lundi 3 mars 2025

Epithalame sur le mariage de Philibert-Emmanuel de Savoie par Joachim du Bellay (1559)

 Au XVème et XVIème siècle, les guerres d’Italie furent une longue suite de conflits menés par Charles VIII et ses successeurs pour faire valoir ce qu'ils estimaient être leurs droits héréditaires sur le royaume de Naples, puis sur le duché de Milan. La Savoie, prise entre les deux territoires, fut alors envahie par les français à maintes reprises, conduisant les souverains de Savoie à se tourner vers les Habsbourg.

Philibert-Emmanuel de Savoie qui avait seize ans en 1544 quand François 1er occupa la Savoie, voulut reconquérir les territoires perdus par son père et se montra un vaillant capitaine au service de Charles Quint. Après des conquêtes et des revers, financièrement épuisée, la France voulait en finir, d’autant qu’elle avait désormais d’autres préoccupations avec la montée du protestantisme. Elle conclue une trêve qui lui était assez favorable, célébrée par Joachim du Bellay, la trêve de Vaucelles [1], rapidement rompue par les intrigues du pape Paul IV Carafa (1555-1559). Henri II se lança donc à nouveau dans la bataille mais la défaite de Saint Quentin mit fin à la onzième et dernière guerre d’Italie. Le 2 avril 1559, la France signait le traité avec l'Angleterre et le 3 avril celui avec l'Espagne et le duché de Savoie : c'est la paix du Cateau-Cambrésis.

Page de titre de l’épithalame

Premiers vers de l'Epithalame 

Comme en France tout se termine par un banquet, il fut décidé de célébrer la paix retrouvée par un double mariage : La fille ainée de Henri II, Elisabeth, fut offerte à Philippe II d’Espagne et la sœur du roi, Marguerite de France, à Philibert-Emmanuel de Savoie. C’était une manière diplomatique de resserrer les liens entre les trois pays. Pour Marguerite, le projet de fiançailles datait de plus de sept ans déjà.

La princesse, qui n’était plus toute jeune, était fort instruite et protectrice des poètes. Joachim du Bellay, tout juste rentré de son exil romain, fut choisi pour écrire un épithalame qui devait être joué par les trois filles de son ami Jean de Morel au cours du banquet de mariage. La docte Camille, l’ainée, vêtue en Amazone, aurait donné la réplique à sa sœur Lucrèce déguisée en dame romaine et à Diane figurant la déesse de la chasse, arc et flèches au poing, tandis que leur frère Isaac jouait le rôle du poète [2].

Joachim du Bellay était un familier du couple formé par Jean de Morel et Antoinette de Loynes [3]. Il fréquentait le salon littéraire que ceux-ci tenaient rue Pavée (actuelle rue Séguier), proche de saint-André-des-Arts. Il y croisait Salmon Macrin, George Buchanan, Michel de L'Hospital, Scévole de Sainte-Marthe, Nicolas Denisot…

Mais tout ne se passa pas comme prévu. Henri II ayant reçu un éclat de lance fatal dans l’œil au cours d’un tournoi organisé pour les festivités, la cérémonie de mariage fut précipitée et les réjouissances annulées. L’épithalame ne fut donc pas représenté. Du Bellay dut en avoir des regrets car Jean de Morel proposa qu’il soit joué dans sa maison au cours d’une représentation privée à laquelle, parait-il, assista Ronsard. Maigre consolation pour celui qui attendait certainement une autre exposition médiatique, voire une récompense de la princesse de Savoie pour laquelle il vouait une admiration qui n’était pas feinte. [5]  

Pièce donnée par Charles Utenhove tout à la gloire du poète angevin

Un épithalame est un poème nuptial destiné à célébrer le couple de mariés. Exercice courant à la Renaissance et souvent très convenu. Joachim du Bellay aurait pu en faire un texte purement politique, comme l’avait été la Trêve de Vaucelles. Mais il choisit de donner à son poème un tour léger et intimiste, voire discrètement érotique, dans lequel les trois filles de Jean de Morel tiennent une place non négligeable, à croire que le poète souhaitait autant flatter son ami que Marguerite de France. En effet, du Bellay se montre très admiratif devant leur beauté autant que devant leur éducation. Il fait différentes allusions à leur aspect physique digne de déesses et, ainsi qu’il l’explique dans l’avis au lecteur, il n’a même pas eu besoin de changer leur prénom puisqu’elles portent déjà des noms de divinités. 

La saynète débute curieusement dans la chambre même des jeunes filles, encore couchées dans leur lit, réveillées par leur mère, surprises par le poète, trois vierges haletantes aux tresses blondes. Nous ne connaissons pas l’âge des filles de Jean de Morel mais il apparait que du Bellay ne les considère plus comme des enfants : Trois vierges bien peignees, / Vierges bien enseignees, … Leurs tresses blondoyantes / Voletoient ondoyantes / Sur leur col blanchissant / Leurs yeux, comme planettes, / Sur leur faces brunettes / Alloient resplendissant….Leur poictrine haletante / Pousse une voix tremblante, / Qui doulcement fend l’air / Et semblent les craintives / Trois joncs, que sur leurs rives / Un doulx vent fait branler.

Exemplaire dont Jean-Paul Barbier avait souligné l’exceptionnelle grandeur des marges
 (Hauteur 229 mm)

Puis les jeunes filles quittent leur maisonnée et traversent la Seine pour le palais des rois, lieu de la cérémonie :  Allez trouver la plaine, / Ou le Dieu de la Seine / Recourbe tant de fois, / De son onde écumeuse / Bat ceste Isle fameuse, / Le sejour de noz Roys.

Alors, confrontées au monde de la Cour princière, le style devient plus solennel, chacune tient un rôle distinct : Diane, la plus jeune, traite de la délicatesse de la Duchesse de Savoie, Lucrèce développe le thème de l'amour nuptial et Camille, d’une voix guerrière, appelle le Duc à mettre ses talents militaires au service de la religion, c’est-à-dire la lutte contre les protestants.    

C’est le moment pour du Bellay de placer quelques messages politiques, louer Henri II et Philippe II, leur stratégie d’alliance et de défense de la foi catholique. L’union du couple princier synthétise cette politique au service de la paix retrouvée. Le mot de la fin est laissé au dieu Mercure :

Pour dechasser Bellonne, / Et sa troppe felonne, / Bannie pour jamais, / Des Dieux la prevoyance /  Gardoit ceste alliance, / Instrument de la paix : / Afin qu’avec l’Espaigne / La France s’accompaigne, / Pour, d’un commun accord, / D’Europe, Asie, Afrique, / L’adversaire publique / Repousser dans son fort.

A la suite de l’épithalame proprement dit, l’ouvrage contient deux autres pièces inédites de du Bellay, l’une commençant par Comme un vase ayant etroicte bouche, et l’autre est un dystique latin dont l’incipit est Qualia virtuti, virtus si nuberet ipsaA ces textes, Fédéric Morel a fait ajouter une pièce du poète et humaniste gantois Charles Utenhove, qui avait été le précepteur de Camille, Lucrèce et Diane. Elle est présentée comme étant sur le même sujet mais c’est davantage une louange de du Bellay lui-même que du couple princier !    

 

Reliure en maroquin janséniste grenat signée René Aussourd (1884-1966)

De son coté, Ronsard aurait bien voulu célébrer aussi l’évènement mais il avait été en quelque sort pris de vitesse par Du Bellay, à moins qu’il ait jugé plus décent d’attendre quelques temps avant de publier ses propres poèmes compte tenu du décès tragique d’Henri II. Arrivant après la noce, il lui fallait trouver un angle différent.  Cela donnera le Discours à treshault et trespuissant Prince, Monseigneur le duc de Savoie et le Chant pastoral à Madame Marguerite, Duchesse de Savoie. Deux textes sévères et didactiques qui semblent prendre le contrepied de la pièce composée par du Bellay, Autant le poème de l’angevin était léger et plein d’allégresse, autant ceux de Ronsard sont sombres et convenus. Il se montre même très critique vis-à-vis de la royauté, déçu de n’avoir pas eu le soutien qu’il attendait des princes et peut-être aussi quelque peu jaloux de la belle prestation de du Bellay [4].

Bonne Journée,

Textor


[1] Lire ici un précédent article de ce blog sur la Trêve de Vaucelles https://textoriana.blogspot.com/2021/08/la-treve-de-vaucelles-ou-la-conscience.html

[2] Pierre de Nolhac a retrouvé à la Bibliothèque Nationale le synopsis de la représentation (Nolhac 1, 177 n1)

[3] Il était le parrain d’un des enfants issus d’un premier mariage d’Antoinette de Loynes.

[4] Pour une analyse détaillée de l’épithalame, voir Adeline Lionetto. “ Le mariage de Marguerite de France et du duc de Savoie : du triomphe de l’épithalame de Du Bellay au Contre-Hyménée de Ronsard ”. L’Année Ronsardienne, 2021, 3.

[5] Nicolas Ducimetière nous rappelle que plusieurs poèmes des Regrets sont consacrés à Marguerite de France et que le poète éprouvait une réelle tristesse à être séparé de sa protectrice pendant tout son séjour à Rome. Cf. Mignonne, Allons voir… n°92.