« Je
forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura point
d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de
la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je
connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose
croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux,
au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans
lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir
lu. »
Les
Confessions, première grande autobiographie des temps modernes [1],
comprend 12 livres et fut publiée en 2 fois : les 6 premiers livres en 1782
et les suivants en décembre 1789.
L’idée
de publier l’ensemble de ses ouvrages dans une édition collective et d’y
insérer des mémoires en forme d’auto-défense pour régler ses comptes avec ses
détracteurs a cheminé lentement dans l’esprit de Rousseau. Il en forma le
projet dès 1762 alors qu'il était en exil à Môtiers, en Suisse. Son intention
était de se livrer sans retenue, comme personne ne l’avait fait jusque-là, en
racontant sa vie avec honnêteté, sans cacher ses faiblesses, ses erreurs et ses
contradictions.
Cet
ouvrage a marqué un tournant dans l'histoire de la littérature et de
l'autobiographie, en introduisant une nouvelle forme de récit personnel, plus
subjective et introspective, et il a influencé de nombreux écrivains.
Quant
aux Rêveries d’un Promeneur Solitaire, qui suivent les Confessions dans
l’exemplaire présenté, nous en recherchions une version ancienne, si
possible originale, depuis longtemps. Les dix « Promenades » qui composent les
Rêveries ont été écrites au jour le jour, sans ordre préétabli, au hasard des
rencontres, des méditations, des souvenirs. De toutes les œuvres de Rousseau,
c’est celle qui est la plus proche de nous, celle qui semble bien demeurer
comme le véritable chef-d’œuvre de l’auteur.
On
ne finirait pas d’énumérer les œuvres où l’influence du Rousseau des Rêveries
fut déterminante. C’est elle qu’on retrouve chez son disciple le plus direct,
Bernardin de Saint-Pierre ; c’est elle qui détermine (ainsi que les Souffrances
du jeune Werther de Goethe) Chateaubriand à écrire René. Tous les poètes
romantiques français subirent l’influence de Rousseau, depuis les Méditations
poétiques de Lamartine aux Feuilles d’Automne de Victor Hugo.
Mais
pour revenir à l’histoire éditoriale de ces deux textes, tout débute donc dès 1764,
quand Marc-Michel Rey, l’éditeur attitré de Rousseau, basé à Amsterdam mais
genevois comme lui, se voit proposer par l’auteur de publier l’ensemble de ses
œuvres et d’y adjoindre en supplément une autobiographie. Rey avait rencontré
l'écrivain à Genève en 1754, et dans les dix années qui suivirent, il avait
publié la première édition de toutes les œuvres majeures de Rousseau, sauf
l’Émile. La tache était ambitieuse et Rey hésita. Finalement, le projet d’une
édition collective publiée par Rey ne vit pas le jour.
Pour autant Rousseau avait déjà rédigé
quelques chapitres des Confessions et en lisait des extraits dans les cercles
parisiens. Il arrêta lorsque la police, à la demande de Madame d'Épinay, l'en
pria par crainte de voir dénigrer de trop nombreux ennemis. Ainsi pendant
presque deux décennies les Confessions restèrent sous forme de manuscrit dont
tout le monde parlait sans les avoir jamais lues.
Au
lendemain de la mort de Jean-Jacques Rousseau, le 2 juillet 1778 à
Ermenonville, le marquis de Girardin s'empressa de recueillir tous les
manuscrits de son illustre ami, dans l'intention de les publier au profit de sa
veuve. À la fin de juillet 1778, il se mettait en relation avec le Neuchâtelois
Du Peyrou, détenteur d'une grande partie des manuscrits que Rousseau avait
envoyés d'Angleterre, alors qu'il se croyait victime d'un complot. Le 4
octobre, Girardin adressait à Du Peyrou un état des manuscrits qu'il avait
rassemblés. Dans un premier temps, pas plus Girardin que Du Peyrou ne
mentionnèrent l'existence des Confessions dans les papiers dont ils avaient la
garde. Girardin informa l’éditeur Jean-Michel Rey que le manuscrit était à
l'étranger.
Nous
connaissons aujourd’hui trois manuscrits des Confessions écrits de la main de
l’auteur. Le plus ancien, conservé à Neuchâtel, fut rédigé entre 1764 et 1767.
On y retrouve une version des livres I à IV, de même qu’un long texte
introductif, connu sous le nom de « Préambule du manuscrit de Neuchâtel ».
Cette préface, qui fut entièrement supprimée dans les manuscrits suivants, est
précieuse en ce que l’auteur décrit les motifs de son entreprise. On ne sait
pas exactement pourquoi il la supprima ensuite mais la plupart des éléments abordés
dans le préambule du manuscrit de Neuchâtel sont repris à d’autres endroits du
texte définitif. Le préambule définitif, beaucoup plus bref apparaît dans les
deux autres manuscrits, celui de Paris et celui de Genève, rédigés par Rousseau
simultanément de 1768 à 1771. Ce travail de copie, effectué par l’auteur
lui-même en même temps que la rédaction des livres V à XII, est motivé par la
crainte qu’avait Rousseau que ses ennemis, de peur d’être compromis par ses
aveux, ne substituent ses papiers. Le manuscrit de Genève, réparti en deux
cahiers selon la même division que le texte définitif – la Première partie
comportant les livres I à V, la Deuxième, les livres VI à XII – est celui que
Rousseau destinait à la publication. Il le remit, à cet effet, à son ami Paul
Moultou, en mai 1778, avec pour instruction de ne le publier que longtemps
après sa mort et celle des autres personnes mises en cause par son récit.
Les
exécuteurs testamentaires ne suivirent pas cette volonté et les six premiers
livres des Confessions, jugés sans doute moins sulfureux que la suite, furent
donc publiés à Genève, par la Société typographique, sans doute en Janvier ou
Février 1782, quatre ans après la mort de l’auteur.
La
réaction de Goethe fut enthousiaste. Il écrivit à Charlotte von Stein le 9 mai
1782 :
«
Ma mère m’a envoyé la belle édition de Rousseau récemment publiée à Genève.
Les Confessions y sont. Je n’en ai consulté que quelques pages, ce sont des
étoiles scintillantes ! »
La
manière dont il en parle laisse penser qu’il avait en main l’une des éditions
collectives car les
Confessions et les Rêveries figurent dans les tomes X (pour l'édition in-4),
XIX et XX (pour l'édition in-8), XX et XXI (pour l'édition in-12) de la
collection des Œuvres Complètes et les tomes VIII et IX des Œuvres Posthumes,
toutes datées de Genève MDCCLXXXIII (1782).
En
effet, la Société Typographique de Genève mis sous presse plusieurs éditions simultanément
en 1782. Elle envisageait de publier une édition in-quarto illustrée pour les
connaisseurs, une édition in-octavo non-illustrée pour un public plus large,
tandis qu’une édition in-12 devait rester en réserve pour contre-attaquer les
inévitables pirateries. L’édition in-quarto prit un peu de retard à cause de la
livraison tardive des gravures et comme le public attendait impatiemment la
parution des Confessions, La Société Typographique en fit une édition séparée,
au format in-8, sans gravure. C’était aussi une façon de rentabiliser cette
opération couteuse et d’avoir l’avantage sur les contrefaçons qui allaient
nécessairement voir le jour.
Laquelle
de toutes ces productions peut être qualifiée d’édition originale des
Confessions ?
Le
débat fut vif et la réponse longtemps incertaine mais il est aujourd’hui
convenu de donner la priorité, selon toute vraisemblance, à l’édition séparée
en deux tomes de format in-8 [2]. Elle porte comme titre Les
Confessions de J.J Rousseau, suivies de Rêveries du Promeneur solitaire, avec
l’indication Genève et la date de 1782 sur les titres, sans référence à un
numéro de tome ou comme supplément d’une édition collective. Elle est imprimée
en gros caractères (d’où son nom d’édition en gros caractère) ; le tome
I se compose de 2 ff. lim. n. ch. pour le faux-titre et le titre et de 471 pp.
ch. ; le tome II de 2 ff. lim. n. ch. pour le faux-titre et le titre et de 279
+ 300 pp. ch. (pour les Rêveries) – toutes caractéristiques présentes dans
l’exemplaire présenté dans l’illustration de cet article. [3]
Les
livres VII à XII des Confessions ne seront publiés qu’en décembre 1789 mais au
format in-4. Il n’existe donc pas d’édition originale séparée des 12 livres des
Confessions de format identique. La première édition complète de l’ouvrage,
dans laquelle sont rétablis les noms et les épisodes supprimés en se basant
cette fois sur le Manuscrit de Paris, parut en 1798 et connut douze rééditions
parisiennes avant 1824. Le manuscrit de Neuchâtel fut publié pour la première
fois en 1909 par les Annales de la société Jean-Jacques Rousseau et se trouve
aujourd’hui dans le tome premier des Œuvres complètes de Rousseau dans la
Pléiade.
Une autre question demeure en suspens :
existe-t-il plusieurs tirages ou des contrefaçons de l’édition en gros
caractères ?
Avenir
Tchémerzine pensait que l’édition originale était celle du supplément de
l’édition collective, mais il avait un doute et a marqué sa proposition d’un
point d’interrogation. La réédition de la Bibliographie des éditions
originales et rares d'auteurs Français complétée avec les notes du libraire
Lucien Scheler apporte quelques précisions. Il est mentionné que l’édition
séparée se reconnait à ce que le fleuron sur les titres représente une urne, le
bandeau gravé sur bois en tête du texte de chaque volume est un paysage et les
culs de lampe sont soit des groupes de maisons, soit une sphère traversée d’une
flèche. Et il est ajouté qu’une contrefaçon assez proche par sa collation de
cette édition originale se reconnaîtra aisément à ce détail que le fleuron sur
les titres au lieu d’être une urne est une rose. D’autre part, si la collation
du tome I est identique à celle de l’originale, le texte du tome II compte 280
+ 295 pp. ch. Au lieu de 279 + 300.
Cette
affirmation a mis le doute dans l’esprit de quelques libraires sérieux comme
Camille Sourget qui proposait à la vente un exemplaire tout à fait semblable au
nôtre c’est-à-dire qui possède la collation de l’édition en gros caractère (2)
ff.- 471 pp. (2)ff. 279 + 300 pp. mais dont le fleuron du tome 1 est une rose
et le fleuron du tome 2 une urne.
Camille
Sourget avançait donc l’hypothèse que « les deux volumes du présent
exemplaire reliés à l’époque chez l’éditeur même nous amène à penser que cette
contrefaçon pourrait être un second tirage de l’originale puisque le fleuron de
titre du tome Ier est ici une rose tandis que le fleuron de titre du tome
second est bien une urne. Nous avons donc le tome premier en second tirage ou
contrefaçon et le tome second en premier tirage de cette fort rare édition
originale de 1782 imprimée en gros caractères en deux tomes à Genève. »
Cette
conclusion paraissait logique, pourtant tous les exemplaires qualifiés
d’édition originale dite en gros caractères que nous avons pu consulter
présentent cette même particularité d’une rose sur le tome premier et d’une
urne sur le tome second, en ce compris l’exemplaire accessible en ligne sur
Gallica. Nous n’avons pour l’instant rencontré aucun exemplaire avec une urne
sur les deux tomes. Il faut donc conclure que ce n’est pas le fleuron qu’il
convient de prendre en compte pour reconnaitre une contrefaçon mais le nombre
de pages des tomes. Il parait peu vraisemblable que seule la contrefaçon (ou un
second tirage) du tome premier ait subsisté.
Mais nous savons que les bibliophiles rêvent toujours d’atteindre l’inaccessible
exemplaire, il ne reste donc plus qu’à localiser un tome premier des
Confessions paru à Genève en 1782 avec une urne comme fleuron sur la page de titre….
Bonne Journée.
Textor
[1] P. P.
Clément, Dictionnaire des Œuvres ; En Français dans le texte, 162.
[2] Les
travaux en lien avec les commentaires publiés dans la livraison de juin 1782 du
Journal Helvétique montrent bien que cette édition séparée dite « en gros
caractères » est bien la toute première. Cf F. Michaux L'Édition originale de la première partie des
"Confessions" de J.-J. Rousseau in Revue d'Histoire littéraire de
la France, 35e Année, No. 2 (1928), pp. 250-253). Il donne Février 1782 pour la
2ème livraison des Œuvres Posthumes, Mars 1782 selon un prospectus accompagnant
la 3ème livraison des Œuvres complètes et sans doute Janvier ou Février pour
l‘édition séparée parue quasi- simultanément avec la 2ème livraison des Œuvres
Posthumes.
[3] Voir les
travaux de Bernard Gagnebin pour l’édition de la Pléiade.
Merci beaucoup, toujours aussi intéressantes vos recherches; Bon weekend! :)
RépondreSupprimerMerci Sandrine ! Votre oeil d'expert a dû remarquer que la coiffe du T2 mériterait un petit lifting.... :)
RépondreSupprimer:)
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