Il fut une époque où les
bibliophiles, peut-être plus chanceux ou plus riches qu’aujourd’hui,
parvenaient à se constituer des collections de livres anciens qu’il serait bien
difficile de réunir aujourd’hui. Illustration !
Un bibliothécaire amoureux des
livres en fut le témoin et il a suivi minutieusement au cours de sa vie les
grandes ventes européennes. Il s’appelait Paul Langeard (1893-1965). Ancien
élève de l'Ecole des chartes, sa surdité presque complète l'empêcha de postuler
une charge officielle, il devint donc bibliothécaire de la magnifique
collection du bibliophile Marcel Jeanson. Le fond Jeanson était formé de
l'ancienne collection d'Henri Gallice d'Epernay, achetée en bloc à la mort de
celui-ci et qu'il augmenta et enrichit considérablement [1].
Paul Langeard dressa le catalogue des livres et manuscrits de Marcel Jeanson.
Ses vastes connaissances, surtout dans le domaine de l'histoire et de la
paléographie, sa précision, sa mémoire (indispensable avant internet) et son goût
prononcé pour la bibliophilie lui permirent d’acquérir des ouvrages fort curieux,
comme ce roman picaresque espagnol inconnu de 1706, qui offre entre autres de
curieux tableaux de la vie des étudiants dans l'ancienne université d'Alcalà de
Henares à cette époque. Langeard fit l'analyse du manuscrit dans la Revue
hispanique [2].
Il faisait aussi bénéficier de
son savoir plusieurs libraires parisiens qui ne manquaient pas de le tenir au
courant des ventes et lui transmettaient leurs catalogues dont il conservait
les plus beaux exemplaires.
Pour une raison inconnue, le
reliquat de la propre bibliothèque de Paul Langeard fut dispersé à Cherbourg au
début des années 2000 et je mis la main sur deux « manettes » (ou cartons
de livres en vrac sans valeur marchande). C’est ainsi que j’ai récupéré un
ensemble de catalogues de bibliothèque et de ventes aux enchères couvrant sans
doute une bonne partie de l’activité de notre collectionneur, tels que le Répertoire
Général de la Librairie Morgand et Fatout (1882), des catalogues Giraud-Badin,
Emile Nourry, Ulrico Hoepli, les suppléments aux catalogues d’Anatole Claudin,
etc…
C’est le catalogue d’une vente
Giraud-Badin de 1933 qui a justifié ce billet, mon attention ayant été attirée
par quelques lots qui méritent d’être mentionnés, et dont je me demande bien où
ils peuvent se cacher aujourd’hui.
La vénérable librairie
Giraud-Badin, située aujourd’hui à l'angle de la rue de Fleurus et de la rue
Guynemer est une institution crée en 1917. Elle a joué un rôle éminent dans les
domaines de l’expertise du livre ancien et de la bibliographie savante.
Son fondateur en fut Louis
Giraud, né en 1876 dans une famille de médecins lyonnais. Il ouvre sa librairie
à Paris, 69 avenue Mozart, sous le double nom de son père (Giraud) et de sa
mère (Badin). Le 1er février 1919, il entre à la librairie d’Henri Leclerc[3],
successeur de Léon Techener dont le père, Joseph, avait fondé en 1834 le
Bulletin du bibliophile. En janvier 1923, il succède à Henri Leclerc, qui lui
transmet en même temps le Bulletin, alors dirigé par Fernand Vandérem. Dès
1921, il s’attache H. Émile-Paul (1870-1959), fils de l’expert propriétaire des
salles Silvestre devenus des Bons-Enfants et éminent bibliographe, qui fera
toute sa carrière au sein de la librairie.
Louis Giraud reprend surtout
alors la fonction d’expert dans les ventes publiques, tradition venue des librairies
Techener et Leclerc. Durant vingt-cinq
ans, il sera l’animateur éclairé de 438 ventes publiques, parmi lesquelles
celles de nombreuses bibliothèques aux noms restés fameux : Sarah Bernhardt,
Bethmann (1923), le comte de Suzannet (1923-1938), Armand Ripault, Eugène
Renevey (1924), Marcel Bénard, Georges-Emmanuel Lang (1925), Hector de Backer,
comte Foy (1926), Gabriel Hanotaux, château de la Roche-Guyon (1927), Edgar
Mareuse (1928), Dr P. Portalier (1929), Pierre Louÿs (1930), L.-A. Barbet,
George Blumenthal, le duc Robert de Parme (1932), duchesse Sforza, Maurice
Escoffier (1933), Lucien Gougy (1934), Mme Théophile Belin (1936), Georges
Canape, comte Greffulhe (1937), Fernand Vandérem (1939-1940), Chadenat
(1942-1950), Marc Merle (1945), Achille Perreau (1946), etc.
C’est donc la collection de
Maurice Escoffier qui fut dispersée ce 18 Mai 1933 [4]
par le ministère de Me Edouard Giard. La table des provenances qui termine le
catalogue donne le tournis : 105 noms d’anciens possesseurs pour 154
lots ! La Vallière, Mazarin, Racine, Montaigne, Pompadour, Maintenon (Mme
de), Rahir, Renouard, Firmin-Didot, Pixerecourt, Yemeniz…
En voici quelques extraits choisis
de manière très arbitraire :
-
Le Grand Ordinaire de Chrétiens de Jehan
Trepperel, vers 1505.
-
Une série de dix éditions originales des Caractères
de La Bruyère en reliure uniforme de maroquin doublé, mais de couleurs
différentes.
-
Le Discours sur la Religion des Romains de Du
Choul, exemplaire provenant de la « librairie » de Montaigne avec son
ex-libris.
-
Dix exemplaires des Essais dudit Montaigne dans
les éditions Millanges 1582, Langelier 1588, la dernière revue du vivant de
l’auteur, celle de 1595 revue par Mademoiselle de Gournay, etc.
-
Six pièces de Pierre Corneille en éditions
originales reliées ensemble aux armes du collège de Rennes.
-
Le Grand Térence en Françoys imprimé à Paris par
Guillaume de Bossozel, 1539, aux armes du duc de la Vallière.
Pour ma part, je me serais
contenté de me porter acquéreur du modeste petit ouvrage formant le lot 143,
dont la page de titre et la reliure sont reproduites dans le catalogue : Les
Œuvres de François Villon, reveues et remises en leur entier par Clément Marot,
distique dudit Marot, « Peu de Villons en bon scavoir, trop de Villons
pour décevoir », chez François Regnault s.d. vers 1540.
Maurice Escoffier était connu pour sa collection remarquable de livres de cuisine et de gastronomie. Né en 1878, il était le fils d'Auguste Escoffier, le célèbre chef français et auteur de nombreux livres de cuisine. Maurice Escoffier a poursuivi l'héritage culinaire de sa famille en devenant lui-même un expert de la gastronomie et de l'histoire de la cuisine.
Cette collection fut dispersée
également en Mai 1933 lors d'une vente aux enchères organisée par la maison de
vente parisienne Georges Petit. Aucun livre de cuisine ne figure dans le
catalogue Giraud-Badin. Sans doute que Maurice Escoffier avait choisi de
séparer sa collection en fonction des centres d’intérêt des acheteurs.
Paul Langeard assista à la vente
Giraud-Badin. A-t-il remporté quelques lots pour son riche commanditaire ou
pour lui-même ? Le catalogue ne le dit pas. Il n’a pas non plus mentionné
le prix atteint par les enchères [5] ;
Seul figurent quelques noms en marge mais pas le sien. C’est une habitude qu’il
avait prise de donner en marge des catalogues le nom de l’acquéreur présent
dans la salle, plutôt que le prix de l’enchère, signe que le petit monde des
bibliophiles se connaissaient bien, avant l’anonymat des téléphones et des
ventes en ligne.
Bonne Journée,
Textor
[1] La
collection Jeanson fut dispersée pour partie à Monaco dans les années 90 et
pour partie en 2001 par la SVV Claude AGUTTES avec l’expertise d’Emmanuel de Broglie,
Cabinet Revel (Paris)
[2] Revue
hispanique, LXXX, 718-22.
[3] Sur ce
libraire, voir l’excellent article de Jean-Paul Fontaine dit le Bibliophile
Rhemus in Histoire
de la Bibliophilie: Essai de biographie du libraire parisien Henri Leclerc
(1862-1941) (histoire-bibliophilie.blogspot.com)
[4] Paris Giraud-Badin 1933 In-4 de 95
pp., br. Reference : 855. 154 numéros, planches en chromolithographie h.t.
[5] Deux
exemplaires de ce catalogue sont actuellement en vente, le premier par la librairie
Frits Knuf Antiquarian Books, Lavardin, France, le second avec les prix
reportés au crayon, est proposé par la librairie Jeanne Lafitte, Marseille.
Bravo ! article très intéressant ! ... et merci pour la référence !
RépondreSupprimerQuelle bibliothèque !!! Merci Textor pour ce partage passionnant !
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