mercredi 8 mars 2023

Une édition lyonnaise des Angoysses Douloureuses Qui Procèdent d’Amours de Dame Hélisenne de Crenne (1539)

Un roman de chevalerie dont le héros est une femme, adultère de surcroit, et qui s’exprime à la première personne, voilà qui n’est pas banal dans la littérature du XVIème siècle. L’œuvre constitue un mélange curieux qui oscille entre le roman d’amour et le classique récit de paladins. Il est classé parmi les romans sentimentaux, genre alors en vogue à Paris et à Lyon dans les années 1520-1530 [1]. Ce sont souvent de traductions d’œuvres italiennes ou espagnoles, comme la Flammette de Boccace, l’hystoire des deux parfaictz amans de Piccolomini, édition parue chez Denys Harsy en 1537, ou encore la Prison d’Amour de Diego de San Pedro. (Arnoullet, 1528).

Bien qu’inspiré de ces récits, L’ouvrage intitulé Les Angoysses Douloureuses Qui Procèdent d’Amour entrent difficilement dans une classification figée. Le paradoxe tient à ce qu’il emprunte nombre de ses procédés d’écriture à des textes antérieurs sans explorer une voie parodique. L’ouvrage se présente comme un antiroman sérieux, selon l’expression de Pascale Mounier [2]. Tout en affichant son appartenance au genre sentimental, il met ainsi à distance les traditions italienne et espagnole en même temps que la veine chevaleresque nationale. Jean-Philippe Beaulieu [3] émet l’idée qu’il s’agirait davantage d’un protoroman psychologique que d’un roman sentimental, ce qui nous semble assez juste. 

Feuillet Aiii, commencement du livre 1

La trame narrative est divisée en trois parties fort différentes. Dans la première partie du roman, Hélisenne est la narratrice et détaille ses tourments. C’est une jeune femme mariée trop jeune, qui tombe amoureuse d’un jeune homme de condition inférieure nommé Guenelic. Face à un mari jaloux qui l’accuse d’adultère et la bat, Hélisenne trouve refuge dans sa chambre où elle consigne par écrit ses réflexions et ses angoisses afin que son expérience serve d’exemple et que d’éventuels lecteurs se puissent conserver et garder que la sensualité ne domine la raison. Du mari, on ne connait ni le nom ni le prénom, il est vidé de tout individualité par la narratrice. 

Bien que très inspirée de la Flamette de Boccace, (L’epistre dedicative de Dame Helisenne est ainsi une simple réécriture du prologue italien) cette partie est la plus intéressante : Depuis sa prison, elle défend l’idée de pouvoir vivre librement. C’est une écriture de la réclusion qui commence dans la chambre de la Dame et se poursuit dans la grosse tour du château de Cabasus où son mari l’a enfermé pour contrôler son appétit vénérien. Il faut dire qu’Hélisenne avait aggravé son cas en ne cachant pas ses sentiments. Si le mari avait des soupçons, ils lui furent amplement confirmés par les propres écrits de son épouse qui reconnait n’avoir pas cherché à s’en cacher : Je n’euz la considération de cacher mes escriptures par lesquelles estoyent exibées et bien amplement déclairées toutes les fortunes bénévoles et malevoles qui m’estoyent advenues depuis que Cupido avoient sur moy domination et seigneurie.

Les rencontres des amants sont furtives, dominées par la peur d’être surpris, limitées à des échanges de regards ou de lettres. Hélisenne décrit en une image suggestive leur seul contact physique : Il venoit de passer si près de moy qu’il marchoit sur ma cotte de satin blanc. J’étois fort curieuse en habillemens, c’estait la chose où je prenaye singulier plaisir, mais au contraire, vonluntairement et de bon cueur j’eusse baisé le lieu où son pied avoit touché.

Pourtant, ne croyez pas que tout soit rose entre Hélisenne et Guenelic. Si Hélisenne se plaint amèrement de sa condition de captive, elle se plaint tout autant de son amant. En effet Guenelic s’est quelque peu vanté d’avoir séduit la belle. Elle l’apprend, se dit calomniée et l’accuse alors de tous les maux :

Ô inique et méchant jouvenceau, Ô ennemi de toute pitié, Ô miserable face simulée, parolle en fraulde et dol composée, sentine de trahisons, sacrifice de Proserpine, holocauste de Cerberus, scaturie d’iniquité, qui incessamment pullule : regarde comme présentement ta pestiféré langue (membre diabolicque) dissipante de tous biens, consumatrice du monde, sans occasion s’efforce de denigrer et adnichiler ma bonne renommée [4]. 

Chapitre XXII, Exclamation piteuse d’Hélisenne contre son ami.

Le thème de la calomnie et du mensonge revient à différentes reprises dans le récit. Hélisenne se dit victime des faulx relateurs et des dénonciateurs dont on ne saisit pas clairement de qui il s’agit et en quoi consiste la médisance. Ce personnage dénonce les amants, porte de mauvaises nouvelles pour leur nuire par intérêt, jalousie ou pure méchanceté. Le traitement allégorique de la calomnie est une lointaine réminiscence du personnage de Male Bouche le losengier dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris.

Cette première partie se termine peu après l’emprisonnement d’Hélisenne au château de Cabasus.

 A la fin de la dédicace A toutes Honnestes Dames, 
un bois représente une femme tenant une bague.

L'épître dédicatoire aux lectrices

Dans une seconde partie, la parole est donnée à l’amant Guenelic. Le titre précise que le récit est composé par Dame Hélisenne parlant en la personne de son ami ; il relate ses aventures, vécues avec son compagnon Quézinstra, afin de libérer Hélisenne. Ce livre met l’accent sur l’activité chevaleresque et n’évite aucun cliché du genre, ce qui contraste avec l’influence du roman sentimental relevée dans le premier livre. Si la première partie s’inspirait de la Flamette la seconde se rapproche du Peregrin. On assiste donc à de nombreux combats, tournois et prouesses où l’action est privilégiée. Toutefois, comme Guenelic est aveuglé par ses sentiments pour Hélisenne, le récit est ponctué de longues discussions sur l’amour.

La troisième partie est aussi narrée par Guenelic et décrit une nouvelle série d’aventures chevaleresques qui ne paraissent pas vraiment différentes de celles de la seconde partie, à ceci près que l’enchainement des situations aboutit finalement à la réunion des amants. En effet, Hélisenne est délivrée de sa prison par Guenelic, mais consécutivement au combat provoqué par son départ, Hélisenne trouve la mort ce que Guenelic ne pourra pas supporter ; il connaîtra également une fin tragique. Les deux amants finissent par se retrouver dans l’au-delà, aux champs Hélisien

Ces trois livres sont précédées d’une épître dédicatoire où Hélisenne exhorte les femmes à bien aimer, ce qui est pour le moins paradoxale, et sont suivies, en guise d’épilogue, d’une Ample narration faite par Quézinstra, le compagnon d’armes de Guenelic, sans doute écrit postérieurement, dans lequel est esquissé une brève biographique d’Hélisenne de Crenne où l’accent est mis sur l’identité énigmatique de celle qui est à la fois l’autrice, la narratrice et le personnage principal du roman. C’est la seule partie qui donne un avis extérieur sur la rencontre des deux amants.                       

A vrai dire, nous savons peu de chose sur Hélisenne de Crenne, dont l’existence a même été niée dans certaines études [5], comme ce fut le cas pour d’autres autrices du XVIème siècle, telle Louise Labé [6]. Elle serait née vers 1510 à Abbeville sous le nom de Marguerite de Briet, puis aurait épousé vers 1530 un certain Philippe Fournel, sieur du Crasne, dont elle se sépara légalement en 1552 pour aller vivre ensuite à Paris [7]. On lui doit trois ouvrages, tous parus dans un lapse de temps très court et formant une sorte de trilogie : Les Angoysses douloureuses qui procedent d'amours, composées par dame Hélisenne (1538), Les Épistres familières et invectives de ma Dame Helisenne, composées par icelle dame de Crenne (1539), Le Songe de madame Helisenne, composé par la dicte dame, la considération duquel est apte à instiguer toutes personnes de s’alliéner de vice, et s’approcher de vertu (1540).

 

Les pages de titre de l'édition de Denys de Harsy 
avec la marque dite au Dédale et la devise "ne hault ne bas médiocrement" 

L’exemplaire ici présenté a été imprimé à Lyon par Denys de Harsy en 1539. C’est la première édition lyonnaise qui suit de peu l’édition originale parisienne de Denys Janot parue en 1538. L’éditeur lyonnais est inconnu mais il s’est livré à une étude minutieuse du texte parisien et il a choisi d’en améliorer la lecture par une mise en chapitres clairement délimités par des vignettes et des titres.

Alors que le texte parisien ne contenait aucun espace de respiration, certains passages se poursuivant sur plusieurs pages sans retour à la ligne, avec des vignettes distribuées au hasard, cette seconde édition avec l’ajout d’un dizain introductif qui résume le sujet du livre et les 56 ajouts de texte sera considérée par la suite comme l’édition de référence. Elle sera reprise dans cette structuration en chapitre par les éditions postérieures, y compris les éditions parisiennes en 1540 et 1550, ce qui est exceptionnel pour un texte qui est probablement une édition pirate puisque parue pendant la période de 2 ans du privilège de Janot [8].

Qui est l’auteur de ces modifications ? Est-ce une intervention de la narratrice ? Un travail du correcteur dans l’atelier ? Mystère. Le seul indice pourrait être déduit du dizain ajouté par Harsy et joliment intitulé Hélisenne aux Lisantes. Il mérite attention car il n’existe qu’un seul autre cas connu de poème liminaire dans un roman sentimental édité à Lyon, un huitain introduisant la Deplourable fin de Flammette (Juste, 1535) dont l’auteur est Maurice Scève et qui présente quelques similitudes avec celui-ci : 

Le dizain Hélisenne aux Lisantes, adjonction lyonnaise

A noter que ce dizain s’adresse à un lectorat féminin, ce que ne faisait pas l’édition parisienne. Cible commerciale confirmé par l’introduction d’une dédicace au livre 2 destinée aux nobles et vertueuses dames.


Pages du second livre

Les vignettes utilisées par l’imprimeur Harsy sont des bois de réemploi que nous retrouvons dans différentes éditions de Marot ou de Rabelais ou encore des Héroïdes d’Ovide, à partir du milieu des années 1530, mais elles sont plus intéressantes que celles de l’édition parisienne dans la mesure où elles collent généralement au texte quand celles de Janot étaient des vignettes passe-partout sur le thème de l’amour et de la chevalerie.

Certaines, au format allongé (37x72 mm), ont une composition tripartite avec une femme ou un homme écrivant à sa table au centre, encadré de deux scènes se répondant sur les côtés. Dans quelques cas, les scènes vont au-delà du texte, comme celle tirée du suicide de Philis, où le personnage se plante un poignard dans la poitrine alors que dans le récit, Hélisenne ne fait qu’évoquer cette possibilité. Les titres des chapitres aussi promettent parfois plus que le texte qui suit. Ainsi le chapitre sur la fruition d’amour, illustré d’une belle vignette sur les travaux champêtres, n’est pas confirmé par le récit ; Les deux amants n’iront jamais jusqu’à conclure….

Le fruition d'amours

La fin de Guenelic

Le titre de ce chapitre pourrait être la morale du livre


Au final, l’intervention du sage Quézinstra dans l’épilogue laisse le lecteur fort perplexe. Le compagnon de Guenelic vient témoigner de la fin des deux amants, bien sur, mais dans quel but ? Pour dénoncer les folies commises au nom de l'amour et qui ont mené les deux amants jusqu'à la mort ou pour légitimer l’amour impudique et montrer à tous que, malgré les obstacles, les amants sont enfin réunis aux "Champs Hélisiens", en récompense de leurs tourments ? A vous de décider.

Bonne journée

Textor 



[1] Janine Incardona, Le Genre narratif sentimental en France au XVIe siècle : structures et jeux onomastiques autour des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne, Publicacions de la Universitat de València, 2006.

[2] Mounier, P. (2006). Les Angoysses douloureuses d’Hélisenne de Crenne : un antiroman sérieux. Études françaises, 42 (1), 91–109.

[3] « Hélisenne de Crenne, Les angoisses douloureuses qui procèdent d’amour », édition de Jean-Philippe Beaulieu, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « La cité des dames », no 2, 2005,

[4] Partie 1, Chapitre XXII, Exclamation piteuse d’Hélisenne contre son ami.

[5] Notamment dans la thèse d’Anne Réach-Ngô, qui conteste l’existence de Marguerite Briet en tant qu’auteur au profit d’une production émanant directement de l’atelier de Denis Janot. (Voir La Mise en livre des narrations de la Renaissance : Écriture éditoriale et herméneutique de l’imprimé, Paris IV-Sorbonne, 2005, 3 vol.

[6] Mireille Huchon, Louise Labé, une créature de papier, Genève Droz 2006.

[7] Une donation notariée d’Aout 1552 nous apprend qu’elle est séparée de biens du sieur Philippes Fournet, ecuyer, seigneur de Crasne et qu’elle demeurait à St Germain des Prés.

[8] Christine de Buzon et William Kemp, Interventions lyonnaises sur un texte parisien : l’édition des Angoysses douloureuses qui procedent d’amour d’Helisenne de Crenne (Denys de Harsy, vers 1539), dans L’Émergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance (1520-1560), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 179-196. Voir aussi Michèle Clément : Co-élaborations à Lyon entre 1532 et 1542 : Des interventions lyonnaises en réseau sur les récits sentimentaux ? -  Réforme, Humanisme, Renaissance, Association d’Études sur la Renaissance, l’Humanisme et la Réforme, 2011, pp.35-44.

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