mardi 30 septembre 2025

L’inédit de Nantes, à propos d’une inscription conservée au musée Dobrée (1723)

Il y a un peu plus d’un an le musée Dobrée à Nantes réouvrait ses portes après une bonne dizaine d’années de fermeture. La maison de ce collectionneur féru d’antiquité, de sculptures du moyen-âge, de manuscrits enluminés et de tableaux de toutes les époques est une caverne d’Ali-Baba que je n’avais jamais visitée avant ce dernier week-end.

C’est dans les sous-sols du musée que je suis tombé sur une inscription romaine gravée dans un bloc qui semble être du calcaire mais qui est en fait un moulage en plâtre. Il est écrit : NUMINIBUS AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS ACTORUM VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.

Le moulage conservé dans les sous-sols du musée Dobrée.

C’est une dédicace aux divinités (numina) des Augustes et au dieu Volianus, appellation locale de Vulcain. L’affichette sous la pierre donne une traduction intégrale pour les visiteurs du musée : Aux Numen Augustes et au dieu Vulcain, Marcus Gemellius Secundus et Caius Sedatus Florus, représentants des habitants du quartier du port, ont bâti une tribune par souscription publique.

L’inscription me disait vaguement quelque chose. Et pour cause, j’ai dans un coin de la bibliothèque un petit opuscule intitulé Explication historique et littérale sur une inscription conservée à Nantes, imprimé à Nantes en 1723 par les soins de Nicolas Verger, qui cumulait les titres d’imprimeur du Roy, de la Ville, de la Police et du Collège. [1]

Page de titre de l'opuscule 

La pierre en question a fait couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en 1580 [2]. Cette année-là des ouvriers déblaient les matériaux issus de la démolition de la porte Saint Pierre. La ville est trop à l’étroit dans ses remparts, il faut gagner de l’espace. Parmi les gravats, ils découvrent un bloc monolithe, sans doute utilisé en réemploi dans la muraille. Sur ce bloc figure une inscription. Ils préviennent les édiles qui la font transporter dans la cour de l’hôtel de ville. 

La mode était à la redécouverte de l’Antiquité et les inscriptions anciennes suscitaient beaucoup d’intérêt. Les amateurs éclairés recherchaient des preuves de l’antiquité de la ville. Or justement, Nantes ne possédait que très peu de témoignage de sa période romaine et l’inscription sur la pierre pouvait donner des indications sur son histoire [3]. C’est Pierre de Biré, professeur de droit, avocat du Roy et savant antiquaire qui eut l’idée de l’incorporer en 1623 dans une galerie en construction à l’hôtel de ville [4] où Dubuisson-Aubenay la voit et la décrit en 1632 : M. de Cornullier, chargé de la direction des bâtiments publics en qualité de Trésorier de France & grand Voyer, fit placer ce Marbre dans la Galerie neuve construite par ses soins en 1606. Où il se voit à présent. [5]

La première relation de la découverte ne sera publiée qu’en 1636 par l’oratorien Pierre Berthault [6] ce qui relance l’intérêt pour le texte de l’inscription. Suivront la même année deux autres communications sur ce texte, l’un par Albert le Grand de Morlaix et l’autre par Biré de la Doucinière [7].

Aussi curieux que cela puisse paraitre et bien que le texte soit court, facile à lire et peu abrégé, l’interprétation de ces quatre lignes va entrainer des débats passionnés entre latinistes, de multiples interprétations et de savantes polémiques, si bien qu’en 1808 Pierre-Nicolas Fournier recensait 32 publications traitant du sujet dont celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, lequel avait déjà publié l’année précédente la publication de Moreau de Mautour. D’après ses dires, il s’agissait d’une interprétation différente : L'Imprimeur croit devoir avertir que l'Explication qu'il donne aujourd'huy, de l'ancienne Inscription de Nantes, est nouvelle, différente de celle qu'il imprima l'an passé. Il espère que le Public qui a bien reçu la précédente, recevra encore mieux celle-cy & lira des choses qui ne luy laisseront aucun doute sur le véritable sens des paroles & le Dieu marqué dans l'Inscription.

L’auteur de l’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes a préféré rester anonyme mais comme il indique « par ***** prêtre du diocèse de Nantes » il est à peu près certain qu’il s’agit de Nicolas Travers, un théologien qui publia plusieurs ouvrages sur la religion et qui se piquait d’histoire locale. Nous avons conservé de lui une étude sur les Princes et comtes seigneurs de Nantes, depuis les Romains jusqu'à l'an 1750, petit in-octavo de 32 pages imprimé par le même Nicolas Verger.

La Bibliothèque Nationale conserve une dizaine d’ouvrages dont Nicolas Travers est l’auteur, principalement des monographies historiques, mais n’a aucun exemplaire de celui traitant de l’inscription de Nantes. 


Inscription telle que relevée par l'auteur

Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y.  Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011) n’aient définitivement clos le sujet.

Dom Lobineau fait figurer l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de Bretagne (1715) [8]. Il ne nous donne pas de traduction littérale mais nous dit qu’il est à présumer que ce tribunal était le siège destiné à juger des affaires des marchands, autrement dit le siège du consulat. Les 2 lettres CM signifieraient apparemment communi moneta ce qui suggère une souscription publique pour l’érection du tribunal mais la construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne paraist pas à ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé.

Bref il lui semble assez évident que cette inscription est relative à la fondation d’un tribunal et non à un autel malgré la dédicace aux empereurs et au Dieu Volianus, identifié comme étant l’appellation locale de Vulcain. 

L’auteur de notre ouvrage, rédigé 6 ans après la publication de Lobineau, se livre à une étude approfondie du texte, mot à mot, en analysant syntaxe et grammaire. Il est curieux de comparer les deux traductions et les substantielles différences entre Lobineau et Travers. Ainsi, par exemple, le Dieu Vulcain chez Lobineau  devient au bon plaisir du Dieu Janus chez Travers parce qu’il découpe le mot Voliano en Vol(ente) Ianus. Nouvelle divergence, Lobineau lit Communi Moneta là où Travers, le bien nommé, lit tout simplement Cum (avec). En fait la bonne interprétation semble bien être Communi Moneta en référence à la souscription publique.

L'Histoire de Bretagne de Dom Lobineau
La section des Preuves débute par la mention de l'inscription de Nantes

Cette nouvelle interprétation de Travers méritait une réponse et Nicolas Verger imprima dans la foulée une Lettre de monsieur Moreau De Mautour,... écrite à M. M. (Mellier), le 8e avril 1723, au sujet d'un imprimé ayant pour titre : Explication historique et littérale d'une inscription ancienne conservée à Nantes, à l'hôtel de ville. Ce nouvel opus permet de comprendre que l’ouvrage de Nicolas Travers était sorti au tout début de l’année 1723.

Charles Dugast-Matifeux rédigera un petit ouvrage sur la vie de Nicolas Travers et lèguera à la bibliothèque de Nantes le seul exemplaire connu de l’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes [9]. Le conservateur de la bibliothèque mentionne en commentaire dans son catalogue : Cette pièce, donnée à la Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare.

L’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes bénéficie d’une réédition en 1749 par le père P-N. Desmolets avec quelques corrections, comme le fait remarquer une note manuscrite d’un ancien possesseur sur la page de titre, mention qui a été conservée par le relieur lors du changement de la reliure au début du 20ème siècle, sans doute à l’initiative du bibliophile bourguignon Henri Joliet : cette pièce est imprimée mais avec plusieurs différences dans les mémoires de P-N. Desmolets, tome V, partie 1, p.60.

Ex-libris au chiffre CBMHI (Henri Joliet) à la devise "Plus penser que dire".

Petit opuscule imprimé sur un modeste papier, il a été protégé de la destruction et de l’oubli grâce à ce bibliophile attentif aux curiosités régionales. Il l’avait soigneusement encarté dans la reliure d’un autre ouvrage sur une inscription archéologique [10] qui a permis de le conserver jusqu’à ce jour.

Bonne Journée,

Textor

 


[1] Il ajoutait parfois pour faire bonne mesure, Seul imprimeur de Monseigneur l’Evêque. Il publiait entre autres documents les Etrennes Nantaises et le Mercure de France. Il avait obtenu dès 1717 l'autorisation d'ouvrir une librairie en attendant une place d'imprimeur. Reçu imprimeur surnuméraire par arrêt du Conseil du 6 mai 1719, il exerça pendant près de trente années avant de se démettre au profit de son gendre Joseph-Mathurin Vatar, qui lui succède comme imprimeur du Roi dès le 28 nov. 1749.

[2] Certains disent 1588, d’autres 1592.

[3] Voir Marial Monteil, la Naissance de l’Archéologie à Nantes in Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 2011 n°118-3.

[4] Philippe Bernard de Moreau nous dit en 1722 que cette inscription romaine, découverte en 1580, a été apportée ici à la demande de Me Pierre de Biré, avocat du roi au présidial, et incrustée dans cette galerie par l’ordre de Me Louis Harouys, Sr de la Seilleraye, président à la Chambre des Comptes de Bretagne, maire de la ville. Ph.-B. Moreau de Mautour, Extrait de l’explication historique, d’une inscription antique conservée dans la Ville de Nantes, Nantes, 1722.

[5] Nous n'avons pas pu vérifier si la pierre se voit toujours.

[6] Pierre Berthault, De ara liber singularis, Nantes, Doriou, 1636.

[7] Biré de La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr, concernant l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne Armorique et particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes, Doriou, 1637.

[8] Histoire de Bretagne, composée sur les titres & les auteurs originaux, par Dom Gui Alexis Lobineau, prestre, religieux bénédictin de la congrégation de S. Maur ; enrichie de plusieurs portraits & tombeaux en taille douce ; avec les preuves & pièces justificatives, accompagnées d'un grand nombre de sceaux. Tome I. [-Tome II.]  1707

[9] Nicolas Travers, historien de Nantes et théologien suivi d'un Complément inédit de son Histoire par M. (Charles) Dugast-Matifeux

[10] Ouvrage de John Needham - De Inscriptione quadam Aegyptiaca Taurini Inventa et charactéribus Aegyptiis olim et Sinis communibus exarata Idolo cuidam abtiquo in Regia Universitate Servato. Ad utrasque Academias Londinensem et Parisiensem erum antiquarum investigationi et studio praepositas data Epistola. Rome 1731 qui avait rejoint ma bibliothèque en raison du fait qu’il est dédié au prince Victor Amédée de Savoie.

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