samedi 25 juillet 2020

Le graduel de l’abbaye cistercienne de Bronnbach (XIVème siècle)

L’invention de l’imprimerie a porté un coup fatal aux vieux manuscrits copiés laborieusement par les moines dans leur scriptorium. Cependant les relieurs ont fait œuvre de conservation, sans le savoir, en réutilisant des morceaux de manuscrits comme claies ou comme doublures. J’en ai plusieurs exemples dont l’un formant le cartonnage est constitué d’une bonne quinzaine de feuillets in-folio pour chaque plat, feuillets collés l’un à l’autre, ce qui doit représenter une partie non négligeable du manuscrit original.

Aujourd’hui ces fragments de textes font l’objet d’études savantes car ils permettent parfois de retrouver un écrit perdu de l’Antiquité. Certaines recherches poussées, comme l’analyse ADN du support, facilitent le regroupement des fragments et leur lecture. Tel est le cas pour les manuscrits de la Mer Morte, par exemple.

Tous ces morceaux épars ne sont pas des chefs d’œuvres disparus, le plus souvent il s’agit tout simplement d’antiphonaires, de livres liturgiques déclassés, de psautiers ruinés par les souris.

Les deux pages de manuscrit que je présente aujourd’hui font partie de ceux-là, mais elles possèdent une particularité : les psaumes sauvegardés appartenaient à un graduel, c’est-à-dire à un livre de chants liturgiques et ils contiennent une notation musicale ancienne : les neumes, ancêtres des notes de la gamme.  

Page de manuscrit contrecollée sur le plat supérieur du livre. 

Détail de la page du graduel 


Plat de la reliure en peau de porc estampé

Le neume est un signe graphique (du grec neuma, signe) que l'on plaçait au-dessus des syllabes à chanter. A l’origine la musique n’était pas notée, le moine ayant retenu par cœur la mélodie. Puis l’habitude fut prise d’indiquer les intonations par des signes. Les neumes décrivent ainsi des petites formules mélodiques appliquées à une syllabe, chaque type de neume correspondant à une figure mélodique et surtout rythmique particulière.

Les premières traces de cette pratique remontent à la charnière des VIIIe-IXe siècles, autant en occident que dans l'espace byzantin. Le creuset en serait la Renaissance carolingienne et correspondrait aux efforts d'unification de l'empire par Charlemagne.

La notation neumatique dérive des accents grammaticaux ; Les neumes n'étaient autres que les graphies pour l'écriture manuscrite.  L'accent grave se transforma en un simple trait puis en un point, le punctum, tandis que l’accent tonique créa la virgule (ou virga). L'accent circonflexe donna la forme du clivis. D’abord sans disposition spatiale, ces neumes furent composés entre eux et étagés pour former un ensemble de signes de bas (grave) en haut (aigu). Ainsi les 4 neumes de base donnèrent le scandicus (punctum + virga), le climacus (virga + punctum), le torculus (pes +  clivis), etc…

Cette graphie se perfectionna peu à peu et gagna en précision, d’abord sans ligne, puis avec une ligne à la pointe sèche ou de couleur pour repère, comme on le voit dans le Graduel de Sainte Cécile de Trastevere, conservé à la fondation Bodmer,[1] le scribe finit par écrire les neumes à des hauteurs différentes sur plusieurs lignes (de deux à quatre). En s'inscrivant sur cette portée, les neumes se déforment et évoluent progressivement d'une notation initialement cursive vers une notation gothique (qui donnera finalement la notation carrée classique).

Alors même que la mélodie du chant grégorien présente une remarquable uniformité, les neumes anciens se caractérisent par la diversité des notations utilisées. Chaque région développait sa propre graphie, notamment entre les Xe et XIIe siècles. Cependant, leurs formes peuvent être classées en deux groupes : point ou accent. Comme chaque scriptorium avait son style et ses usages particuliers, un spécialiste de cette écriture musicale est capable de retrouver l’abbaye qui a produit le manuscrit et la date de fabrication.

Bien que n’étant nullement compétent sur ce sujet compliqué, je pense qu’il doit être possible de déterminer l’origine et la date des deux pages manuscrites de mon livre.

L’ouvrage que recouvre la reliure est la seconde édition de l’œuvre de Saint Augustin imprimé par Martin Flach à Strasbourg en 1491. Il fut acquis par les moines de l’abbaye de Bronnbach, une ancienne abbaye de moines cisterciens fondée en 1151, dans la ville actuelle de Wertheim. C’est eux qui réalisèrent la reliure en peau de truie estampée. Ils ont laissé leur ex-libris sur la page de titre et les fers sont de facture toute germanique, ce qui ne laisse aucun doute sur la présence du livre dans les locaux de l’abbaye à la fin du XVème siècle.

 

L'Abbaye de Bronnbach aujourd'hui

 Un motif de la reliure   

 

Si la reliure a été réalisée au sein de l’abbaye, le moine-relieur s’est servi des matériaux qu’il avait sous la main et il a pu se dire que ce vieux graduel, copié par ses prédécesseurs des décennies plus tôt, ferait très bien l’affaire. Il n’était même pas nécessaire que le manuscrit fût dégradé car, à la fin du XVème siècle, la notation carrée sur des lignes avait fini par s’imposer jusqu’à substituer complètement la notation par neumes et elle entraina la mise aux archives ou la destruction des manuscrits anciens devenus démodés, si bien qu’on ne saura plus lire le chant grégorien par neumes jusqu’à sa redécouverte au milieu du XIXème siècle. 

En rapprochant ces signes des tableaux de classification des neumes, je leur trouve certaines similitudes avec ceux de l’abbaye de Saint-Gall, ce qui permettrait de les classer parmi ceux des pays germaniques car le style sangallien y sert souvent de référence. Par exemple, si on examine le premier chant (« Dum steteritis ante reges et praesides nolite praemeditari qualiter respondeatis dabitur enim vobis in illa hora quid loquamini ») on y voit successivement un clivis, un punctus, deux scandicus avec episème (punctus + virga), puis deux punctus, le dernier surmonté d’un C (pour celeriter). La notation sangallienne se distingue par sa précision. L’épisème, petit trait perpendiculaire, à l'extrémité supérieure du virga sert à accentuer la syllabe. Inversement, lorsqu'il faut une note isolée et moins importante, la virga s'accompagne d'une lettre significative (celeriter = accélération), à la place d'un épisème. .  . La valeur et la durée de note diminuent, par rapport à une autre note voisine, plus important dans le contexte.

Donc j’opterai pour un graduel d’origine bronnbachien. Mais j’accepte la contradiction. 

On voit que l’enlumineur a recouvert d’encre rouge le texte du copiste qui avait écrit invitate avec une encre brune. 


Saint Gall. Manuscrit 359 (vers 922 - 926).


La date d’exécution est une affaire plus complexe. La forme et le style des neumes permettraient-ils de dater plus précisément les pages du manuscrit ? C’est la question qui reste à trancher. J’ai quelques hésitations.

La construction de l'église abbatiale de Bronnbach commence en 1157 et le monastère atteint son apogée dans la seconde moitié du XIIIème siècle. Il comptait alors entre 30 et 40 moines, plus 60 à 120 convers. En conséquence la fourchette maximale se situe entre le XIIème et le XIVème siècle.  La forme des lettres gothiques du texte fait penser à une écriture germanique du XIVème siècle. En revanche, les neumes semblent plus archaïques si on considère que la notation carrée a débuté à partir du XIIIème siècle et qu’ici nous voyons une notation transitoire entre le pur cursif du XIIème siècle et la notation gothique.

Je choisirais donc, sans certitude, le XIVème siècle. Allez, disons 1363, date à laquelle l’abbé Berthold, est nommé à Bronnbach avec une dotation spéciale de deux mille florins, afin de réorganiser le monastère après une période difficile qui vit la ruine des bâtiments et la dispersion de son mobilier. Si on retient cette période, le graduel n’aurait eu qu’à peine 130 ans, ce qui est jeune pour utiliser ses pages en matériaux de réemploi, mais plausible si l’ évolution de la notation musicale l’avait rendu démodé.  

Page manuscrite contrecollée sur le plat inférieure. 

La beauté de l’internet est que qu’il est possible de taper les premiers mots d’un cantique et d’écouter les psalmodies des chants grégoriens comme devaient les chanter les moines de Bronnbach en ayant ces deux pages sous les yeux. Je vous invite donc à écouter le Respondium : Sanctum et verum lumen et admirabile ministrat lucem his qui permansuerunt in agone certaminis. (Corpus antiphonalium Officii, n° 7607) ou bien à vous rendre sur place car aujourd’hui, 700 ans plus tard, l’abbaye de Bronnbach, devenu centre culturel, propose encore des concerts de chants grégoriens lors de son programme d’Eté.

https://www.youtube.com/watch?v=CByojMaIEwo

Bonne journée,

Textor



[1] Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 74 Parchemin · 128 ff. · 31.2 x 19.6 cm · Rome · 1071 Graduale · Troparium · Sequentiarium (en ligne)

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