Peut-être vous souvenez-vous
qu’il y a quelques mois je vous avais présenté deux pages manuscrites
constituant les gardes d’une reliure du début du XVIème siècle. L’article
s’intitulait Fragmentum parce qu’il s’agissait d’un fragment d’une œuvre du
XIVème siècle que je n’avais pas encore identifiée, mais aussi par allusion à
la base documentaire Fragmentarium à laquelle j’avais envoyé mon manuscrit pour
qu’il apparaisse dans le corpus de ce site.
Les deux pages sauvegardées de cette reliure correspondent au livre 4, distinction 23 question 2 et 3 du commentaire des Sentences de Pierre Lombard par Durand de Saint Pourçain (ou Durandus de Sancto Porciano). Elles viennent d’être mise en ligne. Il suffit maintenant d’entrer sur ce site pour retrouver le manuscrit et les commentaires de présentation qui l’accompagnent. Tout chercheur pourra ainsi le consulter, le traduire, le comparer aux œuvres connues de Durandus et ces deux pages oubliées dans une reliure du 16ème siècle feront peut-être avancer la recherche. En attendant, un premier examen rapide du texte réalisé par les administrateurs de la base Fragmentarium fournit déjà des précisions intéressantes que j’aimerais partager avec vous.
Le théologien dominicain français
Durandus de Sancto Porciano, alias Durand de Saint-Pourçain (v.1275-1334) [1]
est un penseur original, farouchement opposé à une certaine orthodoxie «
thomiste » imposée par son ordre religieux. Il naquit à Saint Pourçain sur
Sioule, en terre auvergnate, aux alentours de 1270. Il a participé activement
aux débats de ce début de 13ème siècle où les docteurs opposent raisons
de croire et vouloir croire. Ses prises de position lui valurent une forte
opposition des Dominicains et il dut réécrire par deux fois le commentaire des
Sentences.
En effet, quoique dominicain lui-même, Durandus finit par repousser la maxime de Thomas d'Aquin, que les dogmes ne peuvent rien
contenir de contraire à la raison, et par conséquent qu'il est possible de les
démontrer indubitablement ; il contesta même à la théologie le titre de
science, et demanda la certitude, non plus à la conviction, mais à
l'obéissance, à la soumission à l'autorité de l'Église représentée par le siège
apostolique, seul juge infaillible et régulateur de la foi. Durandus a
fortement contribué à accélérer la décadence de la scolastique et cette
orthodoxie ouvrira la voie à Guillaume Ockham, qui défendra un volontarisme encore
plus radical.
Nous ne connaissons pas sa
formation initiale mais il arrive à Paris en 1303 et nous le retrouvons au
couvent des Jacobins, rue St Jacques, célèbre pour avoir accueilli Albert le
Grand et St Thomas d’Aquin, institution pour laquelle il va devenir lecteur
sententiaire en 1307-8 puis maître en théologie en 1312 alors que Maître
Eckhart y enseignait. C’est à cette occasion qu’il entreprend de commenter les
sentences de Pierre Lombard. Ce commentaire aura une diffusion importante.
Comme nous savons aussi que
l’année suivante il partit pour Avignon, après avoir été nommé Maître du Sacré
Palais à la cour pontificale, nous pouvons situer son séjour à Paris entre ces
deux dates, 1308 à 1312, soit une période de 4 ans.
Or, les experts de Fragmentarium disent que le manuscrit fut copié à Paris.
En effet, les lettrines peintes
et filigranées apparaissant dans le texte seraient typiques du style parisien,
comme le sont les 3 points figurant sous le S majuscules. Je ne savais pas
qu’on pouvait déterminer la provenance d’un manuscrit en se fondant sur 3
petits points peints par un enlumineur il y a 700 ans mais c’est apparemment le
cas si on se fie aux travaux de Patricia Stirnemann qui fait autorité en
matière d’histoire de l’enluminure médiévale [2].
Dès lors, la touche de l’enlumineur donnant une provenance, nous avons une date de départ qui est 1308, si ce texte a été copié lorsque Durandus était à Paris et lisait ses sentences aux Jacobins. Ou bien il l’a été dans les années qui ont suivi, alors que notre prédicateur était déjà parti en Avignon. La base Fragmentarium propose pour le moment une fourchette entre 1308 et 1350.
Par ailleurs nous pouvons suivre le cheminement du manuscrit. Rédigé à Paris, peut-être au sein même du couvent des Jacobins, puis transporté en Belgique, où il a été dépecé moins de 200 ans après sa rédaction par un relieur qui avait un grand besoin de fourniture pour confectionner ses reliures. Le fragment servit donc de garde contrecollée sur les plats de la Somme de Saint Thomas d’Aquin imprimée à Venise en 1512. Après être passé entre plusieurs possesseurs dont les noms ont été consciencieusement biffés, c’est à Liège que Thomas Rompserius, un professeur de théologie dont le nom apparait sur la liste des régents nommés par la faculté des Arts de Louvain en 1550, se porta acquéreur de l’ouvrage et qu’il prit soin de mentionner le lieu de son achat : « Emptus Leodii ».
Le
relieur devait avoir un beau stock de vieux livres destinés à ses travaux car
Fragmentarium a identifié que les deux phrases qu’on entraperçoit au niveau de
la gouttière ne sont pas tirées du commentaire des Sentences de Durand de Saint Pourçain mais proviennent d’un autre manuscrit : Les
Soliloquium de Saint Bonaventure. D’ailleurs le style d’écriture est visiblement
différent et le texte sans doute plus récent.
Les
Sentences de Pierre Lombard commentées par Durandus auront une belle
audience pendant tout le 16ème siècle. Imprimé pour la première fois en 1508
par Josse Bade dans une édition de Jean Merlin, qu’il rééditera en 1515,
Charlotte Guillard associée à Jean de Roigny en donnera une nouvelle version
dans une édition de Jacques Albert de Castres, en 1539 [3].
Bonne Journée,
Textor
[1] A ne pas
confondre avec Guillaume Durand (1230-1296) auteur du Rationale divinorum
officiorum ou avec Guillaume d’Auxerre (11..-1231) auteur d’un autre
commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Le prénom de Durandus de Sancto Porciano n'est pas connu.
[2] Patricia
Stirnemann, « Fils de la Vierge, L'initiale à filigranes parisienne :
1140-1314 », Revue de l'art, 90, 1990. p. 58-73, 47 fig.
[3] Voir
Remi Jimenes, « Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la
Renaissance », PUR 2017, p. 256.
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