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jeudi 22 octobre 2020

A propos d’un poème de Bérenger de Tours (XVème siècle)

La découverte des sites de numérisation des manuscrits anciens comme Fragmentarium que j’évoquais dans mon article du mois dernier (Fragmentum, XIVème s.) m’a conduit à regarder avec un œil neuf tous les fragments de manuscrits cachés (ou pas) dans mes reliures.

Il y aurait bien, par exemple, ces deux plats d’une reliure en demi vélin estampé dont les cartons sont composés d’une trentaine de feuillets collés les uns aux autres que je ne me suis pas encore résolu à disséquer avant de savoir si le texte en vaut la peine. En revanche la méchante couvrure d’un livre d’heures est plus facilement accessible puisque le texte apparait sur le plat supérieur, bien effacé, et sur le contre plat de manière plus lisible.

Il s’agit d’un seul morceau de vélin plié en deux. Le plat inférieur est composé d’un autre feuillet replié, sans doute provenant du même manuscrit, le tout tenu par un morceau de parchemin collé sur le dos. Les deux feuillets laissent apparaitre des réglures mais seul le vélin du plat supérieur contient un texte copié. Son écriture m’a toujours intriguée car la forme des lettrines de départ des paragraphes possède un air archaïque qui pourrait faire penser à certains manuscrits du Scriptorial d’Avranches ou d’autres textes très anciens de l’époque médiévale.



Le plat supérieur du livre et son verso.

Le copiste s’étant appliqué, la lecture du texte est relativement facile, au moins pour les lignes qui n’ont pas été effacées par plusieurs siècles de manipulation. Les deux premiers vers se lisent ainsi : Juste judex, Jesu-Christe, Rex regum et Domine, ce qui suffit à identifier un poème, en douze strophes et soixante-douze vers, attribué à Bérenger de Tours (Beringerius Turonensis) par Clarius, moine de saint Pierre de Sens.

Bérenger est né à Tours, au commencement du XIe siècle, d’une famille de riches patriciens qui l’envoya étudier les arts libéraux et la théologie à Chartres, où professait alors Fulbert, un des maîtres les plus fameux de son temps. Revenu dans sa ville en 1030, il fut choisi pour écolâtre (Magister scholarum) du monastère de Saint-Martin de Tours, haut lieu des études scolastiques [1], avant de devenir, en 1039, archidiacre d'Angers jusqu’à ce que le comte d’Anjou Geoffroy II Martel lui interdise l’accès à la ville en 1060. 

Berenger avait une solide culture de grammairien et de rhétoricien et il avait étudié les auteurs anciens. Un vif débat agitait alors l’église sur la question du sacrement eucharistique. Son maitre Fulbert s’attachait à défendre l’intégrité des dogmes de l’Eglise et à en combattre les déviances, mais Bérenger soutenait que la présence du Christ dans l'Eucharistie est spirituelle et non corporelle. Position que Fulbert ne pouvait que rejeter et qu’il considérait comme une hérésie. Avant de mourir, il conseilla à son jeune disciple de ne pas persister dans des théories qui le conduiraient hors de l’Eglise. Mais Bérenger avait des idées très arrêtées et surtout il considérait la raison supérieure au dogme. Il écrivit dans un petit opuscule [2] « Sans doute, il faut se servir des autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu'on ne puisse nier, sans absurdité, ce fait évident, qu'il est infiniment supérieur de se servir de la raison pour découvrir la vérité."

Bref, il se passa ce que Fulbert avait prévu : Bérenger poursuivit la querelle avec Adelman, écolâtre de Liège, Abbon de Fleury et Lanfranc. Dénoncé comme hérétique, parce qu'il niait la « présence réelle », il fut condamné par le pape Léon IX, en 1050, au concile de Verceil, puis par plusieurs synodes : Rome (1050-1059), Tours (1055), Bordeaux (1080), etc. A chaque fois, Bérenger faisait alors amende honorable puis se rétractait. Il finit par être exilé sur l’ile Saint Cosme, au large de Tours.

La plupart de ses écrits ont été perdus et ce qui a été conservé est plutôt mince [3] : Quelques éléments de correspondances (lettres à Adelmann), sa Défense contre Lanfranc ou De Sacra Coena, retrouvée en 1777, à Wolfenbüttel [4], et un florilège patristique sur les sacrements, directement utilisé et peut-être composé par Bérenger de Tours, découvert en 2006 dans un manuscrit de la BNF. De l’œuvre poétique de Bérenger, nous ne possédons plus de façon certaine que ce Juste judex, Jesu Christe, édité au 18ème siècle d'après un manuscrit de Marmoutier [5].

Dès lors, il m’a paru utile d’en apprendre un peu plus sur ce poème Juste Judex, qualifié parfois d’oraison ou d’hymne selon les auteurs, notamment pour tenter de déterminer la date à laquelle il avait été recopié, car logiquement, les moines ne recopiaient pas des textes d’auteurs jugés hérétiques et si le style d’écriture était cohérent avec l’écriture carolingienne, n’aurait-il pas été pas possible que le texte date d’avant l’excommunication de 1050 ?



Le texte intégral du poème réduit dans cette copie à 5 strophes sur les 12 connues.

Pour cela, étant parfaitement incompétent en paléographie médiévale, j’ai tenté ma chance auprès de plus savant que moi. On me dit tout d’abord que l’écriture contient des caractéristiques de l’écriture cursive carolingienne (S long sous la ligne, S ressemblant à B à la fin des mots, D oncial en boucles de sorcière), mais aussi des caractéristiques de la calligraphie humaniste (issue de la calligraphie carolingienne du 9ème au 12ème siècle). Donc, les avis penchaient pour une main du 15ème siècle fortement influencée par la calligraphie humaniste.

J’insiste alors pour avoir un second examen en donnant mes raisons : Pourquoi recopier au XVème siècle le texte d’un hérétique ?  Il serait plus vraisemblable que le texte soit du XIème siècle. Mais mon interlocuteur (a) reste ferme sur sa position en donnant ses raisons :

« Pour défendre mon point de vue sur une "écriture qui n'est pas du 11e siècle", je dirais ceci :

1/ La minuscule carolingienne utilise des lettres douces, donc les ponts du "m" et du "n" devraient être arrondis, mais ici, ils sont pointus et tranchants. Le "r" rond (qui ressemble à un 2,) apparaît au 12ème siècle. Son abondance dans vos feuilles fait davantage penser à la cursiva du 15ème siècle.

2/ Dans ces feuilles, les "i" sont pointillés, ce qui est également quelque chose qui apparaît au 12e siècle.

3/ La façon dont les longs "s" sont épaissis montre que le scribe n'a pas écrit son long "s" en une seule ligne pour lever ensuite sa main et compléter le haut du "s" ; cela prouve qu'il a fait son long "s" en un seul trait et qu'il n’a relevé la main que pour passer à la lettre suivante.

4/ De nombreux mots de cette feuille donne cette sensation de "cursiva". A propos du petit "s" à la fin des mots : habituellement dans la minuscule carolingienne, vous auriez un long "s", mais ici vous avez des petits "s" avec un étrange empattement prolongé comme si le copiste avait monté rapidement sa plume pour finir le mot. À mon avis, ce "s" particulier pourrait dériver du "s" en forme de "B" que l'on trouve à la fin des mots à partir de la seconde moitié du 14ème siècle.

5/ En conclusion, de mon point de vue : nous avons quelques lettres inspirées du minuscule carolingien (a, quelques "e", quelques "d", b", quelques lettres majuscules), mais la façon d'écrire du scribe, et beaucoup de lettres utilisées, combinées à l'aspect général "non poli, propre, régulier" du ductus, trahissent une main du 15ème siècle connaisseur de la calligraphie humaniste. »

Il a bien fallu que je me range à ces arguments convaincants. Un scribe du 15ème siècle cherchant à imiter la caroline !

Ceci dit, Yves Perrousseaux, dans son histoire de l’écriture typographique, nous rappelle que le XVème siècle redécouvre les minuscules rondes de l’écriture carolingienne qui avaient été occultées pendant quelques siècles par les écritures gothiques. Déjà Pétrarque, influencé par ses études des textes carolingiens à l’université de Bologne, écrivait à Boccace en 1337, pour faire l’éloge de l’écriture caroline. Plus tard, en 1402, le florentin Poggio Bracciolini (1380-1459) donnait le modèle d’une véritable minuscule humanistique droite : la lettera antica formata.  

Reste alors à trouver ce qui a conduit ce lettré, connaisseur des nouveautés humanistiques, à copier un texte de Bérenger de Tours au XVème siècle. En fait, les condamnations des écrits de Bérenger n’ont pas été aussi tranchées qu’il pourrait paraitre. A la lecture des conciles, ce dernier continue à être qualifié de magister et admirabilis philosophus et au fil de ses professions de foi et de ses rétractations, exprimées lors des conciles de 1059,1078,1079, il semble s’être assagi.

Il aurait écrit le poème à la fin de sa vie, sans doute durant le concile de Rome en 1078 [6]. A cet occasion, moment critique de la vie de Bérenger, sa profession de foi devait être scellée par le jugement de Dieu, c’est-à-dire l’épreuve du fer rouge autrement appelé ordalie. Bérenger se prépara à cet acte solennel par le jeûne et la prière et Il semble bien que c’est à l’occasion des préparatifs qu’il composa le texte où il demandait au Christ de le protéger des embuches de ses ennemis et d’obtenir un juste jugement. (Juste Judex). D’une certaine manière, il anticipait la décision du Pape et faisait appel directement au jugement du Christ. Finalement le Pape Gregoire VII changea d’avis ; l’ordalie n’eut pas lieu mais le poème resta.

Le contexte de la rédaction n’est pas sans rappeler la Ballade de Pendus de François Villon.

Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin NAL 3119 F. 161 v°-
Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. (1492)


Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis. (Début XVème s.)

Le concile de Saintes a donc pu valider le poème qui ne contient rien de contraire à l’orthodoxie. Il connaitra alors une certaine vogue au XVème siècle et sera repris dans les hymnaires des siècles suivants, parfois traduit en français comme dans ce manuscrit conservé à Bruxelles :  Juste et vray juge Jhesucrist, roy des roys et seigneur des seigneurs, qui tousjours regnes avecques le Pere et le saint Esperit, vucillés maintenant mes prieres exauchier et les recevoir debonnairement. Tu descendis des cieulx du ventre de la glorieuse Vierge Marie [7]...

Il faut noter que le texte porté sur ma reliure contient des variantes par rapport à celui publié en 1717 dans le répertoire des actes des conciles [8]. Ainsi, vers 17, Ut possimus permanere devient Ut valeam permanere, ou bien vers 23, Nec servantur corda nostra au lieu de Ne damnetur corpus meum. Il existe aussi des variantes avec le manuscrit 1201 de la BNF.  Par ailleurs, l’ensemble est à la première personne du pluriel et non du singulier. Je n’ai pas encore trouvé d’exemple similaire à ce texte que je reproduis intégralement et qui nécessiterait certainement de plus amples recherches.  

 
Juste judex, Jesu-Christe,
Rex regum et Domine:
Qui cum P(atre) (re)gnas semper
Et cum Sancto Flamine
Nunc digneris preces nostras
Clementer susci(pere).
 
 Tu de coelis desce(ndisti)
Virginis in uterum,
Unde sumens veram carnem
Visitasti servulum,
Tuum plasma (redimeno ?)
Sanguinem per proprium. 
Naque simus o Deus,
 
Gloriosa passio
Nos deffendat incessanter
Ab omni periculo
Ut possimus permanere
In tuo servitio
 
Adsit nobis tua virtus
Semper et deffensio
Mentem nostram ne perturbet
Hostium incursio
Nec servantur corda nostra (ne damnetur corpus meum)
Fraudulenti laqueo
 
Dextra forti qua fregisti
Acherontis januas (junas)
Frange nostros inimicos
Necnon et insidias
Quibus volunt occupare 
Viatorum (Cordis mei) semitas



Bonne Journée

Textor

Appendice : Répertoire des manuscrits identifiés à ce jour contenant le texte Juste judex Jesu Christe de Béranger de Tours.

Références : U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 (A ne pas confondre avec un autre hymne ‘Juste Judex ultionis’, repris dans le Dies Irae et par Mozart dans le Requiem K.626 )

1/BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Avec une traduction en français de la prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….».

2/Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

3/ Bibl. Méjanes Cote Ms. 19 (Rés. ms. 1)  (620— R. 539). Heures du roi René. 15e siècle Vers 1470-1471.Page 468. Longue prière rythmée : ‘’ Juste judex, Jesu Christe, Rex regnum et Domine,… ‘’

Méjane Ms19

4/Bibl. de Tours ms 348, f.  172.

5/Bibl. du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152,

6/BNF Cote : Latin 3003 -Parchemin. Deux mss. réunis au XVe s. 189 ff.155 × 100 mm. B f. 109 Juste judex Jesu Christe // Regum rex et Domine //..

7/BNF Cote : Latin 2895  - Hymne : « Juste Judex J.-C... » ; (f.133-133v)

8/BNF Cote : Latin 2882 - S. Anselmus Cantuariensis Liber precum XIIe siècle Initiales en couleur. Rubriques. Parchemin.91 ff.235 × 160 mm. Reliure XVIII e s. maroquin rouge aux armes royales. Provient de l'abbaye de Mortemer au dioc. de Rouen, d'après l'ex-libris à demi-effacé du XIV e s. au f. Iv, d'où il était passé dans la collection de Mareste d'Alge dont l'ex-libris effacé se trouve au f. 23. B.f. 76 Juste judex J-C.... ».

9/BNF cote : Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis.  Début du XVe siècle. f. 1-16v Oraisons et prières diverses : — « Oratio magistri Berengier. Juste judex Jesu Christe... » Cf. Chevalier, n° 9910 (10).

Décoration anglaise. Initiales en couleur à filigranes, ou d'or sur fond de couleur. Encadrement (f. 1). Rubriques. — Au f. 1, armes d'Orléans. Ce ms. est à rapprocher du Latin 1196. — Cf. Delisle, Cab. des mss ., I, 110 et Champion, Libraire de Ch. d'Orléans , 79. Les ff. 104, 159, 270 sont blancs. Parchemin.379 ff. à 2 colonnes.220 × 145 mm. Reliure chagrin rouge au chiffre de Louis-Philippe ; au verso des plats, velours cramoisi de l'ancienne reliure avec traces de boulons et de fermoirs ; tranches aux armes d'Orléans.

10/BNF Mss Latin 15139. Rhetorica ad Herennium. — Summa sententiarum, etc. XIIe siècle. f. 247. [Hymne] : « Juste judex Jhesu Christe …-…. salvetur humanum genus. », cf. U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 ; H. Walther, Initia carminum ac versuum medii aevi posterioris latinorum, Göttingen, 1959, p. 506, n° 9997. Addition du XIIIe s.

11/ BNF NAL 3119 . Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. XVe siècle (1492) 170 feuillets. 205 × 155 mm. f. 161 v°-162 v° : Manuscrit en latin " Juste judex Jhesu Christe, regum rex et Domine ".

12 / BL Add MS 44874, ff 1r-258v - after 1246-1325 - Psalter in Latin with additions ('The Evesham Psalter') 'Iuste iudex iesu christe rex regum et domine.' (ff. 240r-v)

BL Ms 44874

13 / BM Angers Ms. 1-1928 - N° CGM : 283 Autre cote : 274 Titre : Recueil, venant de Saint-Serge Date : XIe-XIIe siècles. Pages 16-21 Prières diverses. « Oratio ad Crucifixum. — Juste judex, Christe... »



(a) Je remercie Eve Defaÿsse, Doctorante au CIHAM, Université Lumière Lyon 2, pour les renseignements transmis.

[1] Yves Perrousseaux nous dit que le scriptoriale de l’abbaye saint Martin fut pendant longtemps à la pointe de l’évolution de l’écriture et on y trouve des textes qui préfigurent ce que sera l’écriture carolingienne. (Histoire de l’écriture typographique, Atelier Perrousseaux, 2005 p. 19.)

[2] Le De sacra coena ou Rescriptum contra Lanfrancum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1988.

[3] Voir la bibliographie de Jean de Montclos in Lanfranc et la controverse eucharistique du XI ème siècle, Louvain 1971

[4] Berengarii Turonensis de Sacra Coena adversus Lanfrancum liber posterior... Primum ediderunt A. F. et F. Th. Vischer... (1834). In-8° , VI-290 p. réédité in Berengarii turonensis de sacra coena adversus Lanfrancum, ad fidem codicis Guelferbytani edidit et notis instruxit... W. H. Beekenkamp (1941)

[5] Sans doute mms Tours 348, f.  172. On trouve également ce poème dans deux manuscrits du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152, dans le manuscrit 1201 de la BNF et dans 2 manuscrits conservés à Bruxelles et munich, mss 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVe s. et Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon. Bérenger se sentait assez sûr de son talent poétique, loué par Hildebert de Lavardin dans l'Epitaphium Berengarii (PL, t. CLXXI, 1396), pour se moquer du poème qu'Adelman de Liège lui avait envoyé.

[6] Remi Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Volume 20, Paris Lottin et Butard, 1757.

[7] Traduction d'une prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….». BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Voir aussi Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

[8] E.Martène et U. Durand in Thesaurus novus anecdotorum, t.  IV, col.  115-116




 

samedi 25 juillet 2020

Le graduel de l’abbaye cistercienne de Bronnbach (XIVème siècle)

L’invention de l’imprimerie a porté un coup fatal aux vieux manuscrits copiés laborieusement par les moines dans leur scriptorium. Cependant les relieurs ont fait œuvre de conservation, sans le savoir, en réutilisant des morceaux de manuscrits comme claies ou comme doublures. J’en ai plusieurs exemples dont l’un formant le cartonnage est constitué d’une bonne quinzaine de feuillets in-folio pour chaque plat, feuillets collés l’un à l’autre, ce qui doit représenter une partie non négligeable du manuscrit original.

Aujourd’hui ces fragments de textes font l’objet d’études savantes car ils permettent parfois de retrouver un écrit perdu de l’Antiquité. Certaines recherches poussées, comme l’analyse ADN du support, facilitent le regroupement des fragments et leur lecture. Tel est le cas pour les manuscrits de la Mer Morte, par exemple.

Tous ces morceaux épars ne sont pas des chefs d’œuvres disparus, le plus souvent il s’agit tout simplement d’antiphonaires, de livres liturgiques déclassés, de psautiers ruinés par les souris.

Les deux pages de manuscrit que je présente aujourd’hui font partie de ceux-là, mais elles possèdent une particularité : les psaumes sauvegardés appartenaient à un graduel, c’est-à-dire à un livre de chants liturgiques et ils contiennent une notation musicale ancienne : les neumes, ancêtres des notes de la gamme.  

Page de manuscrit contrecollée sur le plat supérieur du livre. 

Détail de la page du graduel 


Plat de la reliure en peau de porc estampé

Le neume est un signe graphique (du grec neuma, signe) que l'on plaçait au-dessus des syllabes à chanter. A l’origine la musique n’était pas notée, le moine ayant retenu par cœur la mélodie. Puis l’habitude fut prise d’indiquer les intonations par des signes. Les neumes décrivent ainsi des petites formules mélodiques appliquées à une syllabe, chaque type de neume correspondant à une figure mélodique et surtout rythmique particulière.

Les premières traces de cette pratique remontent à la charnière des VIIIe-IXe siècles, autant en occident que dans l'espace byzantin. Le creuset en serait la Renaissance carolingienne et correspondrait aux efforts d'unification de l'empire par Charlemagne.

La notation neumatique dérive des accents grammaticaux ; Les neumes n'étaient autres que les graphies pour l'écriture manuscrite.  L'accent grave se transforma en un simple trait puis en un point, le punctum, tandis que l’accent tonique créa la virgule (ou virga). L'accent circonflexe donna la forme du clivis. D’abord sans disposition spatiale, ces neumes furent composés entre eux et étagés pour former un ensemble de signes de bas (grave) en haut (aigu). Ainsi les 4 neumes de base donnèrent le scandicus (punctum + virga), le climacus (virga + punctum), le torculus (pes +  clivis), etc…

Cette graphie se perfectionna peu à peu et gagna en précision, d’abord sans ligne, puis avec une ligne à la pointe sèche ou de couleur pour repère, comme on le voit dans le Graduel de Sainte Cécile de Trastevere, conservé à la fondation Bodmer,[1] le scribe finit par écrire les neumes à des hauteurs différentes sur plusieurs lignes (de deux à quatre). En s'inscrivant sur cette portée, les neumes se déforment et évoluent progressivement d'une notation initialement cursive vers une notation gothique (qui donnera finalement la notation carrée classique).

Alors même que la mélodie du chant grégorien présente une remarquable uniformité, les neumes anciens se caractérisent par la diversité des notations utilisées. Chaque région développait sa propre graphie, notamment entre les Xe et XIIe siècles. Cependant, leurs formes peuvent être classées en deux groupes : point ou accent. Comme chaque scriptorium avait son style et ses usages particuliers, un spécialiste de cette écriture musicale est capable de retrouver l’abbaye qui a produit le manuscrit et la date de fabrication.

Bien que n’étant nullement compétent sur ce sujet compliqué, je pense qu’il doit être possible de déterminer l’origine et la date des deux pages manuscrites de mon livre.

L’ouvrage que recouvre la reliure est la seconde édition de l’œuvre de Saint Augustin imprimé par Martin Flach à Strasbourg en 1491. Il fut acquis par les moines de l’abbaye de Bronnbach, une ancienne abbaye de moines cisterciens fondée en 1151, dans la ville actuelle de Wertheim. C’est eux qui réalisèrent la reliure en peau de truie estampée. Ils ont laissé leur ex-libris sur la page de titre et les fers sont de facture toute germanique, ce qui ne laisse aucun doute sur la présence du livre dans les locaux de l’abbaye à la fin du XVème siècle.

 

L'Abbaye de Bronnbach aujourd'hui

 Un motif de la reliure   

 

Si la reliure a été réalisée au sein de l’abbaye, le moine-relieur s’est servi des matériaux qu’il avait sous la main et il a pu se dire que ce vieux graduel, copié par ses prédécesseurs des décennies plus tôt, ferait très bien l’affaire. Il n’était même pas nécessaire que le manuscrit fût dégradé car, à la fin du XVème siècle, la notation carrée sur des lignes avait fini par s’imposer jusqu’à substituer complètement la notation par neumes et elle entraina la mise aux archives ou la destruction des manuscrits anciens devenus démodés, si bien qu’on ne saura plus lire le chant grégorien par neumes jusqu’à sa redécouverte au milieu du XIXème siècle. 

En rapprochant ces signes des tableaux de classification des neumes, je leur trouve certaines similitudes avec ceux de l’abbaye de Saint-Gall, ce qui permettrait de les classer parmi ceux des pays germaniques car le style sangallien y sert souvent de référence. Par exemple, si on examine le premier chant (« Dum steteritis ante reges et praesides nolite praemeditari qualiter respondeatis dabitur enim vobis in illa hora quid loquamini ») on y voit successivement un clivis, un punctus, deux scandicus avec episème (punctus + virga), puis deux punctus, le dernier surmonté d’un C (pour celeriter). La notation sangallienne se distingue par sa précision. L’épisème, petit trait perpendiculaire, à l'extrémité supérieure du virga sert à accentuer la syllabe. Inversement, lorsqu'il faut une note isolée et moins importante, la virga s'accompagne d'une lettre significative (celeriter = accélération), à la place d'un épisème. .  . La valeur et la durée de note diminuent, par rapport à une autre note voisine, plus important dans le contexte.

Donc j’opterai pour un graduel d’origine bronnbachien. Mais j’accepte la contradiction. 

On voit que l’enlumineur a recouvert d’encre rouge le texte du copiste qui avait écrit invitate avec une encre brune. 


Saint Gall. Manuscrit 359 (vers 922 - 926).


La date d’exécution est une affaire plus complexe. La forme et le style des neumes permettraient-ils de dater plus précisément les pages du manuscrit ? C’est la question qui reste à trancher. J’ai quelques hésitations.

La construction de l'église abbatiale de Bronnbach commence en 1157 et le monastère atteint son apogée dans la seconde moitié du XIIIème siècle. Il comptait alors entre 30 et 40 moines, plus 60 à 120 convers. En conséquence la fourchette maximale se situe entre le XIIème et le XIVème siècle.  La forme des lettres gothiques du texte fait penser à une écriture germanique du XIVème siècle. En revanche, les neumes semblent plus archaïques si on considère que la notation carrée a débuté à partir du XIIIème siècle et qu’ici nous voyons une notation transitoire entre le pur cursif du XIIème siècle et la notation gothique.

Je choisirais donc, sans certitude, le XIVème siècle. Allez, disons 1363, date à laquelle l’abbé Berthold, est nommé à Bronnbach avec une dotation spéciale de deux mille florins, afin de réorganiser le monastère après une période difficile qui vit la ruine des bâtiments et la dispersion de son mobilier. Si on retient cette période, le graduel n’aurait eu qu’à peine 130 ans, ce qui est jeune pour utiliser ses pages en matériaux de réemploi, mais plausible si l’ évolution de la notation musicale l’avait rendu démodé.  

Page manuscrite contrecollée sur le plat inférieure. 

La beauté de l’internet est que qu’il est possible de taper les premiers mots d’un cantique et d’écouter les psalmodies des chants grégoriens comme devaient les chanter les moines de Bronnbach en ayant ces deux pages sous les yeux. Je vous invite donc à écouter le Respondium : Sanctum et verum lumen et admirabile ministrat lucem his qui permansuerunt in agone certaminis. (Corpus antiphonalium Officii, n° 7607) ou bien à vous rendre sur place car aujourd’hui, 700 ans plus tard, l’abbaye de Bronnbach, devenu centre culturel, propose encore des concerts de chants grégoriens lors de son programme d’Eté.

https://www.youtube.com/watch?v=CByojMaIEwo

Bonne journée,

Textor



[1] Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 74 Parchemin · 128 ff. · 31.2 x 19.6 cm · Rome · 1071 Graduale · Troparium · Sequentiarium (en ligne)