vendredi 4 mars 2022

Le supplément à la somme du Pisanelle par Nicolas d’Osimo (1483).

La Préface du Supplementum


En prenant un livre au hasard dans la bibliothèque et en cherchant à savoir quels renseignements les érudits des siècles passés et, plus récemment, les historiens du livre ont pu rassembler, il n’est pas rare que mon investigation se résume à quelques maigres paragraphes.  Il y a décidément encore beaucoup de travail à venir pour les étudiants en histoire du livre. Ce fut le cas pendant longtemps pour cette impression de Cologne, dénichée il y a près d’une décennie et sur laquelle je ne savais que ce que me donnaient les 10 lignes du catalogue du libraire.

L’ouvrage s’intitule Supplementum Summae Pisanellae et Canones poenitentiales fratris Astensis. C’est-à-dire le supplément à la somme du Pisanelle et les règles de pénitence de Frère Astensis.

Ce livre fut en son temps un des plus grands best-sellers de l’occident et quand Ulrich Zell, proto-imprimeur de Cologne décida de l’imprimer à son tour en 1483, il y avait eu déjà 15 éditions précédentes. La première avait été publiée 10 ans auparavant par l’imprimeur de Venise Vindelinus de Spira. La plupart des autres à Venise également (Bartholome de Crémone, Renner de Heilbronn) mais aussi à Gênes (Mathias Moranus 1474) et à Milan (Léonard Pachel, 1479). Puis l’Allemagne se mis à son tour à en donner des éditions, à Nuremberg (1478) et à Cologne (Conrad Winters de Homborch, 1479) et enfin celle d’Ulrich Zell.

Ulrich Zell avait participé à l’aventure de l’imprimerie depuis ses débuts, probablement en travaillant dans l’atelier de Gutenberg. C’est lui qui racontera à l’auteur de la Chronique de Cologne comment la technique s’était développée et qui en avait été le génial inventeur [1].

On dit qu’Ulrich Zell avait formé dans son atelier Conrad de Homborch. Quoiqu’il en soit, les deux hommes étaient certainement restés en relation d’affaires et J-C. Brunet note que leurs fontes respectives étaient très similaires, à moins qu’ils ne se prêtassent tout simplement leur matériel. Il est arrivé que les bibliographes attribuent à Zell des impressions de Homborch, comme l’avait fait Hain pour un De Arte Amandi libri tres d’Ovide, sans lieu ni date.  Toujours est-il que c’est seulement après la mort de Conrad Homborch en 1482 qu’Ulrich Zell fit imprimer le Supplément à la Somme de Pisanella pour la seconde fois à Cologne.

Cette impression de Cologne est restée relativement confidentielle. Il n’en existe qu’un seul exemplaire dans une bibliothèque publique en France (BNF) et encore est-il incomplet. Et l’ISTC en dénombre 37 exemplaires de par le monde.

Le Supplément à la Somme du Pisanelle est un ouvrage de casuistique, organisé de façon très pratique, par ordre alphabétique.

Le résultat de ce classement méthodique se voit du premier coup d’œil, dès l’ouverture du livre, puisque toutes les lettrines peintes sont les mêmes pour une page depuis A pour Abbas (in suo monasteio…) jusqu’à Z. Lorsque l’auteur passe à une autre lettre, la première de la série est distinguée par une enluminure bicolore. Dans une série de lettres, pour une raison inconnue, l’enlumineur a voulu orner sa lettrine par une couleur qui n’était ni le rouge vermillon, ni le bleu de cobalt mais sans doute un jaune ou un vert qui n’a pas tenu au fil du temps et qui apparait aujourd’hui en grisé.

Une lettrine T grisée dont la couleur n'a pas tenu et qui, par ailleurs, ne correspond pas à la première lettre de la série des entrées de mots commençant par T. 

L’ouvrage n’a pas de titre, le feuillet a1 est blanc au recto et contient une table des abréviations au verso. Voilà une nouveauté éminemment pratique. Je ne sais pas si cette table aidait le lecteur du XVème siècle mais elle facilite la vie du lecteur d’aujourd’hui. Sachant qu’un mot sur deux est abrégé et que cette liste d’abréviations est très succincte, je ne sais pas quel critère a été retenu, sans doute les abréviations non courantes ou sujettes à interprétation. Nous y retrouvons principalement des noms propres, comme Ac pour Acursius ou Goff pour Goffredus ou Lau pour Laurentius mais pas seulement. Des choix curieux ont été opérés : F pour facit mais aussi F pour digestis (un bon latiniste doit pourvoir résoudre cela). Le nom de Guillaume (William) a posé quelques problèmes linguistiques car il est défini par deux entrées, à Guil et à VVil pour Gvvilhelmus, VVilhelmus ou Guillermus ou Guilielmus.

Le volume se termine par une table de toutes les rubriques (incipit tabula omnia rubrica…). Comme les thèmes sont dans l’ordre alphabétique les numéros des folios se suivent dans la table.  Le Supplementum est traditionnellement suivi, après la table, des Règles de pénitence de Frère Astensis, court extrait du livre V de cette somme appelée l’Astesana.

La table des rubriques

A l’origine, c’est un dominicain de Pise, Bartholomé de Saint Concord (Bartolomeo da San Concordio - 1260 - 1347), qui se faisait appeler le Pisan ou le Pisanelle ou encore le Maitre (Magistruccia), qui eut l’idée de composer vers 1288, une sorte de manuel des confesseurs (Summa de casibus conscientiae) destiné à guider les ecclésiastiques dans les méandres de la contrition, car la religion catholique est basée sur la recherche et la rémission des péchés et il n’est pas toujours évident de faire la part du bien et du mal.  Son idée fut d’imaginer une grille d’examen (on dirait aujourd’hui un maping) de tous les cas possibles classés par grands thèmes et numérotés par sous thèmes. Il y a, par exemple, 17 entrées pour le thème Impedimentum, c’est-à-dire les empêchements au mariage.

La plupart de ces thèmes sont tirés du Manuel du Confesseur de Jean de Fribourg et du droit canon, quelques fois d’une vertu ou d’un vice, ce qui donne alors lieu à un développement d’ordre moral. Cette organisation alphabétique a renvoyé aux oubliettes des bibliothèques monastiques tous les recueils qui avaient précédé. Par ailleurs, l’ouvrage était réputé synthétique (350 folios tout de même !) car le Pisanelle ne cherche pas à entrer dans les vives polémiques qui agitaient le monde intellectuel de son temps autour de la doctrine thomiste. Il cite peu ses références, à l’exception de Saint Thomas qui constitue sa source essentielle. En réalité, il laisse de côté le raisonnement et la controverse, qu’adoraient pourtant les lecteurs de l’époque, pour donner sa solution sans nuance, et le public aima cela[2].

Une double page du Supplément. Passage de l'entrée D à E

Le chapitre des entrées de la lettre A


La composition du livre par thèmes facilitait les annotations et les compléments. D’où l’intervention de frère Nicolas d’Osimo (Nicolaus de Ausimo). Ce franciscain qui vécut une centaine d’années après le Pisanelle était originaire d’Osimo près d’Ancone. Il avait fait des études de droit à Bologne, obtint le titre de docteur puis, changeant de voie, au lieu de pratiquer le droit, rejoignit les Observants franciscains pour se tourner vers l'étude de la théologie. Il fit alors la connaissance de St Bernardin de Sienne et devint l'un de ses fidèles. Il l'assista dans la réforme de l'Ordre ainsi que dans la lutte contre la corruption. Il mourut au couvent Santa Maria d'Aracoeli à Rome, peu après le milieu du XVe siècle.

Dans cet ouvrage, Nicolas d’Osimo n’a pas cherché à faire une œuvre novatrice mais à enrichir et compléter le travail de son prédécesseur. Et d’ailleurs, il intitule son ouvrage : le Supplément, tout simplement.

Dans la préface du Supplementum, Nicolas d’Osimo présente son projet et explique qu’il a cherché à corriger 2 défauts du Pisanelle, le premier serait d’avoir mal numéroté ses références et le second, plus grave car touchant le fond de l’œuvre, d’avoir proposé des solutions peu sures (valde dubia) qui nécessiteraient des rectifications et des compléments. Il reprend donc systématiquement tous les thèmes du Pisanelle et y ajoute ses propres réflexions. Par ailleurs dans cette même courte préface, il explique sa méthode graphique qui permet de bien distinguer ce qui résulte de son cru et ce qui appartient à l’original : il commence son propre texte par une lettre A et le finit par un B.

A vrai dire ses ajouts n’ont rien de très originaux. Il s’agit pour lui de mettre à jour les écrits de son collègue de Pise à partir des dernières évolutions du droit canon, mais comme il n’y a pas eu de bouleversements jurisprudentiels durant la période, ses développements sont plutôt restreints. En revanche, il s’attacha à citer toutes les références omises par le Pisanelle et à rendre à Jean de Fribourg les passages que le Pisanelle lui avait empruntés. Il le fît de façon subtile, en utilisant l’ouvrage de Jean de Fribourg comme d’une justification des thèses du Pisanelle, alors que ces dernières n’étaient qu’un copié-collé de l’œuvre amont…

Donc, vous l’avez compris, quitte à rechercher un ouvrage de casuistique imprimé au XVème siècle, il vaut mieux acheter le Supplément à la Somme de Pisanelle que tout autre manuel des confesseurs, bien moins complet. Le Supplementum finit par détrôner la Somme de Pisanelle elle-même. Il suffit de compter le nombre important de manuscrits de la Somme au XIVème siècle alors qu’il n’en sera imprimé qu’un nombre très réduit d’exemplaires au siècle suivant, pendant que le Supplément voit ses éditions incunables se multiplier.

Une page du Supplément ouverte au folio 193 dans laquelle on distingue sur la première colonne, par trois fois, les lettres A et B qui enferment les commentaires de Nicolas d’Osimo. Le rubricateur surligne de rouge le B, donc la fin du commentaire, mais non le A. J’aurais plutôt fait le contraire, mais bon …

La fin de la table des rubriques suivi des Canons Pénitentiels d’Astesanus d’Asti.

Enfin, la dernière partie du livre est un extrait de l'Astesana, ou Summa de casibus conscientiae, qui avait été rédigé en 1317 par un frère des ordres mineurs connu sous le nom tautologique d’Astesanus d’Asti, mais pour lequel on ne sait rien, sinon qu’il est sans doute originaire d’Asti dans le Piémont. Cette somme a connu aussi un certain succès ; elle est représentée dans de nombreux manuscrits médiévaux et dans une quinzaine d'éditions imprimées, ce qui témoigne de sa popularité et de son influence tout au long du XIVème et XVème siècle.  Elle était composée de huit livres, dont le livre V, sur la pénitence, pourrait être considéré à lui seul comme un véritable et bref confessionnal. Il explique les étapes du processus pénitentiel, offre quelques conseils pratiques pour le confesseur et inclut une liste de canons pénitentiels. C’est cette liste de canons qui est reprise à la suite du Supplementum.

Crosse d’évêque à laquelle pend un huchet. (Briquet n° 5803) Cette marque de papetier serait d’origine baroise (Bar-le-Duc) selon Briquet et connut une durée d’existence très courte, moins d’une douzaine d’années. On la retrouve dans des impressions champenoises, d’Utrecht et de Cologne.  

Pour revenir au travail d’Ulrich Zell, cet ouvrage permet aussi d’étudier la méthode avec laquelle le typographe assurait ses fournitures de papier. Les 350 folios ne contiennent pas moins d’une quinzaine de filigranes différents qui indiquent que celui-ci s’approvisionnait auprès de moulins à papier d’origine très variée. On trouve une coquille à la croix de Malte, une crosse d’évêque surmontée d’un huchet, un blason aux armes de France et du Dauphiné, un chien errant, une tête de bœuf surmontée d’une croix, diverses mains avec croix, etc …. En prenant l’ouvrage de référence pour cette période, celui de C-M. Briquet et en croisant les données, il apparait que c’est sans doute lors d’un passage par une foire de Champagne qu’Ulrich Zell a constitué ses stocks de papier.

Coquille à la croix de Malte (Briquet 4510). Les coquilles indiquent souvent une origine champenoise, fréquentes au XIVème siècle, elles donnèrent leur nom à un format de papier.

Filigrane aux Armes de France et du Dauphiné.


Bonne Journée !

Textor

 


[1] Chronique de Cologne : «  les débuts et les progrès de cet art m'ont été racontés de vive voix par l'honorable homme et maître Ulrich Zell de Hanau, toujours imprimeur de livres à Cologne à notre époque » (1499)

[2] Voir les Sommes casuistiques et Manuels de confession - Michaud-Quantin, 1962

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