Le comte Baldassare Castiglione, né à Mantoue en 1478 et décédé à Tolède en 1529, était militaire, diplomate mais aussi poète et écrivain à ses heures ; Il servit plusieurs cours d'Italie du Nord : Milan, Mantoue, Urbino. C'est dans cette dernière ville, en 1504, qu'il fit la connaissance de Raphaël Sanzio et qu’il devint son ami. Envoyé à Rome comme ambassadeur, il y retrouva le peintre qui exécuta son portrait vers 1514-1515. Raphael a donné de son ami l'image de la perfection, celle du plus parfait gentilhomme, considéré par tous comme l'arbitre des élégances.
En 1528, il publia à Venise, chez
Alde Manuce, un manuel de savoir-vivre : Le Livre du courtisan (Il Cortegiano)
qui connut un grand succès. Il y décrit les qualités nécessaires à la vie de
cour. Parmi ses conseils, il préconise de fuir l'affectation, d’user en toute
chose d'une certaine désinvolture pour donner l’impression que tout est simple
et ne demande aucun effort.
L’ouvrage est conçu sous forme de dialogue ; Il s’agit d’une suite de conversations, étalées sur quatre soirées, échangées entre amis dans le cadre enchanteur du palais ducal d’Urbino, siège de la cour des Montefeltre, l’une des plus raffinées d’Italie. Parmi les interlocuteurs, on rencontre la duchesse Elisabeth d’Urbino, le cardinal Bibbiena, évidemment Pietro Bembo, Julien de Médicis et l’Arétin. Il s’agit de former en paroles un courtisan parfait. Les sujets abordés sont nombreux : vie en société, politique, problème de la langue, musique, arts, femme et amour. Loin d’un simple manuel de savoir-vivre, il s’agit d’un véritable traité philosophique sur l’idéal de la société de cour.
Le livre premier s’attache à
décrire le courtisan au physique tandis que le livre second détaille son
comportement. Le tiers livre s’intéresse aux dames de cour et Castiglione
observe que l’égalité entre homme et femme est inscrite dans la nature et dans
l’histoire. Enfin le quart livre conclue sur le Prince idéal qui est l’apex du
courtisan.
François 1er fut séduit par le
personnage et l’aurait incité à finir son ouvrage. Si les guerres d’Italie
n’avaient pas contrarié les relations entre la France et les principautés italiennes,
il aurait pu être le dédicataire du livre [1].
L'auteur lui fit toutefois présenter un exemplaire par l'intermédiaire de
Lodovico Canossa, ambassadeur de France à Venise.
Comme la mode était aux
traductions en français pour donner à cette langue le statut de langue littéraire,
Francois 1er demanda à Jacques Colin d’Auxerre, secrétaire de la
chambre du roi, une traduction de l'ouvrage.
Et c’est là que l’histoire éditoriale de cette œuvre est intéressante à démêler car ce n’est pas Jacques Colin qui entama l’entreprise de traduction mais un certain Jehan Chaperon, obscur poète, pour lequel nous n’avons aucun détail biographique. Il a écrit des poésies en langue populaire qui ne manquent pas de charme, notamment des noëls et des cantiques et il a donné quelques traductions. Il se surnommait le "Lassé de Repos" et sa devise était "Tout par soulas". Mais il n’avait certainement pas ses entrées à la Cour et sa langue, proche du parler populaire, n’était pas vraiment adaptée à la traduction de l’œuvre, alors que la langue de Castiglione riche et d'une harmonieuse sobriété est l’une des expressions les plus pures de la Renaissance italienne.
Pour une raison inconnue,
peut-être la lenteur de son travail ou sa difficulté à retranscrire l’élégance
de Baldassare Castiglione, Jehan Chaperon ne traduisit que le premier des
quatre livres du Courtisan. Jacques Colin prit la suite et le style de l’œuvre
s’en ressent nettement [2].
L’édition originale partielle [3]
de la traduction française parut en avril 1537 chez Jehan Longis, titulaire du
privilège, associé à Vincent Sertenas avec les caractères de Nicolas Cousteau (B
96 et B 82). Les deux associés tenaient boutique au Palais, dans la galerie qui
mène à la Chancellerie. C’est un recueil in-8 de 228 ff., composé en lettres
gothiques, une bâtarde peu élégante qui souleva la juste critique de François
Juste, libraire lyonnais qui préparait concomitamment une édition avec Etienne
Dolet sur la base d’un autre manuscrit en circulation.
Voyant qu’il avait été pris de
vitesse – sa propre édition ne paraitra qu’en 1538 après une révision par Melin
de Saint Gelais – et sans doute furieux de voir ses efforts ruinés par un
concurrent parisien, il ne put s’empêcher de critiquer vertement l’édition
originale qui, selon lui, était remplie de fautes, bâclée et tout simplement
affreuse car les lettres gothiques étaient très démodées pour ce genre de
littérature :
Cestoit d’une aultre
traduction encore quasi inelegante et mal correcte […], procedant non du
traducteur, mais par la faulte, comme il est aisé a veoir, de l’impression qui
est de lours et gros caracteres, desquels desja a long temps on n’use plus aux
bons auteurs imprimer [4]
A l’en croire, la lourdeur de la
typographie plus que la lourdeur de la traduction rend nécessaire une autre édition.
Pour se démarquer François Juste soigne la présentation, son édition est
enrichie d’élégantes bordures à l’italienne gravées sur bois qui offre au
lecteur un spécimen du nouvel art du livre.
Jehan Longis avait-il eu
connaissance de cette critique ? C’est possible dans la mesure où il était
en relation avec le milieu lyonnais, notamment avec Denis de Harsy à qui il céda
son privilège dès 1537. Toujours est-il qu’il fit paraitre, très peu de temps
après l’édition gothique, une seconde édition, en lettres rondes, complétée
d’un prologue de l’auteur de 11 pages (adressé, ce qui n’est pas mentionné, à Michel
de Silva évêque de Visée [5]),
d’une petite poésie de Jehan Chaperon et de substantiels ajouts dans le livre
2, ce qui fait de cette édition en lettres rondes la première à présenter une
version intégrale du texte [6].
Cette édition parisienne est
différente de l’édition lyonnaise en lettres rondes de Denis de Harsy parue
cette même année 1537 par cession du privilège de Jehan Longis. L’édition à la
marque d’Icare, de Denis de Harsy, possède un titre distinct (Les Quatre
Livres du Courtisan) et utilise des lettrines et des caractères propres. Par
ailleurs l’édition lyonnaise corrige de nombreuses fautes, comme par exemple,
au début du prologue, le nom du duc François Marie de la Duchesne Roncere
(?) en François Marie de la Rovere. Ce qui permet de déduire que
l’édition parisienne en lettres rondes est antérieure à l’édition lyonnaise.
La Bibliothèque nationale ne
possède que l'édition imprimée en caractères gothiques et Guy Bechtel ne
signale pas celle en caractères ronds, qui n'est décrite par les exégètes qu'à
partir d'un seul exemplaire, conservé à la Herzog August Bibliothek de
Wolfenbüttel (cote 123.6 Pol.) et identifié par Klesczewski [7].
Un autre exemplaire, vendu il y a quelques années, est décrit dans les archives
de la Librairie Larchandet [8].
Il pourrait en exister 7 exemplaires en tout, en comptant celui de la
Bibliotheca Textoriana.
L’ouvrage est en 2 parties en un
voume in-12 de 146 feuillets signés a-s8 et t2 (t2 blanc) et 114 feuillets signés a-o8 et p2
(p2 signalé parfois comme blanc mais contenant au verso la marque de l’imprimeur
Jehan Longis). L’œil aiguisé de Benoit Galland (Librairie Trois Plumes, Angers)
a permis de découvrir qu’il manquait à notre exemplaire le feuillet 88 dans le
cahier L mais que ce manque ne résultait pas d’un feuillet en déficit, puisque
le texte se suit parfaitement, mais d’une recomposition du cahier au cours de
l’impression.
En comparant le texte de notre
édition avec celui qui a été numérisé à la bibliothèque Casanata de Rome, il
apparait que le texte du feuillet 85 a entièrement disparu. Il contenait un commentaire acerbe sur les pratiques à la cour de France :
Et si vous prenez garde à la
court de France (laquelle est aujourd’hui une des plus nobles de chrétieneté) vous
trouverez que tous ceulx qui y ont grace, universellement tiennent du
presumptueux, & non seulement lung avecques laultre : mais encores avecques
le Roy mesmes. Ne dictes poinct cela dict messire Federic….
Mais le protagoniste réplique et
étaye son raisonnement avec une comparaison entre les cours de France et
d’Espagne.
Pour supprimer ce passage sur la
Cour de France il a fallu supprimer tout le feuillet 85 recto-verso, tout en
maintenant la continuité du texte, ce qui a conduit à retoucher le début du
feuillet suivant (f°86). Ainsi, sur l’exemplaire numérisé, le f°85 recto
commence par : … [mo]dération, quant à moy ie nen congnois pas ung… etc,
et le f°86 recto commence par |sa]donner a chercher grace ou faueur par
voyes indeues ou vicieuſes, etc . Sur notre exemplaire, le f°84 se termine de
la même manière : …mo [dération] et le f.85 commence par : [mo]deratiõ a chercher grace ou faueur par voyes indeues ou
vicieuſes, etc.
Ainsi le feuillet 86 (gratté
d’un i pour devenir le 85) a été modifié pour raccorder le texte du feuillet 84
sur le mot modération. Il a juste fallu transformer le premier mot du feuillet
86 [sa] donner en [mo ] dératiõ.
Comme le texte entier du feuillet 85 avait été supprimé, la pagination ne se suivait plus. Les folios 86, 87 et 88 anciens ont donc été grattés d’un i et il bien fallu sauter un numéro pour ne pas à avoir à refaire toute la numérotation jusqu’à la fin du livre ; c’est donc le numéro du folio 88 nouveau qui a disparu. Ainsi, il n’y a pas de saut de numérotation dans le cahier mais uniquement au changement de cahier, probablement pour que le cahier soit plus facile à classer pour le relieur.
Quelques images rendent les choses plus faciles à comprendre qu’une longue explication :
Il semble clair que le passage a été censuré non par un lecteur mais dans l’atelier même de l’imprimeur, ce qui en fait une seconde émission par rapport à l’état premier de l’édition en lettres rondes.
Jehan Longis acceptait toutes les
critiques du livre de Baldassare Castiglione tant qu’il s’agissait des cours
d’Italie mais il aurait sans doute été dangereux de laisser passer une critique
qui touchait directement la cour de France et notamment le roi lui-même. L’affaire des placards (1534) et sa
terrible répression était encore dans tous les esprits. L’imprimeur Augereau, étranglé
et brûlé place Maubert, en avait fait les frais. Etienne Dolet, éditeur de la
traduction lyonnaise du Courtisan, n’allait pas tarder à subir le même
sort, non pour avoir publié le Courtisan mais pour des motifs religieux.
Dans tous les cas, il valait mieux rester prudent.
La censure peut se comprendre, en
revanche nous voyons mal pourquoi Jehan Longis aurait attendu d’imprimer une première version en caractères ronds avant d’effectuer cette
modification du texte. Ce passage lui avait-il initialement échappé ? Avait-il eu des remords tardifs ? Y avait-il eu
plainte ? Fut-il obligé de se plier à un jugement du Chatelet ? Ou
bien, s’agissait-il d’un exemplaire unique spécialement destiné à un haut
personnage particulièrement susceptible ?
Voilà du travail pour de futurs chercheurs. Pour répondre à ces questions,
il conviendrait de collationner tous les exemplaires de l’édition en lettres
rondes, afin de savoir combien d’exemplaires de cette édition, déjà très rare, sont
en version expurgée du feuillet 85. L’entreprise est possible mais couteuse en
frais de déplacement car les exemplaires identifiables comme étant en lettres rondes sont à Madrid,
Munich, New York, Rome, Wolfenbüttel et peut-être un 6ème exemplaire à Grenoble.
Mais c’est tout le charme de la
bibliophilie que de nous faire voyager dans le temps et dans l’espace.
Bonne Journée,
[1] Voir Defaux (G.), "De la traduction du Courtisan à celle de l'Hecatomphile : François Ier, Jacques Colin, Mellin de Saint-Gelais et le Ms. BnF Fr. 2335", BHR, LXIV, (2002), p. 513-548.
[2] Mais les
spécialistes s’accordent à dire que c’est la 4ème traduction, celle
de Gabriel Chappuy, qui est à la plus fidèle au style du Castiglione.
[3] Cette
édition ne comprend ni le « Prologue au lecteur », ni une partie du Livre II.
(Mazarine, Rés. 28 212 ; BNF, rés. *E 592).
[4] Épître
de François Juste à Jean du Peirat, dans Castiglione, Le Courtisan, Lyon,
François Juste, 1538, f. 59v° (numérisation et transcription disponible sur le
site des BVH) rapporté par Remi Jimenès in Défense et illustration de la
typographie française : le romain, l’italique et le maniérisme sous les presses
parisiennes à la fin du règne de François Ier. Poco a Poco. L’apport de
l’édition italienne dans la culture francophone, Brepols, pp.223-261, 2020,
978-2-503-59028-8. Hal-02955969.
[5] Don
Miguel Da Sylva (Evora vers 1480 - Rome 1556), conseiller de João III,
'Escrivão da puridade', évêque de Visée en 1526, futur cardinal ; sans doute
devenu ami de Castiglione en fréquentant la Curie de Clément VII. Pourtant,
hors du prologue initial, Castiglione n'en parle plus, les 4 livres étant
dédiés 'in texto' au défunt « carissimo » Alfonso Ariosto (1475-1525), cousin
de l'Arioste. Voir à ce sujet Cortegiano et cortes ão. Baldassarre Castiglione
e D. Miguel da Silva de Rita Marnoto, CIEP Genève
[6] Provenances
de notre exemplaire : « E.C. », XIXe, qui a laissé une note en garde ; H
Fonteneau, bibliophile parisien (quatrième vente, 15-18 mars 1906, n°111) ;
André Lebey (1877-1938), écrivain, avec la note autographe « acheté trop
cher - 28f ! Vente Fonteneau 15/03/05 ALebey ».
[7] R.
Klesczewski, Die französischen Übersetzungen des « Cortegiano » von Baldassare
Castiglione, Heidelberg, 1966, 177,n°2.
[8] Voir la
notice dans les archives de la librairie : https://www.lardanchet.fr/castiglione-b..-fr.html
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