Il y a un peu plus d’un an le musée Dobrée à Nantes réouvrait ses portes après une bonne dizaine d’années de fermeture. La maison de ce collectionneur féru d’antiquité, de sculptures du moyen-âge, de manuscrits enluminés et de tableaux de toutes les époques est une caverne d’Ali-Baba que je n’avais jamais visitée avant ce dernier week-end.
C’est dans les sous-sols du
musée que je suis tombé sur une inscription romaine gravée dans un bloc qui
semble être du calcaire mais qui est en fait un moulage en plâtre. Il est écrit
: NUMINIBUS AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS
ACTORUM VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.
C’est une dédicace aux
divinités (numina) des Augustes et au dieu Volianus, appellation locale
de Vulcain. L’affichette sous la pierre donne une traduction intégrale pour les
visiteurs du musée : Aux Numen Augustes et au dieu Vulcain, Marcus Gemellius
Secundus et Caius Sedatus Florus, représentants des habitants du quartier du
port, ont bâti une tribune par souscription publique.
L’inscription me disait
vaguement quelque chose. Et pour cause, j’ai dans un coin de la bibliothèque un
petit opuscule intitulé Explication historique et littérale sur une
inscription conservée à Nantes, imprimé à Nantes en 1723 par les soins de
Nicolas Verger, qui cumulait les titres d’imprimeur du Roy, de la Ville, de la
Police et du Collège. [1]
La pierre en question a fait
couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en 1580 [2]. Cette année-là des
ouvriers déblaient les matériaux issus de la démolition de la porte Saint
Pierre. La ville est trop à l’étroit dans ses remparts, il faut gagner de
l’espace. Parmi les gravats, ils découvrent un bloc monolithe, sans doute
utilisé en réemploi dans la muraille. Sur ce bloc figure une inscription. Ils
préviennent les édiles qui la font transporter dans la cour de l’hôtel de
ville.
La mode était à la
redécouverte de l’Antiquité et les inscriptions anciennes suscitaient beaucoup
d’intérêt. Les amateurs éclairés recherchaient des preuves de l’antiquité de la
ville. Or justement, Nantes ne possédait que très peu de témoignage de sa période
romaine et l’inscription sur la pierre pouvait donner des indications sur son
histoire [3]. C’est Pierre de Biré,
professeur de droit, avocat du Roy et savant antiquaire qui eut l’idée de
l’incorporer en 1623 dans une galerie en construction à l’hôtel de ville [4] où Dubuisson-Aubenay la
voit et la décrit en 1632 : M. de Cornullier, chargé de la direction des
bâtiments publics en qualité de Trésorier de France & grand Voyer, fit
placer ce Marbre dans la Galerie neuve construite par ses soins en 1606. Où il
se voit à présent. [5]
La première relation de la
découverte ne sera publiée qu’en 1636 par l’oratorien Pierre Berthault [6] ce qui relance l’intérêt
pour le texte de l’inscription. Suivront la même année deux autres
communications sur ce texte, l’un par Albert le Grand de Morlaix et l’autre par
Biré de la Doucinière [7].
Aussi curieux que cela puisse
paraitre et bien que le texte soit court, facile à lire et peu abrégé,
l’interprétation de ces quatre lignes va entrainer des débats passionnés entre
latinistes, de multiples interprétations et de savantes polémiques, si bien
qu’en 1808 Pierre-Nicolas Fournier recensait 32 publications traitant du sujet
dont celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, lequel avait déjà publié l’année
précédente la publication de Moreau de Mautour. D’après ses dires, il
s’agissait d’une interprétation différente : L'Imprimeur croit devoir
avertir que l'Explication qu'il donne aujourd'huy, de l'ancienne Inscription de
Nantes, est nouvelle, différente de celle qu'il imprima l'an passé. Il espère
que le Public qui a bien reçu la précédente, recevra encore mieux celle-cy
& lira des choses qui ne luy laisseront aucun doute sur le véritable sens
des paroles & le Dieu marqué dans l'Inscription.
L’auteur de l’Explication
Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes a préféré
rester anonyme mais comme il indique « par ***** prêtre du diocèse de
Nantes » il est à peu près certain qu’il s’agit de Nicolas Travers, un
théologien qui publia plusieurs ouvrages sur la religion et qui se piquait
d’histoire locale. Nous avons conservé de lui une étude sur les Princes et
comtes seigneurs de Nantes, depuis les Romains jusqu'à l'an 1750, petit
in-octavo de 32 pages imprimé par le même Nicolas Verger.
La Bibliothèque Nationale
conserve une dizaine d’ouvrages dont Nicolas Travers est l’auteur,
principalement des monographies historiques, mais n’a aucun exemplaire de celui
traitant de l’inscription de Nantes.
Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y. Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011) n’aient définitivement clos le sujet.
Dom Lobineau fait figurer
l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de Bretagne (1715) [8]. Il ne nous donne pas de
traduction littérale mais nous dit qu’il est à présumer que ce tribunal était
le siège destiné à juger des affaires des marchands, autrement dit le siège du
consulat. Les 2 lettres CM signifieraient apparemment communi moneta ce
qui suggère une souscription publique pour l’érection du tribunal mais la
construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne paraist pas à
ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé.
Bref il lui semble assez
évident que cette inscription est relative à la fondation d’un tribunal et non
à un autel malgré la dédicace aux empereurs et au Dieu Volianus, identifié
comme étant l’appellation locale de Vulcain.
L’auteur de notre ouvrage,
rédigé 6 ans après la publication de Lobineau, se livre à une étude approfondie
du texte, mot à mot, en analysant syntaxe et grammaire. Il est curieux de
comparer les deux traductions et les substantielles différences entre Lobineau
et Travers. Ainsi, par exemple, le Dieu Vulcain chez Lobineau devient au bon plaisir du Dieu Janus
chez Travers parce qu’il découpe le mot Voliano en Vol(ente) Ianus. Nouvelle
divergence, Lobineau lit Communi Moneta là où Travers, le bien nommé,
lit tout simplement Cum (avec). En fait la bonne interprétation semble
bien être Communi Moneta en référence à la souscription publique.
Cette nouvelle interprétation de
Travers méritait une réponse et Nicolas Verger imprima dans la foulée une Lettre
de monsieur Moreau De Mautour,... écrite à M. M. (Mellier), le 8e avril 1723,
au sujet d'un imprimé ayant pour titre : Explication historique et littérale
d'une inscription ancienne conservée à Nantes, à l'hôtel de ville. Ce
nouvel opus permet de comprendre que l’ouvrage de Nicolas Travers était sorti
au tout début de l’année 1723.
Charles Dugast-Matifeux
rédigera un petit ouvrage sur la vie de Nicolas Travers et lèguera à la
bibliothèque de Nantes le seul exemplaire connu de l’Explication Historique
et Littérale sur une inscription conservée à Nantes [9]. Le conservateur de
la bibliothèque mentionne en commentaire dans son catalogue : Cette pièce,
donnée à la Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare.
L’Explication Historique et
Littérale sur une inscription conservée à Nantes
bénéficie d’une réédition en 1749 par le père P-N. Desmolets avec quelques
corrections, comme le fait remarquer une note manuscrite d’un ancien possesseur
sur la page de titre, mention qui a été conservée par le relieur lors du
changement de la reliure au début du 20ème siècle, sans doute à l’initiative du
bibliophile bourguignon Henri Joliet : cette pièce est imprimée mais avec
plusieurs différences dans les mémoires de P-N. Desmolets, tome V, partie 1,
p.60.
Petit opuscule imprimé sur un
modeste papier, il a été protégé de la destruction et de l’oubli grâce à ce
bibliophile attentif aux curiosités régionales. Il l’avait soigneusement
encarté dans la reliure d’un autre ouvrage sur une inscription archéologique [10] qui a permis de le
conserver jusqu’à ce jour.
Bonne Journée,
Textor
[1] Il
ajoutait parfois pour faire bonne mesure, Seul imprimeur de Monseigneur
l’Evêque. Il publiait entre autres documents les Etrennes Nantaises et le
Mercure de France. Il avait obtenu dès 1717 l'autorisation d'ouvrir une
librairie en attendant une place d'imprimeur. Reçu imprimeur surnuméraire par
arrêt du Conseil du 6 mai 1719, il exerça pendant près de trente années avant
de se démettre au profit de son gendre Joseph-Mathurin Vatar, qui lui succède
comme imprimeur du Roi dès le 28 nov. 1749.
[2] Certains
disent 1588, d’autres 1592.
[3] Voir
Marial Monteil, la Naissance de l’Archéologie à Nantes in Annales de Bretagne
et des Pays de l’Ouest 2011 n°118-3.
[4] Philippe Bernard de Moreau nous dit en 1722 que cette inscription romaine, découverte en 1580, a été apportée ici à la demande de Me Pierre de Biré, avocat du roi au présidial, et incrustée dans cette galerie par l’ordre de Me Louis Harouys, Sr de la Seilleraye, président à la Chambre des Comptes de Bretagne, maire de la ville. Ph.-B. Moreau de Mautour, Extrait de l’explication historique, d’une inscription antique conservée dans la Ville de Nantes, Nantes, 1722.
[5] Nous n'avons pas pu vérifier si la pierre se voit toujours.
[6] Pierre
Berthault, De ara liber singularis, Nantes, Doriou, 1636.
[7] Biré de
La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr, concernant
l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne Armorique et
particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes, Doriou, 1637.
[8] Histoire
de Bretagne, composée sur les titres & les auteurs originaux, par Dom Gui
Alexis Lobineau, prestre, religieux bénédictin de la congrégation de S. Maur ;
enrichie de plusieurs portraits & tombeaux en taille douce ; avec les
preuves & pièces justificatives, accompagnées d'un grand nombre de sceaux.
Tome I. [-Tome II.] 1707
[9] Nicolas
Travers, historien de Nantes et théologien suivi d'un Complément inédit de son
Histoire par M. (Charles) Dugast-Matifeux
[10] Ouvrage
de John Needham - De Inscriptione quadam Aegyptiaca Taurini Inventa et
charactéribus Aegyptiis olim et Sinis communibus exarata Idolo cuidam abtiquo
in Regia Universitate Servato. Ad utrasque Academias Londinensem et Parisiensem
erum antiquarum investigationi et studio praepositas data Epistola. Rome
1731 qui avait rejoint ma bibliothèque en raison du fait qu’il est dédié au
prince Victor Amédée de Savoie.
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