samedi 30 janvier 2021

Durand de Saint Pourçain, Doctor resolutissimus. (1308)

Peut-être vous souvenez-vous qu’il y a quelques mois je vous avais présenté deux pages manuscrites constituant les gardes d’une reliure du début du XVIème siècle. L’article s’intitulait Fragmentum parce qu’il s’agissait d’un fragment d’une œuvre du XIVème siècle que je n’avais pas encore identifiée, mais aussi par allusion à la base documentaire Fragmentarium à laquelle j’avais envoyé mon manuscrit pour qu’il apparaisse dans le corpus de ce site.

Les deux pages sauvegardées de cette reliure correspondent au livre 4, distinction 23 question 2 et 3 du commentaire des Sentences de Pierre Lombard par Durand de Saint Pourçain (ou Durandus de Sancto Porciano). Elles viennent d’être mise en ligne. Il suffit maintenant d’entrer sur ce site pour retrouver le manuscrit et les commentaires de présentation qui l’accompagnent. Tout chercheur pourra ainsi le consulter, le traduire, le comparer aux œuvres connues de Durandus et ces deux pages oubliées dans une reliure du 16ème siècle feront peut-être avancer la recherche. En attendant, un premier examen rapide du texte réalisé par les administrateurs de la base Fragmentarium fournit déjà des précisions intéressantes que j’aimerais partager avec vous.



Une des deux pages des Commentaires de Durand de Saint Pourçain. 


La base Fragmentarium a enregistré les fragments manuscrits dans l’attente de plus amples recherches.

Le théologien dominicain français Durandus de Sancto Porciano, alias Durand de Saint-Pourçain (v.1275-1334) [1] est un penseur original, farouchement opposé à une certaine orthodoxie « thomiste » imposée par son ordre religieux. Il naquit à Saint Pourçain sur Sioule, en terre auvergnate, aux alentours de 1270. Il a participé activement aux débats de ce début de 13ème siècle où les docteurs opposent raisons de croire et vouloir croire. Ses prises de position lui valurent une forte opposition des Dominicains et il dut réécrire par deux fois le commentaire des Sentences.

En effet, quoique dominicain lui-même, Durandus finit par repousser la maxime de Thomas d'Aquin, que les dogmes ne peuvent rien contenir de contraire à la raison, et par conséquent qu'il est possible de les démontrer indubitablement ; il contesta même à la théologie le titre de science, et demanda la certitude, non plus à la conviction, mais à l'obéissance, à la soumission à l'autorité de l'Église représentée par le siège apostolique, seul juge infaillible et régulateur de la foi. Durandus a fortement contribué à accélérer la décadence de la scolastique et cette orthodoxie ouvrira la voie à Guillaume Ockham, qui défendra un volontarisme encore plus radical.

Nous ne connaissons pas sa formation initiale mais il arrive à Paris en 1303 et nous le retrouvons au couvent des Jacobins, rue St Jacques, célèbre pour avoir accueilli Albert le Grand et St Thomas d’Aquin, institution pour laquelle il va devenir lecteur sententiaire en 1307-8 puis maître en théologie en 1312 alors que Maître Eckhart y enseignait. C’est à cette occasion qu’il entreprend de commenter les sentences de Pierre Lombard. Ce commentaire aura une diffusion importante.


Vue cavalière du couvent des Jacobins, à Paris, rue St Jacques - Musée Carnavalet.

Comme nous savons aussi que l’année suivante il partit pour Avignon, après avoir été nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale, nous pouvons situer son séjour à Paris entre ces deux dates, 1308 à 1312, soit une période de 4 ans.

Or, les experts de Fragmentarium disent que le manuscrit fut copié à Paris.

En effet, les lettrines peintes et filigranées apparaissant dans le texte seraient typiques du style parisien, comme le sont les 3 points figurant sous le S majuscules. Je ne savais pas qu’on pouvait déterminer la provenance d’un manuscrit en se fondant sur 3 petits points peints par un enlumineur il y a 700 ans mais c’est apparemment le cas si on se fie aux travaux de Patricia Stirnemann qui fait autorité en matière d’histoire de l’enluminure médiévale [2].

Une lettrine se terminant par 3 points bleus signe une provenance parisienne.

Dès lors, la touche de l’enlumineur donnant une provenance, nous avons une date de départ qui est 1308, si ce texte a été copié lorsque Durandus était à Paris et lisait ses sentences aux Jacobins. Ou bien il l’a été dans les années qui ont suivi, alors que notre prédicateur était déjà parti en Avignon. La base Fragmentarium propose pour le moment une fourchette entre 1308 et 1350.

Par ailleurs nous pouvons suivre le cheminement du manuscrit. Rédigé à Paris,  peut-être au sein même du couvent des Jacobinspuis transporté en Belgique, où il a été dépecé moins de 200 ans après sa rédaction par un relieur qui avait un grand besoin de fourniture pour confectionner ses reliures. Le fragment servit donc de garde contrecollée sur les plats de la Somme de Saint Thomas d’Aquin imprimée à Venise en 1512.  Après être passé entre plusieurs possesseurs dont les noms ont été consciencieusement biffés, c’est à Liège que Thomas Rompserius, un professeur de théologie dont le nom apparait sur la liste des régents nommés par la faculté des Arts de Louvain en 1550, se porta acquéreur de l’ouvrage et qu’il prit soin de mentionner le lieu de son achat : « Emptus Leodii ».

La marque de possession de Thomas Rompserius, professeur à Louvain en 1550.


Détails de la reliure aux motifs de roses estampées qui m'avait conduit à lire Rosen au lieu de Rompserius, mais c'était une fausse piste. 

Deux lignes des Soliloquium de St Bonaventure.

Le relieur devait avoir un beau stock de vieux livres destinés à ses travaux car Fragmentarium a identifié que les deux phrases qu’on entraperçoit au niveau de la gouttière ne sont pas tirées du commentaire des Sentences de Durand de Saint Pourçain mais proviennent d’un autre manuscrit : Les Soliloquium de Saint Bonaventure. D’ailleurs le style d’écriture est visiblement différent et le texte sans doute plus récent.

Les Sentences de Pierre Lombard commentées par Durandus auront une belle audience pendant tout le 16ème siècle. Imprimé pour la première fois en 1508 par Josse Bade dans une édition de Jean Merlin, qu’il rééditera en 1515, Charlotte Guillard associée à Jean de Roigny en donnera une nouvelle version dans une édition de Jacques Albert de Castres, en 1539 [3]. 

Bonne Journée,

Textor



[1] A ne pas confondre avec Guillaume Durand (1230-1296) auteur du Rationale divinorum officiorum ou avec Guillaume d’Auxerre (11..-1231) auteur d’un autre commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Le prénom de Durandus de Sancto Porciano n'est pas connu.

[2] Patricia Stirnemann, « Fils de la Vierge, L'initiale à filigranes parisienne : 1140-1314 », Revue de l'art, 90, 1990. p. 58-73, 47 fig.

[3] Voir Remi Jimenes, « Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance », PUR 2017, p. 256.

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