dimanche 23 août 2020

Une édition inconnue des Amours de Renaud de Montauban. (1522)

Il faut parfois savoir être patient en bibliophilie. Je viens de trouver les renseignements qui me manquaient sur un roman de chevalerie acheté voilà 12 ans. Il s’agit des Amours de Renaud de Montauban (Inamoramento de Rinaldo de Montealbano), poème épique en italien, imprimé à Venise par les frères Alessandro et Benedetto Bindoni en 1522. 


Rinaldo face à sa conscience.

L'édition des Bindoni dans son vélin d'époque

Je ne trouvais aucune référence sur cette édition dans les bibliothèques publiques consultées. Il faut dire que je ne connaissais ni l’auteur, ni le titre exact car cet exemplaire possède un défaut majeur, il lui manque la page de titre, ce pour quoi il avait été jeté par l’expert de la vente dans une manette avec d’autres ouvrages sans valeur et des catalogues sur les papillons. Sans page de titre, seul le colophon permet de se faire une idée de ce que ce titre pourrait bien être, bien que l’intitulé entre l’un et l’autre soit souvent différent. Heureusement, des libraires new-yorkais plus habiles que moi ont réussi à réunir quelques informations très précieuses qui ont débloqué la situation.

Cette épopée médiévale française du XIIIème siècle qui narre les aventures des quatre frères d’Aymon de Dordogne, de leur cousin l’enchanteur Maugis et du cheval magique Bayard qui a le pouvoir de s’étirer pour accueillir autant de cavaliers que voulu, a connu une vitalité exceptionnelle, suscitant de multiples adaptations étrangères, en Espagne avec Fierabras et surtout en Italie où les exploits de Rinaldo sont développés, à partir de la fin du XIVe siècle, en différentes versions, tant en vers qu'en prose[1]. "Les Italiens de la Renaissance aimaient les romans chevaleresques autant ou plus que tout autre peuple européen [...] Bientôt, les ménestrels italiens habillèrent Roland et Charlemagne en armure italienne. Puis, ils ont créé de nouveaux chevaliers et de nouvelles suites pour accompagner les héros de Roncevaux, et les ont tous envoyés sur une route d'aventures sans fin"[2]

Ce poème épique est plaisant à lire et d’une grande modernité. Pour résumer, Rinaldo (Renaud), fait chevalier par Charlemagne, s’embrouille avec le petit-fils de ce dernier, qu’il tue en duel, ce qui l’oblige à fuir pour échapper à la vengeance de l'empereur. Tenaillé par le remords et la hantise que sa révolte ne soit pas juste, il ne cesse de chercher le moyen de regagner la faveur royale, mais toutes ses tentatives pacifiques de conciliation se heurtent à la vindicte impériale. Charlemagne, loin de la légende de l’empereur affable, tient le mauvais rôle, abandonné par ses barons qui veulent invalider sa politique. Après divers épisodes de guerres et de réconciliations avec Charlemagne, Rinaldo poursuivit ses aventures en Terre Sainte, pour finir par mourir à Cologne. Rinaldo n'est pas seulement un chevalier, mais aussi un saint, et sa légende a plu au public des cours princières comme aux bourgeois lettrés. L'histoire de Renaud se retrouve également dans d’autres épopées du cycle des Barons Révoltés, dans le Morgante de Pulci, dans les poèmes de Bayard et de l’Arioste, dans le Ricciardetto de Forteguerri et dans le Rinaldo du Tasse.

 

De joutes en batailles, Rinaldo, le preux chevalier défend l'honneur chevaleresque.



Jusqu’à présent, je ne disposais que des informations lacunaires du Brunet que j’avais repris tel quel dans mon catalogue : « Poème chevaleresque découvert par feu le Comte de Boulourdin et sur lequel tous ses soins et ses recherches, continués pendant plusieurs années, n'ont pu lui procurer de renseignements satisfaisants. Son excellence conservait ce volume comme le plus précieux de sa collection.". Il ajoute que cet exemplaire contient une lettre de M. Panizzi précisant que, pour le fonds de l’histoire, ce poème est la même chose que celui qui a été imprimé à Milan en 1521 sous le nom d’auteur de Dino. Cet exemplaire est aujourd’hui à la British Library. Il est en 138 ff., sans page de titre et en 58 strophes. Toutes les pages contiennent 10 stances de 8 vers (Ottava Rima). Chaque chant est annoncé par une petite échancrure et une lettrine. Il est dépourvu de ponctuation et les points sur les i sont remplacés par un accent aigu. Autant de caractéristiques que l’on retrouve dans mon exemplaire à ceci près qu’il est composé de 75 chants et non 58.

Brunet poursuit en précisant que, selon le catalogue Boulourdin, le papier et la typographie portent à croire qu’il a été imprimé à Naples sur les presses de Riessinger et qu’il fut ensuite réimprimé plusieurs fois sous le titre In(n)amoramento di Rinaldo avec des changements et des augmentations plus ou moins considérables. Jacques-Charles Brunet cite différentes éditions mais pas celle de 1522. Ces sources semblent être le Melzi et Tosi[3]. Faute d’être fixé sur le nom de l’auteur, il traite de ce livre à l’entrée Rinaldo et ajoute que ce même poème est aussi attribué à Girolamo Forti de Teramo, mort en 1489, lequel parait l’avoir tiré d’un ancien roman en vers français dont l’auteur serait un certain Sigisbert, comme Girolamo Forti l’annonce lui-même à la cinquième stance du premier chant. De fait, je retrouve une allusion similaire à Sigimberto Gallico dans mon exemplaire, à la cinquième stance :

Io huo tradutto il libro netto e tondo

Come haver potrete fermo indicio

De Sigimberto gallico jocondo

Che gia lo scrisse in la lingua Francesca

E la mia penna in tallian lo rinfrescha

Les sources manuscrites sont incontestablement françaises et ont été minutieusement étudiées par François Suard[4]. Il existe deux manuscrits originels : le manuscrit Douce[5] qui donne la version la plus ancienne et le manuscrit La Vallière[6] sur lesquels se sont greffés de multiples variantes, comme ce bel exemplaire enluminé de la Bibliothèque de l’Arsenal (ms 5073).

 

Manuscrit Ms.5073, f.117v- Renaud de Montauban et Clarice lors d'un banquet puis dans la chambre nuptiale, Flandre 1470, commandé pour Philippe le Bon. (données BNF)

 

Suivront 7 éditions incunables à partir de 1485 dont celle de Jehan de Vingle illustrée de bois magnifiques qui vont inspirer les imprimeurs du 16ème siècle puisqu’on dénombre environ 23 éditions françaises à gravures.

 

Les quatre fils Aymon, Lyon, Jehan de Vingle, 1497. Aymon présente ses fils à Charlemagne. La même scène dans le Rinaldo de Bindoni, 1522. La gravure a perdu en finesse ce qu’elle a gagné en concision.

 

De l’autre côté des Alpes, la version italienne de l'histoire de Rinaldo a fait l’objet d’une première publication à Naples vers 1474, comme citée par Brunet, puis la fortune de l’œuvre fut tout aussi importante. Il semble aujourd’hui admis que l’auteur, ou du moins l’adaptateur, soit Girolamo Forti. C’est à cette entrée que l’on retrouve les éditions italiennes de la British Library et de Yale University Library. Une dizaine d’éditions apparaissent dans les premières décennies du XVIe siècle, généralement d'une extraordinaire rareté et connues pour la plupart à travers un seul exemplaire.

Les éditions italiennes peuvent être répertoriées comme suit en compulsant, outre le Brunet,  la British Library, Yale University, ainsi que l’étude détaillée d’Ana Grinberg [7] : 

1/ Rinaldo sans titre, s.d. (vers 1474) Naples, Riessinger in Fol de 139 ff. en 54 chants en deux colonnes - British Library (G.11352)

2/ El inamoramento de Rinaldo da Monte Albano, Venise, Manfredo di Montferrato, 1494, in-4 de 147pp. Coll. HG Quin - Trinity College, Dublin (Quin 53). Acheté par Henry George Quin en 1789 et lègué au Trinity College en 1805. (Hain 13915.324)

3/ Inamoramento de Rinaldo, 1501, Milan, Zohane Angelo Scizezeler, in-?, 34 pp., mutilé,  British Library (11426.f.73.)

4/ Turin, 1503

5/ Milan, 1510

6/ Venice, Melchiorre Sessa, 1515

7/ Inamoramento de Rinaldo de Monte Albano, 1517, Venise, Joanne, in-4 (180) ff. Un exemplaire conservé à Yale University, Collation : a-y8 z4. Z4, (incomplet de 2 feuillets) relié par Lortic, ancienne collection Masséna, (Beineke 1979 496). Un autre exemplaire en main privée, complet celui-là, en provenance des collections Charles Farfaix Murray, Giuseppe Martini, Leo Olschki (Rome, 15 April 1927), S.F. Brunschwig (Cat. Genève, 28-30 March 1955, no. 259), et Pierre Berès. Actuellement en vente à la librairie Govi Rare books LLC. NY, USA). Un 3ème exemplaire répertorié par Melzi et Tosi  et relié avec une édition Bindoni de Leandra de Pietro Durante (1517) avait été proposée par le libraire parisien Edwin Tross (1822-1875) dans son Catalogue n°. 19 pour la somme de 300 francs (n° 2532) mais il a disparu depuis lors.

8/ Tutte le opere Del inamoramento de Rinaldo da monte albano Poema elegantissimo nouamento Istoriato: Composto per Miser Dino Poeta, etc …Milan, Fratello da Valle ad Instantia de Nicolo da Gorgonzola, 1521. Il appartenait à la collection Gaignat. British Library (G.11037).

Nous arrivons ainsi à l’édition des frères Bindoni qui n’apparait jamais dans les bibliographies consultées et pas davantage dans les catalogues des bibliothèques publiques. Son titre complet, selon le colophon, est :

9/ Inamoramento de Rinaldo, nelquale se tratta l’aduenimento suo: et in che modo trouo Baiardo: et delle gran battaglie che lui fece  contra pagani ne lequale occise Manbrino et molti altri famosissimi pagani, Et come piu fiate combattere con re Carlo et con Orlando et con gli altri paladini p(er) gli tradimenti di Sano : Et ultimamente de la pace hauta con re Carlo : Et della sua morte. Venise, per Alessandro e fratelli de Bindoni, 2 Décembre 1522. Pet. In-8 de (191) ff ( mq A1 et A8). Bibliotheca Textoriana.

 

Colophon de l'édition de 1522.

Rinaldo rencontre Clarisse, le banquet des noces, la Mort de Rinaldo

Comme le mentionne la librairie Govi, l'édition qui précède la nôtre, celle de 1517, est basée sur le Rinaldo publié par le vénitien Melchiorre Sessa en 1515, dont sont également tirées la fine gravure sur bois imprimée sur la page de titre ainsi que la plupart des vignettes du texte. J’ai comparé cet exemplaire de 1517 (avec le peu de données disponibles sur le site de la librairie) avec mon exemplaire de 1522 pour savoir s’il pouvait y avoir une filiation.

Résultat, la source est bien la même, ce qui n’a rien d’étonnant puisque les trois imprimeurs étaient à Venise. Les vignettes sont très similaires en taille et en motif bien que celles qui apparaissent dans les 2 pages présentées par la librairie Govi présentent des scènes différentes. La mise en page est identique, au point que les vignettes coupent le texte entre les mêmes stances, comme nous pouvons en juger par comparaison des feuillets respectifs L7 et N2. La seule différence notable réside dans la typographie utilisée, l’impression de 1517 est en caractère romain, la nôtre en gothique. La première est plus soignée et au format in-quatro, la seconde correspond à une édition populaire au format in-octavo.




Comparaison des feuillets L7 et N2 des éditions vénitiennes de 1517 et 1522.

D’autres versions suivront celle de 1522, imprimées avec de moins en moins de soin. Les bibliographes notent que la mise en page est de plus en plus compacte, le papier médiocre, et qu’un nombre grandissant de coquilles peut être relevé. L’illustration elle-même est parfois peu logique et utilise des bois de réemploi. Aucune de ces réimpressions ne remontent au texte source :

-           Inamoramento de Rinaldo, A. Torti: Venise, 1533. In-4°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1537. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, Bartholomeo detto Imperatore, 1547. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1575. In-8°.

-           Inamoramento de Rinaldo, Venise, 1640. In-8°.

Il semble que la place de Venise se soit fait une spécialité de ce Rinaldo à la vitalité étonnante.

Mon exemplaire a appartenu à Paul Langeard (1893-1965)[8], un discret bibliothécaire et bibliophile qui habitait à Paris, Place Saint Sulpice et dont tout ou partie de sa bibliothèque fut dispersée à Vannes en 2013.

Paul Langeard était un ancien élève de l'Ecole des chartes. Sa surdité presque complète l'empêcha de postuler une charge officielle et il devint le bibliothécaire de la magnifique collection Marcel Jeanson. Le fond de cette bibliothèque était formé de l'ancienne collection d'Henri Gallice d'Epernay, que Marcel Jeanson avait achetée en bloc à la mort de celui-ci et qu'il augmentait et enrichissait constamment. Paul Langeard dressa le catalogue des livres et manuscrits de Marcel Jeanson. Il possédait de vastes connaissances dans le domaine de l'histoire, de la littérature médiévale et de la paléographie. Il réussit parfois à acquérir des choses fort curieuses, selon son biographe, comme par exemple un roman picaresque espagnol inconnu de 1706, dont il fit l'analyse dans la Revue hispanique[9]. Paul Langeard mettait souvent ses riches fonds de connaissances bibliographiques et paléographiques à la disposition des libraires.

Gageons que Paul Langeard avait dû passer aussi beaucoup de temps à rechercher d’autres exemplaires de son Innamoramento de Rinaldo de Montealbano.

Bonne Journée

Textor



[1] Sarah Baudelle-Michels, « La fortune de Renaut de Montauban », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 12 | 2005, mis en ligne le 30 décembre 2008, consulté le 28 juillet 2020. URL : http://journals.openedition.org/crm/2222 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.2222

[2] P.Grendler, "Form and Function of Italian Renaissance Popular Books", p. 472

[3] G. Melzi & PA Tosi, Bibliografia dei romanzi di cavalleria in versi e in prosa italiani, Milan, 1865.

[4] « Le développement de la Geste de Montauban en France jusqu'à la fin du moyen âge », François Suard in Medieval Institute Publications, Western Michigan University, 1987.

[5] J. Thomas, « Renaut de Montauban, édition critique du manuscrit Douce », Genève, Droz, 1989.

[6] F. Castets, « La Chanson des Quatre fils Aymon », d’après le manuscrit La Vallière, Montpellier, Coulet, 1909

[7] Ana Grinberg, (Un)stable Identities : Impersonation, Conversion, and Relocation in Historia del emperador Carlo Magno y los doce pares, UC San Diego, 2013. https://escholarship.org/uc/item/92c4d4vk

[8] Nécrologie de Paul Langeard (1893-1965) dans la revue Romania, Année 1965 n° 342 pp.279-288.

[9] Revue hispanique, LXXX, 718-22.


2 commentaires:

  1. La première version manuscrite est décrite par Paulin Paris dans un article du Bulletin du Bibliophile 1843 pp 113-129, qui est lui même un extrait de son ouvrage sur les Manuscrits françois de la Bibliothèque du roi (Techener 1836-1848). Le titre de l'article est :
    "Notice d'un manuscrit de la bibliothèque royale côté n° 7183, comprenant les plus anciennes gestes de Maugis d'Aigremont, de Beuve d'Aigremont, des quatre fils Aimon et de Renaut de Montauban. Volume in-folio, papier vélin, texte sur 2 colonnes avec 3 miniatures, vignettes, et initiales. 180 feuillets datés de la fin du XIIIème siècle. Reliure en veau marbré au chiffre de Napoléon"
    3 gestes composent ce manuscrit dont celle de Renaut de Montauban

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    1. Merci PEL pour votre commentaire. Je ne connaissais pas cet article. Je vais le rechercher.

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