus dit au sujet de ce
typographe : cui uxor est neptis mea, cf. Buschbell 1909, p. 815.
[4] cf Bruderschaftsbusch
St. Viktor, Hessisches Staatsarchiv, Darmstadt Abt. C1 D, Nr. 35, fol. 7’, fol.
12’, cité par Karin Emmrich, St. Viktor bei Mainz, der römische
Pfründenmarkt und der frühe Buchdruck – Klerikerkarrieren im Umfeld Johannes
Gutenbergs qui précise que la signature autographe de Gutenberg a été
prélevée pour être gardée dans des archives spécifiques.
[5] In le Messager
des sciences historiques de Belgique ..., Gand, 1842, Volume 4 p. 124 ;
[6] Cité par
Prosper Marchand (p 11-17) dans son Histoire de la Typographie.
[7] Voir
Braun, Guido. « Les cinq livres sur les ambassades » de Conrad Braun In : De
l’ambassadeur : Les écrits relatifs à l’ambassadeur et à l’art de négocier du
Moyen Âge au début du xixe siècle [en ligne]. Rome : Publications de l’École française de
Rome, 2015 pp.
[8] Encore aujourd’hui la Bibl. de l’Université de Berkeley note : The additional works by K. Braun called for on t.p. do not appear in this and most other copies, except BM. Leur collation en [28], 358, [18], 69, [3] pages parait erronée car la marque d'imprimeur est à rattacher au premier ouvrage (Signatures : a*⁶, b*⁸, A-2G⁶, *⁸, [2d]A-F⁶.) Tandis que le nôtre se présente comme suit : [28], 358, [2] - [16], 69, [2], [16], 69, [1] pages ; - Signatures : a*⁶, b*⁸, A-2G⁶, *⁸, A-E⁶ F5.
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