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mardi 8 décembre 2020

Pierre Eskrich, maitre brodeur et tailleur d’histoires. (1520-1590)

En cette seconde moitié du 16ème siècle, Lyon est la capitale de l’imprimerie. Les imprimeurs Guillaume Rouille, Jean de Tournes, Guillaume Gazeau, Macé Bonhomme, Balthasar Arnoullet ou Barthélémy Honorat et beaucoup d’autres vont faire briller la vie intellectuelle de cette ville enrichie par le commerce et les foires instituées au siècle précédent. Et la mode est aux livres à gravures pour lesquelles les plus grands artisans sont recherchés. Le plus connu est Bernard Salomon dit le Petit Bernard mais il y eut aussi Pierre Woeiriot, le Maitre à la Capeline, George Reverdy, Georges Mathieu, Otton Vendegrin, etc …

Arrêtons-nous sur un « tailleur d’histoires » bien représenté dans ma bibliothèque : Pierre Eskrich. Sa production, bien qu’abondante, est longtemps restée dans l’ombre avant que Natalis Rondot ne lui consacre une monographie au début du 20ème siècle [1]. Il faut dire que cet illustrateur avait tout fait pour brouiller les pistes. Il ne signait que rarement ses œuvres et, quand il le faisait, il utilisait plusieurs pseudonymes différents qui fit croire que les initiales PV pour Pierre Vase ou le nom Cruche correspondait à des graveurs différents. Pourtant sa manière est assez facile à identifier.

Pierre Ekrich, un maitre dans l'art de dessiner les oiseaux. Lettre P à la mésange huppée.

Brodeur, architecte de décors pour les entrées royales, peintre, dessinateur et graveur, cet artiste reste aujourd’hui essentiellement connu pour les illustrations de livres qu’il a produit entre les années 1548 et 1580 pour les imprimeurs de Lyon et de Genève, villes où il résida alternativement.

Pierre Eskrich est né à Paris, vers 1520, d'une famille allemande de Fribourg-en-Brisgau. Son père Jacob Eskrich est graveur sur métal et lui enseigna sa technique avant de le placer en apprentissage dans l’atelier de Pierre Vallet, brodeur du duc de Nevers, un des maîtres brodeurs les plus en vue de la capitale. La forme primitive du nom est Kruche ou Kriche qui voulait dire cruche. Son fils, sans doute dans un souci d’intégration, a cherché à franciser son nom en Vase ou Cruche. Il employa l’une ou l’autre de ces signatures et parfois les trois.

Il parvient à gagner, vers 1543, le statut fort honorable de maitre brodeur et fréquente les milieux artistiques parisiens de l’entourage de Clément Marot. Il tenait à son titre de brodeur qui était apparemment plus valorisé dans la hiérarchie sociale de l’époque que celui de simple graveur d’images. A vrai dire, nous n'avons guère d'information sur ce qu'il a produit durant sa période parisienne, peut-être des vers qu'il reste à retrouver. Son ami Robinet de Luc [2], également brodeur mais aussi poète à ses heures, lui consacre un poème : « Cruche tu n’es, mais ung beau vase anticque / Vase excellent, vase fort auctenticque ». Nous  savons  aussi qu’il était en relation avec le peintre et sculpteur Jean Cousin qui l'aida à sortir de la prison du Châtelet en payant ses dettes.[3]

Il arrive à Lyon en 1548, probablement appelé par Guillaume Rouille qu’il avait pu connaitre à Paris et qui venait de s’installer dans la capitale des Gaules. Il collaborera souvent avec cet imprimeur et sera son illustrateur attitré comme Bernard Salomon avait été celui de Jean de Tournes. Sa première production lyonnaise est l’édition en français des Heures à l’usage de Rome, partagée avec Macé Bonhomme en 1548. Eskrich conçoit des bois à pleines pages et des encadrements variés qui tranchent avec l’iconographie habituelle des livres d’heures gothiques. Ils prennent leur source dans l’art maniériste italien importé en France, particulièrement dans les recherches originales toutes récentes du Rosso puis de Primatice à Fontainebleau.

Pierre Eskrich devait avoir une solide éducation classique et un gout certain pour l’archéologie comme le montre les thèmes qu’il va illustrer. On le sait féru de poésie, c’est donc tout naturellement qu’il se tourne vers l’illustration littéraire et particulièrement les livres d’emblèmes, un genre très en vogue où un texte versifié répond à une image tirée de la mythologie ou de symboles hermétiques. Il conçoit les vignettes des Emblèmes d’Alciat parus chez Guillaume Rouille et Macé Bonhomme en 1548 et 1549, où le jeu visuel entre texte et image est souligné et resserré par l’emploi des mêmes encadrements bellifontains que le livre d’Heures précédemment achevé. L'illustration comprend un grand encadrement sur le titre avec des enfants chauves, des bordures variées à toutes les pages et 173 bois, dont 14 représentent diverses essences d'arbres. Plusieurs bois sont signés PV dans l’encadrement, ce qui permet de les lui attribuer avec certitude. Contrairement à la pratique en Allemagne, les graveurs français ne signaient que très rarement leurs œuvres. Les droits d’auteur n’existaient pas encore et il n’y avait pas vraiment d’intérêt à marquer les œuvres comme pouvaient le faire les tailleurs de pierre.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549 
Page de titre à l’encadrement architectural typique que l’on retrouvera dans d’autres ouvrages.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549. 
L'Envie dévorant un serpent, thème que l'on retrouve dans le Stichostratia. La planche est signée PV pour Pierre Vase, première signature de l’artiste à son arrivée à Lyon.

Les Emblèmes d’Alciat, 1549.

C’est au cours de cette première période lyonnaise qu’il confie à Macé Bonhomme 3 dessins très finement gravés sur bois pour illustrer le livre d’épigrammes de Jean Girard, maire d’Ausone, le Stichostratia epigrammaton centuriae V. Les bibliographes ne mentionnent jamais cette production pourtant bien dans le style de Pierre Eskirch. Ces dessins forment, selon moi, une suite symbolique autour de l’immortalité du poète. Dans la première gravure, la Volonté à la tête des centuries aux pieds multiples (Carminum centuriae multipedum) combat le serpent d’eau (l’Hydre) appelé Envie (Invidia) dans les marais de Lerne. Dans une autre, l’Immortalité toujours accompagnée des multi-pieds combat la Vieillesse, le Temps et Saturne.

Pierre Eskrich est aussi, très certainement, l’auteur de la marque de Macé Bonhomme figurant à la page de titre du même livre. On sait que notre graveur a été sollicité par d’autres imprimeurs que ceux avec lesquels il travaillait habituellement pour dessiner leur marque ou décorer les pages de titre de leurs ouvrages. On croit voir sa main dans plusieurs éditions où les frontispices sont ornés d’éléments d’architecture classiques, à l’exemple des Funérailles de Romains.

Le Stichostratia epigrammaton, page de titre à la marque de Macé Bonhomme, 1552


.
Le Stichostratia epigrammaton, gravure « non gravis ira sed voluntas »

Le Stichostratia epigrammaton, gravure « Cornu ferit ille, caveto »

Il enchaîne en 1555 avec les 95 bois du livre d’emblèmes du juriste Pierre Cousteau, intitulé Le Pegme, toujours chez Macé Bonhomme. Les versions latine et française paraissent quasi simultanément. A. Firmin-Didot disait de cet ouvrage que c’est « l’un de ceux où se révèle le style lyonnais proprement dit, soit dans les bordures, soit dans les vignettes ».

Il s’y déploie une iconographie complexe, mais on remarque une certaine maladresse dans la taille des bois par rapport aux gravures du livre d’Alciat ou du Stichostratia de Jean Girard. Par ailleurs, le livre parait plus de 2 ans après l’obtention du privilège Il est possible qu’Eskrich se soit contenté d’exécuter les dessins et laissé à un graveur peu habile et très lent le soin de manier le burin. Certains disent que c’est la traduction en français par Lanteaume de Romieu qui prit du retard.


Le Pegma de P. Cousteau, version latine, 1555.


Le Pegme en français, édition de 1560.

Mais il se peut que ce soit Eskrich lui-même qui ait été très lent dans son travail car la même mésaventure se reproduisit pour un autre ouvrage illustré par Eskrich, la Religion des Romains de Guillaume du Choul, parue 3 ans après le privilège. Cette fois, le livre est édité directement en français et personne ne peut incriminer le traducteur.  

Le Discours sur la Religion des Anciens Romains aurait dû paraitre en même temps que le Discours sur la Castramétation et Discipline Militaire des Romains, et les Bains, 3 ouvrages imprimés par Guillaume Rouille mais les retards dans la composition des gravures en différèrent l’impression et ce retard chagrina amèrement l’imprimeur qui fut obliger de s’en excuser dans l’avis aux lecteurs : « Seigneurs lecteurs, l'obéissance, que je dois à ceux qui me peuvent commander, fait que maintenant les deux livres précédents [c'est-à-dire la Castrametation et les Bains] ne doivent attendre leur compagnon de la Religion des anciens Romains, obstant la raisonnable tardiveté des ouvriers ès portraits & taille des figures : qui par-ci-après & au-plutôt vous contenteront de tant mieux, que leur aurez donné loisir de sortir en meilleure perfection, sous un commun accord d'accepter nos justes excuses en matière tant favorable. A Dieu »

Guillaume Rouille réédita donc en 1556 un tirage regroupant la Castramétation, les Bains et y adjoignit la Religion, comme l’annonce la page de titre. Il est vrai que les gravures sont en « meilleure perfection » et les recherches quasi archéologiques qui furent faites sur les costumes et les armes des romains, dont on peut admirer les détails, ont dû prendre beaucoup de temps à concevoir.


La Castramétation, gravures à pleine page, les boulevards et le chargement du vin, 1556.

Soldat romain, La Religion des Romains, 1556.

Cavalier romain, La Religion, 1556.

Scène de sacrifice, Religion des Romains, 1556.

Vanessa Selbach note la proximité probable d’Eskrich avec l’antiquaire Du Choul mais ne parait pas vouloir lui attribuer les gravures de l’ouvrage, contrairement à Henri Baudrier qui note dans sa Bibliographie Lyonnaise que ces gravures sont l’œuvre d’un graveur de grand talent, que Guillaume Rouille travaillait avec Pierre Eskirch et George Reverdy et que ce n’est pas la manière de Reverdy. Cette information est reprise depuis par tous les catalogues de libraires.

Le doute reste permis car ces grandes figures diffèrent des petites vignettes des livres d’emblèmes, mais nous pensons reconnaitre le style de Pierre Eskrich dans les figures des romains qui correspondent à ses personnages à la stature longue et étirée, donnant l’impression d’être en apesanteur ; les têtes sont étroites, généralement mal proportionnées et les extrémités des membres sont effilés ; elles ont un caractère de sévérité, autant de traits propres à Eskrich. Par ailleurs, il faut garder en tête que les scènes de la Religion des Romains sont tirées pour partie de relevés de la colonne Trajane dont les dessins ne sont pas de la main d’Eskirch qui n’est jamais allé à Rome.

Les lettrines historiées de cet ouvrage me paraissent constituer un indice supplémentaire. Celles qui ornent la Castramétation comme la Religion des Romains de Du Choul peuvent certainement lui être attribuées car elles représentent des oiseaux et ont été réalisées à l’époque où notre graveur s’était lancé dans une série de dessins ornithologiques conservée aujourd’hui à la New-York Historical Society sous forme d’un album de plus de deux cents dessins d’oiseaux [4]. Deux autres recueils du même type conservés à la BNF sont de la main de Dalechamp et avaient appartenu à Guillaume Rouille sans doute pour un projet de publication. Le calligraphe a noté : « l’autheur B. Textor, le peintre Pierre Vase alias Cruche, l’escrivain Thomas Huilier. ». Ils constituent le premier ensemble de dessins ornithologiques d'Europe [5]. Eskrich était un amateur d'ornithologie et allait avec son ami Dalechamp les observer dans les montagnes du Jura. Dans les lettrines, les volatiles sont très réalistes, ils  évoluent dans un décor de pampre et de feuillages en rinceaux très chargé dont on retrouve le style dans d’autres lettrines comme la lettrine aux squelettes dessinées spécialement pour les Funérailles des Romains.

Le héron cendré, dessin d'oiseau de Pierre Eskrich réalisés vers 1548-1555, aquarelle, encre et gouache. New-York Historical Society.

Lettrines aux Oiseaux de la Religion des Romains, 1556. Le héron cendré et le pic noir.

Après cette intense période de production Eskrich quitta Lyon pour Genève et s’y installe en 1554, pour être reçu bourgeois en 1560, « gratuitement, en considération des services qu’il pourra faire à la ville ». On ne sait pas de quels services il est question, sans doute des commandes de la municipalité de Genève comme ce plan de ville de 1564 ou des travaux d’illustrateur pour la propagande calviniste car c’est à Genève qu’il conçoit une curieuse carte satirique de propagande inventée par l’italien Jean-Baptiste Trento, qui lui commande en 1561 seize planches in-folio constituant la Mappemonde Nouvelle Papistique. Le retard dans la livraison des planches, une fois encore, lui vaut un procès par l’auteur en 1562-63, et l’ouvrage ne paraîtra finalement qu’en 1566. Je passe rapidement sur cette période genevoise car elle n’est pas représentée sur mes rayons. Il a d’ailleurs eu moins de succès à Genève au point de tomber dans la mendicité, faute de commande. Il a tout de même illustré plusieurs ouvrages protestants dont des bibles pour Robert Estienne, Rowland Hall, Antoine Reboul à l’illustration réduite.

Nouveaux déboires financiers et nouveau séjour en prison pour injures aux gouverneurs de la ville, Eskrich revient alors à Lyon en 1564, appelé par la municipalité pour aider en urgence aux décorations de l’entrée de Charles IX et il s’y fixe de manière définitive. Il sera à nouveau sollicité pour les décors de l’entrée d’Henri III à Lyon en 1574, il conçoit et peint un bateau royal, inspiré du Bucentaure des Doges de Venise.

Protestant à Genève mais catholique à Lyon, puisqu’il maria sa fille à l’église de Sainte Croix, notre graveur savait s’accommoder avec la religion de ses commanditaires !

Une de ses dernières productions est gravée pour l’ouvrage Funérailles et diverses manières d’ensevelir les romains de Claude Guichard, parues chez Jean de Tournes en 1581 et dédié à Charles-Emmanuel de Savoie. Une des gravures est signée « Cruche in. », et représente un édifice pyramidal inspiré de monnaies romaines.

Page de titre des Funérailles des Romains, Jean de Tournes, 1581.

Gravure d'un tombeau romain signée en bas à gauche Cruche.

Le thème du livre est de circonstance pour un artiste désormais âgé qui ne produira plus rien de notable et disparaitra quelques années plus tard, vers 1590.

Bonne Journée

Textor

Lettrine aux squelettes des Funérailles des Romains, 1581.



[1] Natalis Rondot : Pierre Eskrich, peintre et tailleur d'histoires à Lyon au XVIe siècle, Lyon : Waltener, 1901.

[2] Robinet de Luc est désigné dans les articles les plus récents sous le nom Robert de Luz dit Robinet.

[3] Vanessa Selbach, « Artisan ou artiste ? La carrière de Pierre Eskrich, brodeur, peintre et graveur, dans les milieux humanistes de Lyon et Genève (ca 1550-1580) », Chrétiens et sociétés « Numéro spécial I : Le calvinisme et les arts »,‎ 2011, p. 37-55

[4] La correspondance du médecin Robert Constantin nous apprend qu’il allait herboriser et étudier les oiseaux dans le Jura avec Dalechamp et Pierre Eskrich. Cf V. Selbach précitée.

[5] Oberta Olson et Alexandra Mazzitelli, « The discovery of a cache of over 200 sixteenth-century avian watercolors: a missing chapter in the history of ornithological illustration », Master Drawings, vol. 45, n° 4 -2007, p.435-521.

dimanche 23 août 2020

Une édition inconnue des Amours de Renaud de Montauban. (1522)

Il faut parfois savoir être patient en bibliophilie. Je viens de trouver les renseignements qui me manquaient sur un roman de chevalerie acheté voilà 12 ans. Il s’agit des Amours de Renaud de Montauban (Inamoramento de Rinaldo de Montealbano), poème épique en italien, imprimé à Venise par les frères Alessandro et Benedetto Bindoni en 1522. 


Rinaldo face à sa conscience.

L'édition des Bindoni dans son vélin d'époque

Je ne trouvais aucune référence sur cette édition dans les bibliothèques publiques consultées. Il faut dire que je ne connaissais ni l’auteur, ni le titre exact car cet exemplaire possède un défaut majeur, il lui manque la page de titre, ce pour quoi il avait été jeté par l’expert de la vente dans une manette avec d’autres ouvrages sans valeur et des catalogues sur les papillons. Sans page de titre, seul le colophon permet de se faire une idée de ce que ce titre pourrait bien être, bien que l’intitulé entre l’un et l’autre soit souvent différent. Heureusement, des libraires new-yorkais plus habiles que moi ont réussi à réunir quelques informations très précieuses qui ont débloqué la situation.

Cette épopée médiévale française du XIIIème siècle qui narre les aventures des quatre frères d’Aymon de Dordogne, de leur cousin l’enchanteur Maugis et du cheval magique Bayard qui a le pouvoir de s’étirer pour accueillir autant de cavaliers que voulu, a connu une vitalité exceptionnelle, suscitant de multiples adaptations étrangères, en Espagne avec Fierabras et surtout en Italie où les exploits de Rinaldo sont développés, à partir de la fin du XIVe siècle, en différentes versions, tant en vers qu'en prose[1]. "Les Italiens de la Renaissance aimaient les romans chevaleresques autant ou plus que tout autre peuple européen [...] Bientôt, les ménestrels italiens habillèrent Roland et Charlemagne en armure italienne. Puis, ils ont créé de nouveaux chevaliers et de nouvelles suites pour accompagner les héros de Roncevaux, et les ont tous envoyés sur une route d'aventures sans fin"[2]

Ce poème épique est plaisant à lire et d’une grande modernité. Pour résumer, Rinaldo (Renaud), fait chevalier par Charlemagne, s’embrouille avec le petit-fils de ce dernier, qu’il tue en duel, ce qui l’oblige à fuir pour échapper à la vengeance de l'empereur. Tenaillé par le remords et la hantise que sa révolte ne soit pas juste, il ne cesse de chercher le moyen de regagner la faveur royale, mais toutes ses tentatives pacifiques de conciliation se heurtent à la vindicte impériale. Charlemagne, loin de la légende de l’empereur affable, tient le mauvais rôle, abandonné par ses barons qui veulent invalider sa politique. Après divers épisodes de guerres et de réconciliations avec Charlemagne, Rinaldo poursuivit ses aventures en Terre Sainte, pour finir par mourir à Cologne. Rinaldo n'est pas seulement un chevalier, mais aussi un saint, et sa légende a plu au public des cours princières comme aux bourgeois lettrés. L'histoire de Renaud se retrouve également dans d’autres épopées du cycle des Barons Révoltés, dans le Morgante de Pulci, dans les poèmes de Bayard et de l’Arioste, dans le Ricciardetto de Forteguerri et dans le Rinaldo du Tasse.

 

De joutes en batailles, Rinaldo, le preux chevalier défend l'honneur chevaleresque.



Jusqu’à présent, je ne disposais que des informations lacunaires du Brunet que j’avais repris tel quel dans mon catalogue : « Poème chevaleresque découvert par feu le Comte de Boulourdin et sur lequel tous ses soins et ses recherches, continués pendant plusieurs années, n'ont pu lui procurer de renseignements satisfaisants. Son excellence conservait ce volume comme le plus précieux de sa collection.". Il ajoute que cet exemplaire contient une lettre de M. Panizzi précisant que, pour le fonds de l’histoire, ce poème est la même chose que celui qui a été imprimé à Milan en 1521 sous le nom d’auteur de Dino. Cet exemplaire est aujourd’hui à la British Library. Il est en 138 ff., sans page de titre et en 58 strophes. Toutes les pages contiennent 10 stances de 8 vers (Ottava Rima). Chaque chant est annoncé par une petite échancrure et une lettrine. Il est dépourvu de ponctuation et les points sur les i sont remplacés par un accent aigu. Autant de caractéristiques que l’on retrouve dans mon exemplaire à ceci près qu’il est composé de 75 chants et non 58.

Brunet poursuit en précisant que, selon le catalogue Boulourdin, le papier et la typographie portent à croire qu’il a été imprimé à Naples sur les presses de Riessinger et qu’il fut ensuite réimprimé plusieurs fois sous le titre In(n)amoramento di Rinaldo avec des changements et des augmentations plus ou moins considérables. Jacques-Charles Brunet cite différentes éditions mais pas celle de 1522. Ces sources semblent être le Melzi et Tosi[3]. Faute d’être fixé sur le nom de l’auteur, il traite de ce livre à l’entrée Rinaldo et ajoute que ce même poème est aussi attribué à Girolamo Forti de Teramo, mort en 1489, lequel parait l’avoir tiré d’un ancien roman en vers français dont l’auteur serait un certain Sigisbert, comme Girolamo Forti l’annonce lui-même à la cinquième stance du premier chant. De fait, je retrouve une allusion similaire à Sigimberto Gallico dans mon exemplaire, à la cinquième stance :

Io huo tradutto il libro netto e tondo

Come haver potrete fermo indicio

De Sigimberto gallico jocondo

Che gia lo scrisse in la lingua Francesca

E la mia penna in tallian lo rinfrescha

Les sources manuscrites sont incontestablement françaises et ont été minutieusement étudiées par François Suard[4]. Il existe deux manuscrits originels : le manuscrit Douce[5] qui donne la version la plus ancienne et le manuscrit La Vallière[6] sur lesquels se sont greffés de multiples variantes, comme ce bel exemplaire enluminé de la Bibliothèque de l’Arsenal (ms 5073).

 

Manuscrit Ms.5073, f.117v- Renaud de Montauban et Clarice lors d'un banquet puis dans la chambre nuptiale, Flandre 1470, commandé pour Philippe le Bon. (données BNF)

 

Suivront 7 éditions incunables à partir de 1485 dont celle de Jehan de Vingle illustrée de bois magnifiques qui vont inspirer les imprimeurs du 16ème siècle puisqu’on dénombre environ 23 éditions françaises à gravures.

 

Les quatre fils Aymon, Lyon, Jehan de Vingle, 1497. Aymon présente ses fils à Charlemagne. La même scène dans le Rinaldo de Bindoni, 1522. La gravure a perdu en finesse ce qu’elle a gagné en concision.

 

De l’autre côté des Alpes, la version italienne de l'histoire de Rinaldo a fait l’objet d’une première publication à Naples vers 1474, comme citée par Brunet, puis la fortune de l’œuvre fut tout aussi importante. Il semble aujourd’hui admis que l’auteur, ou du moins l’adaptateur, soit Girolamo Forti. C’est à cette entrée que l’on retrouve les éditions italiennes de la British Library et de Yale University Library. Une dizaine d’éditions apparaissent dans les premières décennies du XVIe siècle, généralement d'une extraordinaire rareté et connues pour la plupart à travers un seul exemplaire.

Les éditions italiennes peuvent être répertoriées comme suit en compulsant, outre le Brunet,  la British Library, Yale University, ainsi que l’étude détaillée d’Ana Grinberg [7] : 

1/ Rinaldo sans titre, s.d. (vers 1474) Naples, Riessinger in Fol de 139 ff. en 54 chants en deux colonnes - British Library (G.11352)

2/ El inamoramento de Rinaldo da Monte Albano, Venise, Manfredo di Montferrato, 1494, in-4 de 147pp. Coll. HG Quin - Trinity College, Dublin (Quin 53). Acheté par Henry George Quin en 1789 et lègué au Trinity College en 1805. (Hain 13915.324)

3/ Inamoramento de Rinaldo, 1501, Milan, Zohane Angelo Scizezeler, in-?, 34 pp., mutilé,  British Library (11426.f.73.)

4/ Turin, 1503

5/ Milan, 1510

6/ Venice, Melchiorre Sessa, 1515

7/ Inamoramento de Rinaldo de Monte Albano, 1517, Venise, Joanne, in-4 (180) ff. Un exemplaire conservé à Yale University, Collation : a-y8 z4. Z4, (incomplet de 2 feuillets) relié par Lortic, ancienne collection Masséna, (Beineke 1979 496). Un autre exemplaire en main privée, complet celui-là, en provenance des collections Charles Farfaix Murray, Giuseppe Martini, Leo Olschki (Rome, 15 April 1927), S.F. Brunschwig (Cat. Genève, 28-30 March 1955, no. 259), et Pierre Berès. Actuellement en vente à la librairie Govi Rare books LLC. NY, USA). Un 3ème exemplaire répertorié par Melzi et Tosi  et relié avec une édition Bindoni de Leandra de Pietro Durante (1517) avait été proposée par le libraire parisien Edwin Tross (1822-1875) dans son Catalogue n°. 19 pour la somme de 300 francs (n° 2532) mais il a disparu depuis lors.

8/ Tutte le opere Del inamoramento de Rinaldo da monte albano Poema elegantissimo nouamento Istoriato: Composto per Miser Dino Poeta, etc …Milan, Fratello da Valle ad Instantia de Nicolo da Gorgonzola, 1521. Il appartenait à la collection Gaignat. British Library (G.11037).

Nous arrivons ainsi à l’édition des frères Bindoni qui n’apparait jamais dans les bibliographies consultées et pas davantage dans les catalogues des bibliothèques publiques. Son titre complet, selon le colophon, est :

9/ Inamoramento de Rinaldo, nelquale se tratta l’aduenimento suo: et in che modo trouo Baiardo: et delle gran battaglie che lui fece  contra pagani ne lequale occise Manbrino et molti altri famosissimi pagani, Et come piu fiate combattere con re Carlo et con Orlando et con gli altri paladini p(er) gli tradimenti di Sano : Et ultimamente de la pace hauta con re Carlo : Et della sua morte. Venise, per Alessandro e fratelli de Bindoni, 2 Décembre 1522. Pet. In-8 de (191) ff ( mq A1 et A8). Bibliotheca Textoriana.

 

Colophon de l'édition de 1522.

Rinaldo rencontre Clarisse, le banquet des noces, la Mort de Rinaldo

Comme le mentionne la librairie Govi, l'édition qui précède la nôtre, celle de 1517, est basée sur le Rinaldo publié par le vénitien Melchiorre Sessa en 1515, dont sont également tirées la fine gravure sur bois imprimée sur la page de titre ainsi que la plupart des vignettes du texte. J’ai comparé cet exemplaire de 1517 (avec le peu de données disponibles sur le site de la librairie) avec mon exemplaire de 1522 pour savoir s’il pouvait y avoir une filiation.

Résultat, la source est bien la même, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les trois imprimeurs étaient à Venise. Les vignettes sont très similaires en taille et en motif bien que celles qui apparaissent dans les 2 pages présentées par la librairie Govi présentent des scènes différentes. La mise en page est identique, au point que les vignettes coupent le texte entre les mêmes stances, comme nous pouvons en juger par comparaison des feuillets respectifs L7 et N2. La seule différence notable réside dans la typographie utilisée, l’impression de 1517 est en caractère romain, la nôtre en gothique. La première est plus soignée et au format in-quatro, la seconde correspond à une édition populaire au format in-octavo.




Comparaison des feuillets L7 et N2 des éditions vénitiennes de 1517 et 1522.

D’autres versions suivront celle de 1522, imprimées avec de moins en moins de soin. Les bibliographes notent que la mise en page est de plus en plus compacte, le papier médiocre, et qu’un nombre grandissant de coquilles peut être relevé. L’illustration elle-même est parfois peu logique et utilise des bois de réemploi. Aucune de ces réimpressions ne remontent au texte source :

-           Inamoramento de Rinaldo, A. Torti: Venise, 1533. In-4°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1537. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, Bartholomeo detto Imperatore, 1547. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1575. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1640. In-8°.

Il semble que la place de Venise se soit fait une spécialité de ce Rinaldo à la vitalité étonnante.

Mon exemplaire a appartenu à Paul Langeard (1893-1965)[8], un discret bibliothécaire et bibliophile qui habitait à Paris, Place Saint Sulpice et dont tout ou partie de sa bibliothèque fut dispersée à Vannes en 2013.

Paul Langeard était un ancien élève de l'Ecole des chartes. Sa surdité presque complète l'empêcha de postuler une charge officielle et il devint le bibliothécaire de la magnifique collection Marcel Jeanson. Le fond de cette bibliothèque était formé de l'ancienne collection d'Henri Gallice d'Epernay, que Marcel Jeanson avait achetée en bloc à la mort de celui-ci et qu'il augmentait et enrichissait constamment. Paul Langeard dressa le catalogue des livres et manuscrits de Marcel Jeanson. Il possédait de vastes connaissances dans le domaine de l'histoire, de la littérature médiévale et de la paléographie. Il réussit parfois à acquérir des choses fort curieuses, selon son biographe, comme par exemple un roman picaresque espagnol inconnu de 1706, dont il fit l'analyse dans la Revue hispanique[9]. Paul Langeard mettait souvent ses riches fonds de connaissances bibliographiques et paléographiques à la disposition des libraires.

Gageons que Paul Langeard avait dû passer aussi beaucoup de temps à rechercher d’autres exemplaires de son Innamoramento de Rinaldo de Montealbano.

Bonne Journée

Textor



[1] Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 30 décembre 2008, consulté le 28 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/2222 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.2222

[2] P.Grendler, "Form and Function of Italian Renaissance Popular Books", p. 472

[3] G. Melzi & PA Tosi, Bibliografia dei romanzi di cavalleria in versi e in prosa italiani, Milan, 1865.

[4] « Le développement de la Geste de Montauban en France jusqu'à la fin du moyen âge », François Suard in Medieval Institute Publications, Western Michigan University, 1987.

[5] J. Thomas, « Renaut de Montauban, édition critique du manuscrit Douce », Genève, Droz, 1989.

[6] F. Castets, « La Chanson des Quatre fils Aymon », d’après le manuscrit La Vallière, Montpellier, Coulet, 1909

[7] Ana Grinberg, (Un)stable Identities : Impersonation, Conversion, and Relocation in Historia del emperador Carlo Magno y los doce pares, UC San Diego, 2013. https://escholarship.org/uc/item/92c4d4vk

[8] Nécrologie de Paul Langeard (1893-1965) dans la revue Romania, Année 1965 n° 342 pp.279-288.

[9] Revue hispanique, LXXX, 718-22.


dimanche 19 juillet 2020

L’herbier des pharmaciens de Marmande (1549)

Le De Historia Stirpium ou De l'Histoire des plantes de Leonart Fuchs (1501-1566) est un ouvrage curieux qui attire aujourd’hui les bibliophiles par la beauté de ses représentations de plantes et hier les apothicaires et les médecins pour la science des remèdes qu’il divulguait.


L’édition originale de cet herbier a été donnée à Bâle chez Isingrin en 1542 en version latine avec des bois à pleine page et l’exemplaire que j’ai entre les mains s’intitule "Commentaires tres excellens de l'hystoire des plantes, composez premièrement en latin par Leonarth Fousch, medecin tres renommé : et depuis nouvellement traduictz en langue Françoise, par un homme scavant & bien expert en la matière". C’est la première traduction illustrée en Français, parue en 1549, chez Jacques Gazeau, en la rue Sainct Jehan de Latran devant le collège de Cambrai. L’homme savant en question est Eloy (de) Maignan, docteur en médecine à l'Université de Paris. Le privilège fut accordé par Henri II pour cinq ans à compter du 7 juillet 1547. Les gravures, dont les bois furent achetés directement à Michael Isingrin, sont celles de son édition de 1545. Elles font 12 cm et sont insérées dans le texte, principalement à droite de la page. L'ouvrage en compte 511, soit le même nombre que l'édition originale. 




Quelques pages du livre et sa reliure de parchemin fripé.

Jacques Gazeau ne rééditera pas l'ouvrage et ne réutilisera pas les bois qui semblent avoir passés entre les mains de plusieurs imprimeurs avant de finir à Anvers. En effet, il meurt en 1548 alors que l'impression de l'ouvrage était déjà en cours.

La même année, à Paris, paraît une autre traduction française, publiée chez Benoît Prevost en édition partagée avec Pierre Haultin, par la veuve d'Arnould Birckmann, libraire à Paris entre 1547 et 1549, puis ensuite à Anvers. Les gravures de cette édition sont très proches de celles achetées par Jacques Gazeau, mais Philippe Renouard dans sa bibliographie des éditions parisiennes du XVIe siècle affirme que la veuve Birckmann a fait faire par un graveur des copies de ces gravures de taille réduite, «différentes mais très voisines ». Ariane Lepilliet constate effectivement d’infimes différences [1].

Suivront une trentaine d’éditions jusqu’en 1560, dans différents format, in-4 ou in-8, illustrés ou non, ce qui montre bien le succès éditorial de l’ouvrage qui a révolutionné la science botanique. Certains exemplaires sont coloriés, ouvrage de luxe qui valent 10 fois le prix d’une édition courante et qui sont de ce fait souvent mieux préservés que les éditions utilisées par les médecins et les apothicaires. 

Leonart Fuchs avec Brunfels et Bock sont les pères fondateurs de la discipline ; ils se sont employés, pour des raisons avant tout religieuses, à classer et corriger le savoir botanique, jusqu’alors aux mains d’herboristes itinérants et illettrés. Pour cela, il fallait identifier et reproduire les plantes avec exactitude. Fuchs s’est appuyé sur les meilleurs artistes de Bâle : Albrecht Meyer pour le dessin, Heinrich Fullmaurer pour la transposition sur bois et Veit Rudolf Speckle pour la gravure.  L’illustration magistrale par son élégance et son exactitude comprend des figures de plantes, d’arbres et de fleurs, dont plusieurs d’entre elles trouvaient dans cet ouvrage leur nom définitif ou étaient décrites pour la première fois, comme le maïs, encore appelé blé d'Inde.

Le Mouron Mâle

Mais ce fut sans doute moins la beauté des gravures que la précision du dessin qui intéressèrent plusieurs générations de pharmaciens de la ville de Marmande qui l’annotèrent copieusement, parfois en latin, parfois en grec, mais le plus souvent en français. Ils notaient la vertu de telle ou telle plante, le nom sous lequel il la connaissait plus communément, leurs effets curatifs ou la manière de l’utiliser. Ainsi au chapitre 119, nous lisons au sujet des iris bien connues pour dilater la rate : "…. Peller une racine longue de quatre doig toute leste et presser le jus dans un linge tant qu’il en peut donner. (verser) dans ung cuiller d’argent et le boire avec ung jaune d’œuf …. ou du lay ». J’ai essayé, çà marche ! (Mais on peut remplacer le lait par du Porto).

Un remède à base d'oignons d'Iris.

Dans certains cas, sur l’indication d’un client qui rapportait avoir été soigné quasi miraculeusement par l’effet conjugué d’une prière à la Vierge Marie et d’une plante appelée Bec de Cigogne ou Rostrum, le pharmacien notait la prière en marge du livre, au cas où, pour le prochain patient : «Rostrum - Rejouysses vous Marie de ce qu’estant saluée du messager des cieux vous aves conceu le verbe divin en vos sacrées entrailles avec un contentement infiny de votre ames tres saincte ».

Prière associée à l'emploi du Bec de Cigogne ou Rostrum

Bien plus qu’un document de travail, l’ouvrage fut un véritable registre d’entrée pour les collaborateurs d’un maitre-apothicaire de Marmande dénommé de Fauché. 

Le premier à avoir eu cette idée fut Jean Bonnet, pharmacien en 1616. A vrai dire, je ne sais pas s’il travaillait chez de Fauché, il a juste laissé une mention sibylline : «Johannes Bonnetus pharmacopeus anno domini 1616. » qui pourrait passer pour un ex-libris s’il n’était suivi, juste en dessous de cette première mention, de différents petits textes plus explicites. Chaque nouveau pharmacien consignait la date de son arrivée et laissait un petit hommage au très vénéré Maitre-Apothicaire. Ceux qui sont lisibles sont inscrits sur le dernier feuillet blanc mais il devait aussi en exister sur le premier feuillet blanc qui est manquant. Quand le premier feuillet fut rempli, les apothicaires suivants portèrent leurs textes sur le premier plat en vélin mais ceux-ci sont à peine lisibles sur la reliure, sauf l’un d’eux où se devine les mots pharmacopeus et marmandiensis plus une date : 1678.  

En revanche la mention latine manuscrite du sieur Mouret datée du 16 Avril 1678 et celle d’un certain Depréville dit Cosnard de 1680 sont bien lisibles.



Les mentions sur le dernier feuillet blanc.

Je traduirais approximativement le texte de Mouret comme suit : « Je soussigné, Mouret, déclare que je suis entré chez Maitre de Fauché, pharmacien très expérimenté et le plus reconnu de cette ville de Marmande, le 16 avril 1678, à qui je promets en retour toute ma fidélité et mon respect. [2]»

Le texte de de Préville est encore plus révérencieux, pour ne pas dire obséquieux [3]

J’ai qualifié ces personnes d’apothicaires, mais en réalité, (et c’est ce qui m’a tout de suite frappé dans ces mentions) les mots utilisés sont "pharmacopeus" et "pharmaciae" au sens de pharmacien, alors que je croyais que le terme en usage jusqu’au 18ème siècle était apothicaire.

De fait, si l’on en croit Charles-Henri Fialon (1846-1933), créateur du Musée de la pharmacie de la Faculté de Paris V,  membre de plusieurs sociétés savantes et grand historien de sa profession,  le terme pharmacien ne s’était pas encore imposé au 17ème siècle. La première occurrence serait de 1609. Il faudra attendre bien plus longtemps pour que « apothicaire » prenne une tournure légèrement péjorative et que Louis XVI transforme leur société de "Jardin des Apothicaires" en "Collège de Pharmacie".

Dans une communication très documentée, prononcée au congrès de la pharmacie en 1920, C-H. Fialon conte à ses confrères l’histoire des mots "Pharmacien" et "Apothicaire" [4].

Depuis l’antiquité l’art d'employer les médicaments - ou les poisons - s'appelait "pharmakeia". Ce mot grec de pharmakeia ou pharmacie est arrivé jusqu'à nos jours sans éclipses dans le sens d'art pharmaceutique. La civilisation romaine, le moyen âge, la Renaissance ne cessèrent de l'employer dans ce sens. En revanche le mot de "pharmaeus" ou "pharmacien", c’est-à-dire le boutiquier qui prépare et vend des remèdes, n’existait pas.

M. Fialon, se fondant sur des études précédentes, nous dit que le mot pharmacien a été employé en province longtemps avant de l'être à Paris et qu’il l’a rencontré pour la première fois dans le Grand Dispensaire de Jean-Jacques Wecker, traduit par Jean du Val, docteur médecin d'Issoudun (Genève, 1609, folio 4, v°) : "Préface du traducteur aux Pharmaciens françois", dont l'Epître dédicatoire est datée du 25 octobre 1607; puis dans les Œuvres pharmaceutiques de Jean de Renou, traduites par Louis de Serres,, Dauphinois, docteur en médecine, agrégé à Lyon (Lyon, 1624, page vii : "Préface du traducteur à tous les vrays pharmaciens français" ; enfin, dans une lettre de Guy Patin (Lettres, édition Reveillé, Paris, tome II, page 191), qui, en 1665, demande à Charles Spon de lui indiquer "quelque auteur pharmacien" qui ait décrit les pilules de Francfort.

Et il poursuit en épluchant des registres corporatifs à Saintes et à Marennes où le terme pharmacien semble s’imposer à partir de 1640. Et encore, avec une nuance entre les deux mots. Pharmacien désigne plutôt celui qui est expert en "l'art de pharmacie". Au contraire, apothicaire continue à désigner exclusivement celui qui exerce la profession, qui tient boutique. Tous les "pharmaciens" ne sont pas établis "apothicaires", et il y a des "apothicaires" qui sont de mauvais "pharmaciens".

Il est donc, sinon bizarre, du moins très nouveau, qu’à Marmande, c’est sous le nom de pharmaciens que de Fauché et ses collaborateurs préféraient qu’on les appelle, dès 1616.

Au Lecteur

Maintenant, il ne reste plus qu'à trouver quelques amis à Marmande qui puissent poursuivre les recherches aux archives départementales pour trouver des traces de cette officine et de ses illustres experts en pharmacie.

Bon Dimanche,

Textor

 


[1] La meilleure source sur ce livre est l’étude très sérieuse d’Ariane Lepilliet, « Le De Historia Stirpium de Leonhart Fuchs : histoire d'un succès éditorial (1542-1560) » in Master Cultures de l'Écrit et de l'Image, Mémoire de master 1, juin 2012, pp. 60 sq.  https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/60360-le-de-historia-stirpium-de-leonhart-fuchs-histoire-d-un-succes-editorial-1542-1560.pdf 

[2] "Ego infra scriptus ingressuae sum apud dominum De fauché pharmaciae perittissimum et in ista urbe Marmandica celeberrima probattum die vero sexdecimo mensi aprili anno domini millegïmo sexagesimo septuagesimo octavo cui omnem fidelitattem atque reverentiam reddere promitto (signé) Mouret." 

[3] "Ego infra scriptus ingressus sum Dominum Fauché Pharmaciae, necnon totius generaliter Medicinae Scientiae admodum eruditum, in ista urbe marmandensis celeberrima probatum, anno domini millesimo sexcentesimo octogesimo, die decimo octavo mensis julii. (18 juillet 1680) Cui fidelitatem atque reverentiam reddere ac servus humillimus atque obsequiosissimus in perpetuum este promitto. (Signature)"

 [4] https://www.persee.fr/doc/pharm_0995-838x_1920_num_8_28_1378