Il
y aurait bien, par exemple, ces deux plats d’une reliure en demi vélin estampé
dont les cartons sont composés d’une trentaine de feuillets collés les uns aux
autres que je ne me suis pas encore résolu à disséquer avant de savoir si le
texte en vaut la peine. En revanche la méchante couvrure d’un livre d’heures
est plus facilement accessible puisque le texte apparait sur le plat supérieur,
bien effacé, et sur le contre plat de manière plus lisible.
Il
s’agit d’un seul morceau de vélin plié en deux. Le plat inférieur est composé
d’un autre feuillet replié, sans doute provenant du même manuscrit, le tout
tenu par un morceau de parchemin collé sur le dos. Les deux feuillets laissent apparaitre
des réglures mais seul le vélin du plat supérieur contient un texte copié. Son
écriture m’a toujours intriguée car la forme des lettrines de départ des
paragraphes possède un air archaïque qui pourrait faire penser à certains
manuscrits du Scriptorial d’Avranches ou d’autres textes très anciens de
l’époque médiévale.
Le
copiste s’étant appliqué, la lecture du texte est relativement facile, au moins
pour les lignes qui n’ont pas été effacées par plusieurs siècles de
manipulation. Les deux premiers vers se lisent ainsi : Juste judex,
Jesu-Christe, Rex regum et Domine, ce qui suffit à identifier un poème, en
douze strophes et soixante-douze vers, attribué à Bérenger de Tours (Beringerius
Turonensis) par Clarius, moine de saint Pierre de Sens.
Bérenger est né à Tours, au commencement du XIe siècle, d’une famille de riches patriciens qui l’envoya étudier les arts libéraux et la théologie à Chartres, où professait alors Fulbert, un des maîtres les plus fameux de son temps. Revenu dans sa ville en 1030, il fut choisi pour écolâtre (Magister scholarum) du monastère de Saint-Martin de Tours, haut lieu des études scolastiques [1], avant de devenir, en 1039, archidiacre d'Angers jusqu’à ce que le comte d’Anjou Geoffroy II Martel lui interdise l’accès à la ville en 1060.
Berenger avait une solide culture de
grammairien et de rhétoricien et il avait étudié les auteurs anciens. Un vif
débat agitait alors l’église sur la question du sacrement eucharistique. Son
maitre Fulbert s’attachait à défendre l’intégrité des dogmes de l’Eglise et à
en combattre les déviances, mais Bérenger soutenait que la présence du Christ
dans l'Eucharistie est spirituelle et non corporelle. Position que Fulbert ne
pouvait que rejeter et qu’il considérait comme une hérésie. Avant de mourir, il
conseilla à son jeune disciple de ne pas persister dans des théories qui le
conduiraient hors de l’Eglise. Mais Bérenger avait des idées très arrêtées et
surtout il considérait la raison supérieure au dogme. Il écrivit dans un petit
opuscule [2] « Sans doute, il faut
se servir des autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu'on ne puisse nier,
sans absurdité, ce fait évident, qu'il est infiniment supérieur de se servir de
la raison pour découvrir la vérité."
Bref,
il se passa ce que Fulbert avait prévu : Bérenger poursuivit la querelle
avec Adelman, écolâtre de Liège, Abbon de Fleury et Lanfranc. Dénoncé comme
hérétique, parce qu'il niait la « présence réelle », il fut condamné par le
pape Léon IX, en 1050, au concile de Verceil, puis par plusieurs synodes : Rome
(1050-1059), Tours (1055), Bordeaux (1080), etc. A chaque fois, Bérenger
faisait alors amende honorable puis se rétractait. Il finit par être exilé sur
l’ile Saint Cosme, au large de Tours.
La
plupart de ses écrits ont été perdus et ce qui a été conservé est plutôt mince [3] : Quelques éléments
de correspondances (lettres à Adelmann), sa Défense contre Lanfranc ou De
Sacra Coena, retrouvée en 1777, à Wolfenbüttel [4], et un florilège
patristique sur les sacrements, directement utilisé et peut-être composé par
Bérenger de Tours, découvert en 2006 dans un manuscrit de la BNF. De l’œuvre
poétique de Bérenger, nous ne possédons plus de façon certaine que ce Juste
judex, Jesu Christe, édité au 18ème siècle d'après un manuscrit de
Marmoutier [5].
Dès
lors, il m’a paru utile d’en apprendre un peu plus sur ce poème Juste Judex,
qualifié parfois d’oraison ou d’hymne selon les auteurs, notamment pour tenter
de déterminer la date à laquelle il avait été recopié, car logiquement, les
moines ne recopiaient pas des textes d’auteurs jugés hérétiques et si le style
d’écriture était cohérent avec l’écriture carolingienne, n’aurait-il pas été
pas possible que le texte date d’avant l’excommunication de 1050 ?
Pour
cela, étant parfaitement incompétent en paléographie médiévale, j’ai tenté ma
chance auprès de plus savant que moi. On me dit tout d’abord que l’écriture
contient des caractéristiques de l’écriture cursive carolingienne (S long sous
la ligne, S ressemblant à B à la fin des mots, D oncial en boucles de
sorcière), mais aussi des caractéristiques de la calligraphie humaniste
(issue de la calligraphie carolingienne du 9ème au 12ème siècle). Donc, les
avis penchaient pour une main du 15ème siècle fortement influencée par la
calligraphie humaniste.
J’insiste
alors pour avoir un second examen en donnant mes raisons : Pourquoi
recopier au XVème siècle le texte d’un hérétique ? Il serait plus vraisemblable que le texte
soit du XIème siècle. Mais mon interlocuteur (a) reste ferme sur sa position en
donnant ses raisons :
« Pour
défendre mon point de vue sur une "écriture qui n'est pas du 11e
siècle", je dirais ceci :
1/ La
minuscule carolingienne utilise des lettres douces, donc les ponts du
"m" et du "n" devraient être arrondis, mais ici, ils sont
pointus et tranchants. Le "r" rond (qui ressemble à un 2,) apparaît
au 12ème siècle. Son abondance dans vos feuilles fait davantage penser
à la cursiva du 15ème siècle.
2/ Dans
ces feuilles, les "i" sont pointillés, ce qui est également quelque
chose qui apparaît au 12e siècle.
3/ La
façon dont les longs "s" sont épaissis montre que le scribe n'a pas
écrit son long "s" en une seule ligne pour lever ensuite sa main et compléter
le haut du "s" ; cela prouve qu'il a fait son long "s" en
un seul trait et qu'il n’a relevé la main que pour passer à la lettre suivante.
4/ De
nombreux mots de cette feuille donne cette sensation de "cursiva". A
propos du petit "s" à la fin des mots : habituellement dans la
minuscule carolingienne, vous auriez un long "s", mais ici vous avez
des petits "s" avec un étrange empattement prolongé comme si le
copiste avait monté rapidement sa plume pour finir le mot. À mon avis, ce
"s" particulier pourrait dériver du "s" en forme de
"B" que l'on trouve à la fin des mots à partir de la seconde moitié
du 14ème siècle.
5/ En
conclusion, de mon point de vue : nous avons quelques lettres inspirées du
minuscule carolingien (a, quelques "e", quelques "d",
b", quelques lettres majuscules), mais la façon d'écrire du scribe, et
beaucoup de lettres utilisées, combinées à l'aspect général "non poli,
propre, régulier" du ductus, trahissent une main du 15ème siècle
connaisseur de la calligraphie humaniste. »
Il
a bien fallu que je me range à ces arguments convaincants. Un scribe du 15ème
siècle cherchant à imiter la caroline !
Ceci
dit, Yves Perrousseaux, dans son histoire de l’écriture typographique, nous
rappelle que le XVème siècle redécouvre les minuscules rondes de l’écriture
carolingienne qui avaient été occultées pendant quelques siècles par les
écritures gothiques. Déjà Pétrarque, influencé par ses études des textes
carolingiens à l’université de Bologne, écrivait à Boccace en 1337, pour faire
l’éloge de l’écriture caroline. Plus tard, en 1402, le florentin Poggio
Bracciolini (1380-1459) donnait le modèle d’une véritable minuscule
humanistique droite : la lettera antica formata.
Reste
alors à trouver ce qui a conduit ce lettré, connaisseur des nouveautés
humanistiques, à copier un texte de Bérenger de Tours au XVème siècle. En fait, les condamnations des écrits de Bérenger n’ont pas été aussi tranchées qu’il
pourrait paraitre. A la lecture des conciles, ce dernier continue à être
qualifié de magister et admirabilis philosophus et au fil de ses
professions de foi et de ses rétractations, exprimées lors des conciles de
1059,1078,1079, il semble s’être assagi.
Il
aurait écrit le poème à la fin de sa vie, sans doute durant le concile de Rome
en 1078 [6]. A cet occasion, moment
critique de la vie de Bérenger, sa profession de foi devait être scellée par le
jugement de Dieu, c’est-à-dire l’épreuve du fer rouge autrement appelé ordalie.
Bérenger se prépara à cet acte solennel par le jeûne et la prière et Il semble
bien que c’est à l’occasion des préparatifs qu’il composa le texte où il
demandait au Christ de le protéger des embuches de ses ennemis et d’obtenir un
juste jugement. (Juste Judex). D’une certaine manière, il anticipait la
décision du Pape et faisait appel directement au jugement du Christ. Finalement
le Pape Gregoire VII changea d’avis ; l’ordalie n’eut pas lieu mais le poème
resta.
Le
contexte de la rédaction n’est pas sans rappeler la Ballade de Pendus de
François Villon.
Le concile de Saintes a donc pu valider le poème qui ne contient rien de contraire à l’orthodoxie. Il connaitra alors une certaine vogue au XVème siècle et sera repris dans les hymnaires des siècles suivants, parfois traduit en français comme dans ce manuscrit conservé à Bruxelles : Juste et vray juge Jhesucrist, roy des roys et seigneur des seigneurs, qui tousjours regnes avecques le Pere et le saint Esperit, vucillés maintenant mes prieres exauchier et les recevoir debonnairement. Tu descendis des cieulx du ventre de la glorieuse Vierge Marie [7]...
Il
faut noter que le texte porté sur ma reliure contient des variantes par rapport
à celui publié en 1717 dans le répertoire des actes des conciles [8]. Ainsi, vers 17, Ut
possimus permanere devient Ut valeam permanere, ou bien vers 23, Nec
servantur corda nostra au lieu de Ne damnetur corpus meum. Il existe
aussi des variantes avec le manuscrit 1201 de la BNF. Par ailleurs, l’ensemble est à la première
personne du pluriel et non du singulier. Je n’ai pas encore trouvé d’exemple
similaire à ce texte que je reproduis intégralement et qui nécessiterait
certainement de plus amples recherches.
Juste judex, Jesu-Christe, Rex regum et Domine: Qui cum P(atre) (re)gnas semper Et cum Sancto Flamine Nunc digneris preces nostras Clementer susci(pere). Tu de coelis desce(ndisti) Virginis in uterum, Unde sumens veram carnem Visitasti servulum, Tuum plasma (redimeno ?) Sanguinem per proprium. Naque simus o Deus, Gloriosa passio Nos deffendat incessanter | Ab omni periculo Ut possimus permanere In tuo servitio Adsit nobis tua virtus Semper et deffensio Mentem nostram ne perturbet Hostium incursio Nec servantur corda nostra (ne damnetur corpus meum) Fraudulenti laqueo Dextra forti qua fregisti Acherontis januas (junas) Frange nostros inimicos Necnon et insidias Quibus volunt occupare Viatorum (Cordis mei) semitas |
Bonne
Journée
Textor
Appendice : Répertoire
des manuscrits identifiés à ce jour contenant le texte Juste judex Jesu Christe
de Béranger de Tours.
Références : U. Chevalier,
Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 (A ne pas confondre avec un autre hymne ‘Juste Judex
ultionis’, repris dans le Dies Irae et par Mozart dans le Requiem K.626 )
1/BR de Bruxelles 11035-37 (821),
fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Avec une
traduction en français de la prière latine qui précède immédiatement dans le
même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….».
2/Bibl. nat., de Munich Gall. 40,
fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.
3/ Bibl. Méjanes Cote Ms. 19
(Rés. ms. 1) (620— R. 539). Heures du
roi René. 15e siècle Vers 1470-1471.Page 468. Longue prière rythmée : ‘’ Juste
judex, Jesu Christe, Rex regnum et Domine,… ‘’
4/Bibl. de Tours ms 348, f. 172.
5/Bibl. du Vatican, Reg. Lat.
121, f. 114. Reg. Lat. 150, f. 152,
6/BNF Cote : Latin 3003 -Parchemin.
Deux mss. réunis au XVe s. 189 ff.155 × 100 mm. B f. 109 Juste judex Jesu
Christe // Regum rex et Domine //..
7/BNF Cote : Latin 2895 - Hymne : « Juste Judex J.-C... » ; (f.133-133v)
8/BNF Cote : Latin 2882 - S.
Anselmus Cantuariensis Liber precum XIIe siècle Initiales en couleur.
Rubriques. Parchemin.91 ff.235 × 160 mm. Reliure XVIII e s. maroquin rouge aux
armes royales. Provient de l'abbaye de Mortemer au dioc. de Rouen, d'après
l'ex-libris à demi-effacé du XIV e s. au f. Iv, d'où il était passé dans la
collection de Mareste d'Alge dont l'ex-libris effacé se trouve au f. 23. B.f.
76 Juste judex J-C.... ».
9/BNF cote : Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis. Début du XVe siècle. f. 1-16v Oraisons et prières diverses : — « Oratio magistri Berengier. Juste judex Jesu Christe... » Cf. Chevalier, n° 9910 (10).
Décoration anglaise. Initiales en
couleur à filigranes, ou d'or sur fond de couleur. Encadrement (f. 1).
Rubriques. — Au f. 1, armes d'Orléans. Ce ms. est à rapprocher du Latin 1196. —
Cf. Delisle, Cab. des mss ., I, 110 et Champion, Libraire de Ch. d'Orléans ,
79. Les ff. 104, 159, 270 sont blancs. Parchemin.379 ff. à 2 colonnes.220 × 145
mm. Reliure chagrin rouge au chiffre de Louis-Philippe ; au verso des plats,
velours cramoisi de l'ancienne reliure avec traces de boulons et de fermoirs ;
tranches aux armes d'Orléans.
10/BNF Mss Latin 15139. Rhetorica ad Herennium.
— Summa sententiarum, etc. XIIe siècle. f. 247. [Hymne] : « Juste judex Jhesu
Christe …-…. salvetur humanum genus. », cf. U. Chevalier, Repertorium
hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 ; H. Walther, Initia carminum ac
versuum medii aevi posterioris latinorum, Göttingen, 1959, p. 506, n° 9997. Addition
du XIIIe s.
11/ BNF NAL 3119 . Horae Dominici
Kalmancsehi, prepositi Albensis. XVe siècle (1492) 170 feuillets. 205 × 155 mm.
f. 161 v°-162 v° : Manuscrit en latin " Juste judex Jhesu Christe,
regum rex et Domine ".
12 / BL Add MS 44874, ff 1r-258v - after
1246-1325 - Psalter in Latin with additions ('The Evesham Psalter') 'Iuste
iudex iesu christe rex regum et domine.' (ff. 240r-v)
13 / BM Angers Ms. 1-1928 - N°
CGM : 283 Autre cote : 274 Titre : Recueil, venant de Saint-Serge Date :
XIe-XIIe siècles. Pages 16-21 Prières diverses. « Oratio ad Crucifixum. — Juste
judex, Christe... »
[1] Yves
Perrousseaux nous dit que le scriptoriale de l’abbaye saint Martin fut pendant
longtemps à la pointe de l’évolution de l’écriture et on y trouve des textes
qui préfigurent ce que sera l’écriture carolingienne. (Histoire de l’écriture
typographique, Atelier Perrousseaux, 2005 p. 19.)
[2] Le De
sacra coena ou Rescriptum contra Lanfrancum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1988.
[3] Voir la
bibliographie de Jean de Montclos in Lanfranc et la controverse eucharistique
du XI ème siècle, Louvain 1971
[4] Berengarii Turonensis de Sacra
Coena adversus Lanfrancum liber posterior... Primum ediderunt A. F. et F. Th. Vischer...
(1834). In-8° , VI-290 p. réédité in Berengarii turonensis de sacra
coena adversus Lanfrancum, ad fidem codicis Guelferbytani edidit et notis
instruxit... W. H. Beekenkamp (1941)
[5] Sans
doute mms Tours 348, f. 172. On trouve
également ce poème dans deux manuscrits du Vatican, Reg. Lat. 121, f. 114. Reg. Lat. 150, f. 152, dans le manuscrit 1201 de la BNF et dans
2 manuscrits conservés à Bruxelles et munich, mss 11035-37 (821), fol. 76 vo-77
, Livre de prières de Philippe le Hardi, XVe s. et Bibl. nat., de Munich Gall.
40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon. Bérenger se
sentait assez sûr de son talent poétique, loué par Hildebert de Lavardin dans
l'Epitaphium Berengarii (PL, t. CLXXI, 1396), pour se moquer du poème
qu'Adelman de Liège lui avait envoyé.
[6] Remi Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Volume 20, Paris Lottin et Butard, 1757.
[7] Traduction
d'une prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75
vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….». BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76
vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Voir aussi Bibl.
nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le
Bon.
[8] E.Martène
et U. Durand in Thesaurus novus anecdotorum, t.
IV, col. 115-116
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos commentaires sur cet article ou le partage de vos connaissances sont les bienvenus.