J’imagine, certains jours, que ma bibliothèque est un labyrinthe. Elle n’est pourtant pas composée d’un nombre infini de galeries hexagonales mais il y a "des lettres sur le dos de chaque livre ; ces lettres n’indiquent ni ne préfigurent ce que diront les pages : incohérence qui, je le sais, a parfois paru mystérieuse." (Borgès)
L'ex-libris de Jean Boyer, archdiacre de Conques
Toujours est-il que je viens seulement hier de faire le lien entre deux livres situés sur deux étagères différentes que je n’avais jamais pensé rapprocher. Pourtant, ils avaient de nombreux points communs : Tous deux de format in-folio, tous deux imprimés à Augsbourg en 1533, agrémentés chacun d’initiales historiées et tous deux contenant le témoignage de leur premier possesseur. C’est d’ailleurs cette appartenance qui avait surtout attiré mon attention alors que ces ouvrages avaient un dernier point commun : ils étaient l’œuvre d’un seul éditeur technique : Mariangelo Accursio, célèbre épigraphiste italien.
Le premier livre est l’édition
princeps des annales d’Ammien Marcellin. Il porte au titre : "Rerum
gestarum. A. Mariangelo Accursio mendis quinque millibus purgatus, & Libris
quinque auctus ultimis, nunc primum abeodem inventis". [1]
Le second livre est l’édition
princeps de Lettres de Cassiodore intitulé : "Magni Aureli Cassodiori
Variarum libri XII, item de anima liber unus, recens inventi, & in lucem
dati a Mariangelo Accursio" [2]
Ammien Marcellin (Antioche 330 -
Rome 395) est l'un des derniers historiens de l'Antiquité romaine tardive avec
Procope de Césarée. Il servit dans l’armée comme officier sous Julien en Gaule
contre les Alamans, et ensuite contre les Perses. II se fixa à Rome vers 376 et
y composa son grand ouvrage dont le titre signifie "Les choses accomplies" (Titre qui n'est pas authentique, il a été appliqué par Priscien de Césarée).
Nous ne possédons que les dix-huit derniers livres, où sont racontés les
événements de 352 à 378. Continuant Tacite, il avait commencé son histoire au
principat de Nerva, et il est dommage que les treize premiers livres ait été
perdus, néanmoins la valeur des livres conservés est inestimable, elle renferme
le récit fidèle des événements auxquels l'auteur a assisté, des descriptions
intéressantes concernant la géographie et les mœurs de différents pays,
particulièrement de la Gaule et de la Germanie.
Parler d’édition princeps pour l’édition d’Accursio, comme le font la plupart des biographes, est un peu exagéré car l’Ammien a été imprimé pour la première fois à Rome en 1474 par les presses de Georgius Sachsel et Bartholomaeus Golsch, sous la direction éditoriale d’Angélus Sabinus avec une dédicace à l'humaniste Niccolò Perotti. Mais l'édition était incomplète car elle ne contenait que les livres 13 à 18. Tout ce qui a pu être retrouvé ensuite, donc les 12 livres restants, a bien été publié en 1533, en deux éditions distinctes, l'une à Augsbourg, celle éditée par Mariangelus Accursius et imprimé par Silvain Otmar, l'autre à Bâle éditée par Sigismond Gelenius et imprimée par Hieronymus Froben. Celle d’Augsbourg, du mois de Mai, semble donc être légèrement antérieure.
Quant au Cassiodore, il s’agit d’un
recueil de 468 lettres et formules officielles (Variae), en douze livres, rédigées
par cet écrivain chrétien du 6ème siècle, à l’occasion de ses
différentes fonctions de questeur et de préfet, auxquelles sont joint le Liber
de anima, traité de dévotion sur l'âme et ses vertus, réflexion
anthropologique, psychologique et morale, qui s'appuie sur des écrits
philosophiques, notamment l'œuvre de saint Augustin. Ce livre a été publié avec
les Variæ, il en constitue le treizième livre. Là encore, quelques extraits
avaient paru précédemment, en 1529, sous la presse de Joannes Cochlaeus.
Mariangelo Accursio (ou
Marie-Ange Accurse 1489-1546) s’employa donc à donner de ces textes importants de
bonnes éditions expurgées des multiples fautes contenues dans les manuscrits
antérieurs. Il s’en vante d’ailleurs dans le titre de l’Ammien et prétend avoir
corrigé cinq mille erreurs. (mendis quinque millibus purgatus).
On sait peu de choses sur la
jeunesse et les premières études de Mariangelo Accursio. Son père, Giovan
Francesco Accursio, probablement originaire de Norcia, était chancelier de la
municipalité de L'Aquila. Mariangelo rejoint Rome en 1513 et se consacre aux
études philologiques et aux recherches épigraphiques. Il fait probablement
partie de l’équipe de savants qui ont révisé en 1524 les Epigrammata antiquae
Urbis publiées en 1521 par Jacopo Mazzocchi, la plus remarquable collection
d'inscriptions romaines antiques compilée jusqu'alors.
Lorsque les jeunes princes Gumpert
et Johann Albrecht von Brandenburg de la maison des Hohenzollern viennent à
Rome vers 1520 pour parfaire leur éducation, Accursio entre à leur service et
obtient le titre de majordomus. Ceux-ci
faisant partie de la suite de Charles Quint, il les suit à travers l’Europe et
leur dédie son œuvre philologique la plus importante, les Diatribae,
consistant en de nombreuses "castigationes" (c'est-à-dire des
corrections raisonnées dans des passages corrompus) de textes classiques grecs
et latins. En 1533, il passe au service du riche banquier et mécène Anton
Fugger à Augsbourg, frère du Marcus Fugger bien connu des bibliophiles ; Et
c’est pourquoi c’est dans cette ville que sont publiés en 1533, les deux éditions
des histoires d'Ammien Marcellin, dédiées à Fugger, et les Variae de Cassiodore,
dédiées au cardinal Alberto di Hohenzollern.
Nous aimerions bien savoir pour
quelle raison Mariangelo Accursio s’adressa, la même année, à deux imprimeurs
différents pour éditer ses textes. La typographie comme la mise en page et
l’usage de belles initiales historiées présente des similitudes, qui laisse
penser qu’Accursio a eu son mot à dire dans les choix éditoriaux mais toutefois
nous n’avons pas pu retrouver de liens de collaboration entre Heinrich Steiner
(ou Henrici Silicei en latin) imprimeur renommé et prolixe d’Augsburg et le
discret Sylvan Otmar (ou Sylvanus Ottmar), fils et successeur du
proto-imprimeur Johann Otmar.
Si Otman n’a laissé qu’un sobre
colophon, Steiner avait apposé sa marque représentant une allégorie de la
Fortune, montée sur une outre stylisée en dauphin, et qui va ou le vent la
pousse.
Il y aurait encore de travail de recherche à faire à propos de cette marque, qui apparaît pour la première fois en 1531, si nous considérons que le graveur du colophon est "le maître H.S à la croix". Il pourrait s'agir de Heinrich Steiner lui-même car il avait été graveur avant de créer son imprimerie en 1522 et serait donc le maître HS à la croix. Cependant Frank Müller [3] lance un débat sur Steiner sous le titre « le problème du monogrammiste H.S à la croix ». Il explique que la marque de Steiner a sans doute été dessinée par Heinrich Vogtherr. Il faut savoir que la latinisation du nom Heinrich de Vogtherr est Heinricus Satrapitanus (H.S). Il s’appuie en cela sur les travaux de l’historien d’art allemand Max Geisberg. Peu convaincu, Geisberg demanda alors comment il était possible que d’autres gravures au monogramme HS, s'il s’agissait de Steiner, soient publiées par d'autres officines après 1523 et comment il se faisait que cette production si abondante se tarisse presqu'entièrement dès 1525 - 1526. Il lui paraissait peu vraisemblable que le patron d’un atelier aussi important que celui de Steiner ait encore trouvé le temps de produire autant de gravures. Si cela avait été le cas, il aurait sans doute signé au moins une fois de son nom complet. Remarquons en passant qu'aucune source ne nous indique que Steiner ait jamais été dessinateur. Bref, ce n'est pas encore réglé !
Ces deux livres présentent une
autre particularité, ils ont tous les deux appartenu à des possesseurs célèbres
qui ont choisi de laisser dans l’ouvrage une trace de leur passage. Pour
l’Histoire d’Ammien, c’est Jean Boyer, un passionné de livres qui lisait un
pinceau à la main. Quant au Cassiodore, c’est Philippe Despond, célèbre prêtre
parisien.
Jean Boyer (Johanni Boerii, 14.. -1546) était
archidacre de Conques et il aimait les livres. Il savait qu’avec son Ammien
Marcellin il détenait une précieuse édition princeps et il y apporta une
attention particulière en coloriant d’un beau jaune d’or chaque majuscule,
parfois en doublant la lettre d’un trait de couleur rouge comme le faisait les
rubricateurs, cent ou deux cents ans plus tôt. Pour les titres des chapitres, il
utilisa de l’encre rouge, verte et jaune, pour chaque lettre,
alternativement.
Notre archidiacre avait le gout moderne d’un humaniste de son époque. Sa bibliothèque était constituée d’ouvrages d’Erasme, de Willibald Pirckheimer, de Lefèvre d’Etaples, Marsile Ficin, Thomas More, Conrad Gessner, etc. En majorité, des commentateurs de textes patristiques ou philosophiques. Particulièrement imprégné de culture biblique comme le révèlent ses nombreuses annotations, Jean Boyer est aussi très bien informé de la production éditoriale de son temps. Il possédait la célèbre Bibliotheca universalis de Conrad Gessner, dont il se servait comme d’un catalogue qu’il mettait lui-même constamment à jour. En face du titre : « Abbas uspergensis volumen chronicorum, Augustae Vindelicorum, 1515 », il note qu’une nouvelle édition, datée de 1537, existe à Strasbourg : « Nunc Argentorati, 1537 » (fol. 1). En regard du titre d’un livre de Burchard de Worms, il précise le lieu d’édition et le nom de l’imprimeur dans la marge : « Opus impresse Coloniae ex officina Melchiori Novellane, 1545 » (fol. 150) [5]. Il est possible que Jean Boyer ait été le bibliothécaire du cardinal Georges d’Armagnac. En effet, l'érudit Nicolas-Claude Fabri de Peiresc rapporte que les livres liturgiques du défunt cardinal auraient été recueillis par un certain Jean, archidiacre de Conques et aumônier de Georges d'Armagnac de son vivant. Ce qui expliquerait son attachement pour les livres.
Le père Despond laissa dans le Cassiodore des annotations plus discrètes que celles de Jean Boyer. En revanche son ex-libris (ou plus exactement son ex-legato) était bien visible puisqu’il couvre les deux tiers du contre plat de l’in-folio.
On peut y lire, au-dessous de
son portrait, entouré par des figures d'une religieuse et d'une mère avec des
enfants, le texte suivant : "Ex libris quos testamento suo largitus est
huic domui M. Philippus Despont presbyter Parisiensis et doctor theologus.
Orate pro eo. Et discite in terris quorum Scientia vobis perseueret in coelis.
Hieronimus Epist. 103".
Philippe Despond était en
effet le chapelain et bienfaiteur de l'hospice des Incurables à Paris. Il légua
à cette institution l’intégralité de sa bibliothèque [6]. Docteur de la Sorbonne, il dirigea la
collection intitulée "Maxima bibliotheca veterum patrum", une somme
de 27 volumes publiée en 1677.
Lui aussi, plume à la main, il
nota dans son livre les réflexions qui lui venaient et notamment les recherches
complémentaires qu’il avait faites. Ainsi on peut lire sur une garde : « Scavoir
si Cassodiore a esté bénédictin. Voyez la cronique de S. Benoît to 1 p 338.".
Effectivement la question faisait débat à l’époque dans la mesure où
Cassiodore, né la même année que saint Benoit, avait fondé un monastère dont
les moines suivaient une règle proche de celle de saint Benoit.
Je remercie tous les jours le soin avec lequel ces deux
amoureux des livres ont permis de préserver leurs précieux ouvrages pour qu’ils
aient pu arriver presqu’intacts jusqu’à nous.
Textor
[1] In-folio
de [4]-306 [2] pp. Impression de Sylvan Otmar, Augbourg, 1533. Reliure en vélin
rigide du XVIème siècle.
[2] In-folio
de [2] , 327 , [6] , [4] pp. Impression de Heinrich Steiner, Augustae
Vindelicorum (Augsburg) 1533 – Reliure de daim, tranches rouges (Reliure du
XVIIe siècle) ou bien Pleine peau de truie retournée du XVIème
[3] Frank
Müller in "Heinrich Vogtherr l'ancien, Un artiste entre Renaissance et
Réforme ", Wiesbaden, Harrassowitz Verlag, 1997.
[4] Matthieu Desachy, « Je scrivoys
si durement que fasoys les muches rire…. Portrait de lecteurs : étude des exemplaires annotés
de J. Boyer et J. Vedel », in Bulletin du bibliophile, 2001-2, p. 270-314 ». in Bulletin du
bibliophile, fasc. 2, Paris, 2001, p. 270-314.
[5] Matthieu Desachy « L’entourage de l’évêque de Rodez François d’Estaing (1504-1529) » in La cour d’honneur de l’humanisme toulousain. Colloque international de Toulouse, Mai 2004, Toulouse. pp.123-143. ffhal-00845923f.
[6] Source
BNF.
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