dimanche 26 décembre 2021

Le Plutarque du bon docteur Garinet (1526)

L’année 2021 s’achève et il est d’usage de se remémorer les évènements qui l’ont marquée, comme l’étrange floraison de mon cerisier le 12 Février, la fin du couvre-feu au Printemps, la réouverture des restaurants et des spectacles, etc. Petits faits sans importance qui pimentent l’écoulement du temps et qu’on aurait oubliés si nous ne les inscrivions pas consciencieusement dans un éphéméride. C’est en pensant à la première phrase d’un livre de raison ( 3 janvier - Ce jour nostre abricotier de céans a esté flori, 1615) que l’idée m’est venue de sortir de la bibliothèque un ouvrage de Plutarque ayant appartenu à un médecin de Besançon qui adorait tenir un journal ou mentionner dans les marges de ses livres les évènements de la vie ou la pensée du jour.

Détail de la reliure estampée du Plutarque

Reliure lyonnaise du Plutarque

C’était assez courant à l’époque de consigner sur les marges de l'œuvre de l’auteur favori, sur les gardes d’un livre d'heures, voire sur celle d’un registre de commerce, les faits importants de la vie de famille, de la collectivité à laquelle on appartenait, les événements intéressant la région comme les phénomènes atmosphériques ou les faits politiques. Nous pouvons ainsi, grâce à ces notes marginales, reconstituer quelques pans de la vie du possesseur du livre, voire celle des membres de sa famille et les malheurs du temps.

Ce médecin s’appelait Jean Garinet [1], il était né à Montfaucon près de Besançon, vers l'an 1575, Il quitta sa région natale en 1596 pour aller en France s'instruire dans l’art de guérir. Il y passa 11 ans [2]. Il reçut à Tournon, le 26 Avril 1600, le grade de Bachelier ès Philosophie [3], puis conquis en Avignon son diplôme de docteur en 1605 [4], avant de rentrer à Besançon pour y épouser en Novembre de la même année Guiyonne Marquis [5], ce qui ne fut pas là le moindre de ses succès car la demoiselle était fille du médecin le plus réputé de la contrée. En 1606, il est reçu citoyen de la ville et obtint l'autorisation d'exercer la médecine. La requête fut d'autant plus facilement admise que le docteur Marquis était alors co-gouverneur de la ville, titre que reprendra plus tard Jean Garinet.

Assez rapidement notre praticien acquit une belle situation. Parmi ses clients, il mentionne nombre de nobles de la province, riches bourgeois, présidents et conseillers des chambres de justice ou encore des chanoines, des abbés, des supérieurs de couvents. Il ne ménageait pas ses efforts pour tenter de les guérir à une époque où la peste sévissait encore, ou, à défaut, il leur tirait les cartes pour qu’ils prennent connaissance de leur avenir, quand il ne lisait pas dans les astres : « 18 Novembre 1615 - Ce jour et plusieurs autres suivants a paru une comète, lequel a été suivi de plusieurs malheurs, de la mort de l'empereur Mathias et de Maximilian son frère comme aussi de l'impératrice, et de grandes guerres par toute l'Alemagne. ». (Besançon, vieille ville espagnole, comme disait Victor Hugo, dépendait du Saint-Empire des Habsbourg.)

En 1618, on nomme Jean Garinet prieur de la confrérie médicale de Saint-Côme et Saint-Damien. A la sollicitation du docteur Nardin, Garinet accepte la charge de médecin du duc de Bavière, à gage de mille écus, train de cour et laquais entretenus. En 1633, il est appelé à donner ses soins à la duchesse de Lorraine, pendant son séjour à Besançon. Il la guérit d'une fièvre catarrhale (C’était la Covid de l’époque) et en reçoit une magnifique bague ornée de diamants. Car notre médecin-philosophe ne manquait jamais de consigner ce que lui rapportait ses services.

Mention du Promptuaire de 1579 : Dans un livre appelé le Promptuaire de tout ce qui est, in-12, l’on trouvera en escrit plusieurs presents que j’ay reçu pendant mon premier mariage tant de vaisselle d’argent, bagues, choses curieuses qu’estoffes pour habits. (BM de Besançon)

Son livre de raison est rempli de listes de donations et pourrait le faire passer pour un livre de compte. L’usage était de donner des présents au mariage des enfants ou à la naissance des petits-enfants et Jean Garinet en gestionnaire rigoureux de sa maisonnée qui comptait douze bouches à nourrir notait tout. Nous trouvons donc dans ses notes des inventaires détaillés de ces libéralités, majoritairement les bijoux, les montres, les pièces d'orfèvrerie, la vaisselle d'argenterie, les surtouts de table, les reliquaires, des œuvres d'art, une hororloge, un globe terrestre, une tasse de bézoard à l'épreuve des poisons, puis les étoffes pour ses costumes, ceux de sa femme, de ses enfants ; une robe à la façon de Paris pour sa fille, un chapeau de demi-castor pour son fils, des bas de soie, enfin des confitures, des flambeaux de cire, des vins, des viandes de mesnagerie

Bon nombre de ces dons sont soumis, quand cela est possible, à l'estimation de l'orfèvre et souvent convertis en bonnes pistoles espagnoles ou en sequins d’or. Il est vrai qu’il fallait beaucoup d’argent pour se faire réélire chaque année co-gouverneur du quartier. (Une fonction municipale à mi-chemin entre celle de juge et de maire). Il était loin le temps de sa première désignation, le 6 juin 1606, où il fut reçu citoyen de la ville en offrant seulement deux mousquets. Parfois un de ses concitoyens laisse par testament un domaine entier, une vigne, ou un bénéfice ecclésiastique. Et Garinet y ajoute souvent un petit commentaire, comme à propos d’un grand tableau que lui offrait un ami : Il l'estime par son testament plus qu'il ne vaut, je ne laisse de lui être obligé, c'est un témoignage de l'amitié qui a été entre nous par l'espace de 38 ans.

Mais ne croyez pas que seul l’appât du gain le motivait. Il était consciencieux et s'attachait à ses malades. Parfois, il refusait leurs présents. Si par malheur l’un d’eux venait à succomber en dépit des ressources de son art, il notait mélancoliquement « j'en ai éprouvé un desplaisir incomparable. Dieu l'ait en sa haute grâce. »

En l'année 1638, la mortalité fut terrible à Besançon : « La mort m'a ravi la plupart de mes amis, tant du pays, que de la ville ». La peste atteint deux de ses servantes qui succombent et l’obligent à placer la maison en quarantaine, ce qui lui fait perdre une somme considérable. « Et me serait encore facile de supporter cette perte patiemment, n'était celle que j'ai fait de mon second fils, qui, par sa mort contagieuse, m'a laissé un regret qui ne se peut terminer que par la mienne propre ».

De livre, il n’en est point mentionné parmi les donations. Pourtant sa bibliothèque, signe de notabilité, devait sans doute être importante et Jean Garinet était de tous les co-gouverneurs le plus lettré, au point que le conseil municipal l’avait délégué pour recevoir un émissaire des Jésuites qui ne parlait que latin. Nous ne connaissons que 3 ouvrages lui ayant appartenu [6] : Un petit Promptuaire [7] qui ne le quittait jamais et dont les marges étaient couvertes de son écriture très lisible. Un livre de raison constitué d’une cinquantaine de feuillets et tenus par plusieurs générations [8] et ce Plutarque qui avait appartenu à son père [9], comme l’indique l’ex-libris qu’il y laissa.

Plutarque, Préface de Josse Bade

Plutarque, Premier opuscule, des lettres du Philosophe.

Plutarque, traité De curiositate traduit par Erasme.

Il s’agit de la dernière édition donnée par Josse Bade des Opuscula de Plutarque[10] qui rassemble les dix-sept opuscules des Moralia imprimés en latin jusque-là. C’est la plus complète de toutes, puisqu’augmentée de deux nouveaux traités traduits et préfacés par Érasme lui-même.  (ff. 182-188 de cohibenda iracundia et De curiositate, De la répression de la colère et De la curiosité). Les préfaces des autres opuscules sont signées Guillaume Budé, Philippe Melanchthon, Ange Politien, Raphael Regius, Étienne Niger, Ange Barbarus, Bilibald Pirckheymer, etc…

L’illustre imprimeur-libraire avait déjà donné sept éditions des Opuscula avant d’en clore la série avec cette édition de 1526 qui suit celle de 1521 et 1514. Toutes sont au format in-folio, celle-ci est décorée au titre du fameux cadre aux dauphins et de la grande marque typographique à la presse de l’Officina Ascensiana datée de 1520.

Page de titre

Signature de Jean II Garinet dans le Plutarque

Deux Garinet ont laissé leurs marques dans le livre. Sur la première Garde, Jean I Garinet a noté en forme d’ex-libris la date de son acquisition : Joannes Garinetus emit die vigesima tertia mensis julii anno a salute mortalibus restituta 1595. (Jean Garinet l'a acheté le vingt-troisième jour de juillet de l'année du salut rendu aux mortels 1595). Il a encore ajouté sa signature sur la page de titre et sa devise : En la fin mon repos. Tandis que Jean II Garinet, le médecin, a ajouté sa signature caractéristique, Garinet D(octor) M(edicinus), identique à celle que nous retrouvons dans le livre de raison de la bibliothèque de Besançon. C’est lui aussi, semble-t-il, qui a esquissé des armoiries dans l’écusson gravé de la page de titre en y portant les initiales IG. Armoiries constituées de bandes latérales qui ne correspondent pas à celles qui ont été peintes dans le livre de raison. Les Garinet portent de gueules au jar d'argent le cou ceint d'une couronne de laurier.

Si le premier ex-libris n’était pas daté, nous pourrions penser qu’il appartenait à un descendant de Jean Garinet plutôt qu’à son père car la graphie parait plus moderne alors que Jean II Garinet écrivait dans un style archaïque plus typique du XVIème que du XVIIème siècle. Nous ne savons rien du métier du père qui n’est jamais cité dans le journal de son fils à la différence de beaucoup d’autres membres de sa famille. Nous ne saurions même pas qu’il se prénommait Jean car les registres d’état-civil départementaux n’ont débuté qu’en 1793 [11].

Ex-libris de Jean I Garinet

Un extrait du livre de raison de Jean II Garinet avec sa signature. (BM de Besançon)

Jean Garinet dut trouver dans ce livre de Plutarque des sujets pour ses méditations philosophiques. Plutarque fut la grande découverte du XVIème siècle. Montaigne écrivait : Nous autres, ignorants, étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier. C'est notre bréviaire.  Et notre médecin bisontin ne devait pas détester, lui qui aimait l’apparat, la belle reliure estampée ; une reliure lyonnaise dont la large roulette est identique à celle reproduite par Denise Gid dans son catalogue des reliures françaises estampées. [12]

Le journal de Jean Garinet, qui porte au premier feuillet des armoiries enluminées et une devise de circonstance (Nihil conscrire sibi – N’écris rien pour toi-même) s'arrête en 1657, date à laquelle il trépassa le 2 Novembre, Veille de la Toussaint (?). Quelques années auparavant, il avait eu la satisfaction de consigner dans son livre de raison : Le 19 Mars 1650 mon filz Thomas Garinet a prins son degré de doctorat des médecins à Avignon avec approbation unanime de tous les docteurs et mesmes M. l’archevêque lui feit l’honneur d’argumenter contre lui.  La roue tournait et Thomas poursuivit l’œuvre de son père, mais c’est son petit-fils qui reprit le flambeau des inscriptions familiales en portant au-dessous de la dernière signature de Jean Garinet :  Depuis ce temps est mort mon grand-père Jean Garinet qui est celui qui a escrit le contenu cy dessus et depuis ais augmentés ce qui suit. Le précieux Plutarque fut certainement transmis aussi à son fils et à son petit-fils afin qu’ils s’imprègnent des pensées du moraliste platonicien. Une des dernières mentions de Jean Garinet à la naissance d’un petit-fils avait été : Dieu lui fasse la grâce de bien vivre et de bien mourir.

Bonnes Fêtes !

Textor



[1] Voir Éphémérides de Jean Garinet, médecin bisontin (1603-1657) Inclus dans Notes sur quelques livres de raison franc-comtois, in Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, 1886, p.142- 143 & p. 153-157, publié par Jules Gauthier. Voir aussi Bruchon H. Un médecin co-gouverneur de Besançon au XVIIe siècle, étude sur Jean Garinet. Notice de la Société d’Emulation du Doubs. Besançon 1902.

[2] « 29 d'avril. — Ce jour année 1596. je sorti de Besançon pour aller en France, où jay demeuré 11 ans ! »

[3] « Le 26 apvril 1600 je receu a Tournon en Vivarès le degré de bachelier es philosophie et dédia mes thèses a Monsieur de St-Marcel d'Urfé. »

[4] « 22 de mars. — Ce jour, année 1605, je prins le degré de doctorat en médecine à Avignon »

[5] « 12 de novembre. — Ce jour, année 1605, j'espousa Guyenne Marquis en l'église Saint Vincent. »

[6] En attendant que les chercheurs nous en fassent découvrir d’autres.

[7] Promptuaire de tout ce qui est arrivé de plus digne de mémoire depuis la création du monde jusqu’à présent, par Jean d'Ongoys Paris, Jean de Bordeaux, 1579, seconde édition format in-16, relié en parchemin, doré sur tranches, avec fers et filets or Il passa ensuite entre les mains de divers propriétaires. Localisation actuelle inconnue. Il faisait partie de la bibliothèque de M. l'avocat Dunod de Charnage, qui le communiqua au docteur Henri Bruchon, membre de la Société d’Emulation du Doubs en 1902.

[8] Bibliothèque de Besançon, Ms 1045. Commencé par Jean II Garinet et poursuivi par son petit-fils. Consultable en ligne.

[9] Les archives ne permettent pas de remonter la généalogie de Jean Garinet et l’état civil de son père pas plus que son métier ne semblent connus. Sans doute appartenait-il déjà à la bonne société de Besançon. Un ouvrage d’astronomie publié par Ehrard Ratdolt en 1491 et détenu par la bibliothèque de Besançon contient l’ex-libris d’Antoine Garinet, un autre fils de Jean Ier, qui était prêtre et qui occupa de 1602 à 1623 la fonction de précepteur du Petit Collège de Besançon fondé par Nicolas Perrenot de Granvelle près de l’église de Saint Maurice. (Voir Castan, Catalogue des Incunables de la Bibliothèque de Besançon.)

[10] Opuscula Plutarchi Cheronei sedulo undequaqz collecta, & dilige(n)ter recognita. In-folio ; sign. a8 e6 a-z8 A8

[11] Pour l’heure, le fait que l’ex-libris appartient à son père n’est qu’une conjecture.

[12] Denise Gid. Catalogue des reliures françaises estampées à froid, XVe-XVIe siècle, de la Bibliothèque Mazarine, Paris, 1984, pl. 94, n° 127 et 311.


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