A l’heure où j’ai de plus en plus de difficultés à écrire à la main à force de taper sur un clavier et de ne plus exercer mon poignet aux moulinets nécessaires à l’écriture cursive, je me dis que l’avenir de l’écriture manuscrite est compté et qu’il est peut-être temps de réimprimer en caractère de civilité si nous voulons conserver l’usage des pleins et des déliés.
Les lettres françaises, appelés
bien plus tard, au XVIIIème siècle, caractères de civilité, sont nées de
l’envie d’imiter au plus près l’écriture manuscrite. Vers 1557, le typographe
Robert Granjon décida de tailler des lettres qui imiteraient la cursive
gothique pour les rendre propres à l’imprimerie. Il explique dans une épitre
dédicatoire au Chevalier d’Urfé que les lettres françaises ne cédaient en rien
à celles des autres nations. Granjon avait en tête la création d’un caractère
typiquement français dans le but que les français aient un style d’imprimerie
bien à eux, comme les italiens avaient le romain et l’italique [1].
Le caractère typographique cursif
de Granjon qu’il désignait sous le terme de lettres françaises d’art de main
fut utilisées pour la première fois par lui-même dans la composition du Dialogue
de la vie et de la Mort de Ringhieri [2],
une adaptation française d’un texte italien, qu’il édita et imprima sur ses
presses. Son objectif était clairement politique, défendre et illustrer la
calligraphie française qu’il jugeait meilleure à toutes les autres. Il
imaginait que les lettres françaises allaient supplanter les polices italiques
et, pour protéger son invention d’éventuelles contrefaçons, il demanda au roi
un privilège exclusif pour 10 ans, qu’il obtint. C’était une grande première
car auparavant les privilèges royaux protégeaient l’édition d’un ouvrage et non
la police utilisée.
Les lettres françaises sont
nettement identifiables avec leur grandes attaques bien encrées, leurs
ligatures variées et suffisamment caractéristiques des autres types d’imprimerie ;
l’innovation est audacieuse et tellement moderne que dès l’année suivante d’autres
imprimeurs, notamment Philippe Danfrie à Paris, copièrent les caractères de
Granjon dans un corps de caractère plus grand. Bon prince, le roi donna
également des privilèges exclusifs à ces concurrents… Robert Granjon, quant à
lui, fabriquera 7 polices de civilité différentes pour son propre usage et
quelques autres pour des confrères.
Evidemment, à l’origine de toute
typographie il y a une écriture manuscrite que le graveur prend pour modèle, le
style ‘italique’ de Griffo des éditions aldines cherchait aussi à se rapprocher
de l’art inimitable de la main. Mais les caractères de civilité se rapprochent
plus fidèlement encore de la souplesse des lettres cursives ; Ils s’inspirent
des variantes de la gothique bâtarde, ce qui est plutôt paradoxale car
l’écriture gothique n’était plus à la mode depuis quelques décennies, au point
que Pétrarque écrivait déjà qu’elle avait été inventée pour autre chose que
pour être lue…
Ensuite, il faut un modèle, les
Maitres d’écriture royaux sont de bons exemples à imiter : Pierre Habert,
calligraphe et valet de chambre du Roi, a pu inspirer Granjon, tandis que
Pierre Hamon, calligraphe réputé, aurait inspiré Philippe Danfrie. Mais ce ne
sont que des conjectures car tous les notaires du royaume possédaient cette
belle écriture cursive.
La diffusion internationale des
lettres françaises sera aussi rapide qu’éphémère. Elle eut le plus de succès aux
Pays Bas, où Plantin qualifie ce style de moyen d’écrire à la presse sans
plume. La raison de cette diffusion était due à Granjon lui-même qui était
parti pour Anvers en 1562 au moment du début des troubles religieux à Lyon. Mais
il existe aussi des exemples de cette graphie à Genève, en Angleterre, en Ecosse,
etc...
Au début, des textes d’origine
variée sont imprimés en civilité, des poésies, des traductions ou des ouvrages
bilingues, des traités de linguistique et, bien sûr, des ouvrages scolaires
pour apprendre la calligraphie en même temps que la civilité puérile. Toutefois,
la mode passe assez rapidement, et la production diminue dès les années 1580. (Une
cinquantaine d’éditions a été recensé pour la décennie 1560 et seulement une
quarantaine pour les trente années suivantes). Une progressive spécialisation s’opère. Il ne
s’agit plus de composer n’importe quel texte dans ce style. Le lettré du XVIème
siècle accepte de lire certaines pages pendant un certain temps dans cette
écriture mais pas plus. On ne conçoit plus d’imprimer un ouvrage entier, mais plutôt
d’en réserver l’usage à des impressions bien particulières, essentiellement les
actes officiels, les épitres dédicatoires et autres pièces liminaires.
La lettre française n’a donc pas
réussi à remplacer le romain et l’italique. La raison en est peut-être une
certaine difficulté de lecture à mesure que la calligraphie elle-même évolue.
D’ailleurs un arrêt du Parlement de Paris, en 1632, finira par interdire aux
écrivains-jurés d’écrire et d’enseigner en gothique. Il y a aussi une raison bassement
matérielle : les caractères de civilité se doivent d’avoir une grande
variété de ligatures pour imiter au plus près l’écriture et il faut donc fondre
de nombreux types, ce qui coute cher. Par ailleurs les grandes hastes et les
attaques prennent de la place sur la feuille et le papier aussi a un coût. Il
suffit pour en juger de contempler une page d’une édition bilingue comme les
Facéties de Ludovic Domenichi et Bernard du Hailland où le texte en langue italienne,
composé en italique, prend le tiers de la feuille quand le texte en lettres françaises
occupe les deux tiers restants. Enfin, de Pierre Habert à Jean de Tournes, le
style imprimé cursif prend une connotation protestante qui détourne les autres
imprimeurs de son usage.
Au fil du temps, et à partir du
milieu du XVIIIème siècle, on finira par réserver cette police de caractères
aux seules impressions de livres scolaires dans le but de servir de modèles
pour les exercices d’écriture, suivant en cela l’ouvrage précurseur d’une
traduction d’Erasme : la civilité puérile distribuée par petitz chapitres et
sommaires (Anvers, Jean Bellère, 1559). Ces manuels faisaient coup double,
celui d’enseigner les règles de savoir-vivre en même temps que l’écriture
manuscrite, mais il s’agissait dès lors d’ouvrages de travail, imprimés à la
hâte, sur de médiocres papiers, des livres de colportage qui ne se sont pas
toujours conservés.
L’échec relatif des lettres
françaises en fait aujourd’hui tout l’attrait bibliophilique car les ouvrages
imprimés en caractère de civilité au XVIème siècle, en plus d’être
particulièrement esthétiques, sont excessivement rares à dénicher.
Voici deux exemples tirés de ma
bibliothèque de textes imprimés en caractère de civilité, deux polices cursives
différentes pour un même imprimeur : Jean II de Tournes.
Les deux textes sont des pièces
liminaires à destination des Princes de Savoie. A 20 ans d’intervalle, une même
règle s’impose : composer le texte d’hommage en lettres françaises alors que le
reste de l’ouvrage est en gros romain classique.
L’épitre dédicatoire de l’ouvrage de Claude Guichard sur les Funérailles des Romains est adressée à très haut, très puissant et très magnanime Prince Charles-Emmanuel duc de Savoie. Elle est datée de Lagnieu ce premier jour de juin l'an M.D. LXXXI. Chronologiquement c’est le plus ancien des deux textes mais sa fonte ‘pointue’ semble la plus éloignée des caractères de Granjon.
De fait, Marius Audin [3]
nous dit que « Robert Granjon, l'inventeur du caractère de civilité,
était le gendre du Petit Bernard (Bernard Salomon) ; ce dernier
ayant été le graveur préféré de Jean Ier de Tournes, il était inévitable que
Jean de Tournes se servît de la singulière cursive qu'avait gravée Granjon en 1556.
M. Cartier paraît ne s'être nullement préoccupé de cette curieuse lettre que
Jean II de Tournes, surtout, utilisa en effet pour maintes de ses impressions. L'une
de ces cursives a été employée par Jean II dans Funérailles des Romains ;
c'est, je suppose, celle dont Robert Granjon disait dans la préface du Dialogue
de la Vie et de la Mort : « j'espère d'en achever une autre de plus gros corps
et beaucoup plus belle » ; cependant cette lettre a un aspect flamand très
caractérisé qui me fait un peu douter de son origine lyonnaise. On en trouve
une autre, très voisine de celle du Dialogue (de Ringhieri), et de même
corps, dans la Métamorphose d'Ovide genevoise de 1597 »
La seconde police de civilité
mentionnée par Audin est celle que nous retrouvons utilisée à nouveau par Jean
II de Tournes en 1602 dans la 3ème édition des Chroniques de
Savoye de Guillaume Paradin. Elle
servit à composer une pièce liminaire sous la forme de 8 quatrains soit 102
vers à la gloire de la maison de Savoie.
L’œuvre anonyme est intitulée Quatrains composant un abrégé de la vie
des Princes de Savoye. Au premier coup d’œil, on constate qu’elle diffère nettement
de celle des Funérailles et qu’en revanche elle est proche des
impressions cursives de Granjon.
Il faut, par exemple, comparer
cette fonte avec le Granjon 6 de 1567 donnée par le tableau du Musée Plantin-Moretus
A mon avis, cette seconde police
pourrait provenir de la casse de Granjon lui-même, compte tenu de sa grande
similitude avec le Granjon 6. C’est plausible malgré le nombre d’années qui
sépare les deux impressions car maintes fontes employées par les de Tournes
avaient été gravées par Granjon et par ailleurs les empreintes apparaissent ici
comme usées.
Mais ce n’est là qu’une
supposition qui mériterait d’être approfondie par un véritable spécialiste de
la typographie.
Bonne Journée
Textor
[1] Sur ce
thème, l’ouvrage le plus complet et le plus récent est celui de Rémi Jimenes,
Les Caractères de civilité. Typographie et calligraphie sous l’Ancien Régime,
Gap, Atelier Perrousseaux, coll. Histoire de l’écriture typographique, 2011.
Voir aussi : Herman de la Fontaine Verwey, Les
caractères de civilité et la propagande religieuse, Bibliothèque d'Humanisme
et Renaissance, vol. 26, no 1, 1964, p. 7–27
Carter
(Harry) – Vervliet (H.D.L.) - Civilité Types. Oxford BIbliographical Society
PUblications. New series volume XIV. 1966
[2]
Dialogue de la vie et de la mort, composé en Toscan par Maistre Innocent
Rhinghiere, Gentilhomme Boulongnois. Nouvellement traduit en françoys par Jehan
Louveau, 1557
[3] Alfred
Cartier Bibliographie des éditions des de Tournes, imprimeurs lyonnais, mise en
ordre par Marius Audin. Paris, Editions de la BNF, 1937.
Dans un article sur Marius Audin, le musée de l’imprimerie
de Lyon nous dit que ce dernier s'intéressait aux caractères de civilité de
Robert Granjon qui avait été utilisé à plusieurs reprises par les de Tournes
et il se procura le manuscrit inachevé d’Alfred Cartier sur l’imprimerie des
de Tournes pour le faire éditer.
Malgré cet intérêt pour les caractères de civilité des de Tournes,
il n’en est que très peu question dans l’ouvrage d’Audin qui se contente d’écrire
que Cartier ne les avait pas étudiés non plus…. Il me semble que les étudiants actuels
devraient reprendre le flambeau.
Très intéressant. Merci.
RépondreSupprimerMerci à vous de me lire.
RépondreSupprimerOui merci - ce fut fort intéressant...
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