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vendredi 2 avril 2021

L’édition princeps du traité de l'Arche Mystique de Richard de Saint-Victor (1494)

C’est en 1108 que Guillaume de Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener avec quelques étudiants une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la Montagne Sainte-Geneviève.  En quelques dizaines d’années, le groupe des écoliers se constitue en une abbaye de chanoines réguliers, l’abbaye de Saint Victor, dont le rayonnement fut l’un des plus remarquables de tout l’occident médiéval.

La première page de De Arca Mystica - 1494


L’abbaye fournira une longue lignée de Maitres, dont Hugues, Adam, André et Richard de Saint Victor. Hugues, dont l’oncle avait été un disciple de Guillaume de Champeaux, est celui qui rapporta à l’abbaye des reliques de St Victor de Marseille. Il a fortement marqué les hommes de son temps par l’étendue de ses connaissances. Il recommandait à ses disciples de tout apprendre parce que rien n'est inutile : « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n'est superflu ; une science réduite n'a rien qui plaise.» disait-il.

Parmi ses disciples, Richard suivit le précepte de son maitre et apprit beaucoup de choses, dans des domaines très variés : La spiritualité, bien sûr, mais aussi la poésie et la musique, la philosophie et même l’histoire et la géographie comme le prouve le Liber Exceptionum qui a été copié durant tout le Moyen Âge. Il sera l’un des théologiens les plus représentatifs de l'école de Saint Victor, ouverte sur la pluralité des disciplines.

Nous savons peu de choses sur Richard de Saint Victor, comme souvent pour les figures de cette époque lointaine. Il serait né en Écosse, à moins que ce ne soit en Angleterre ou en Irlande, vers 1110.  En 1163 il devint prieur de l'abbaye de Saint-Victor, où il mourut en 1173. C’est à Jean de Toulouse, lui aussi chanoine de Saint-Victor, que nous devons les seuls éléments biographiques connus, grâce à une notice intitulée Richardi cononici et prioris Sancti Victoris parisiensis vita ex libro V antiquitatum ejusdem Ecclesiæ, publiée pour la première fois en 1650, en tête des éditions de l'œuvre de Richard. Elle fut sans doute tirée des archives de l’abbaye, alors préservées, mais elle manque de détail.

C’est dans l'exégèse que ses contemporains appréciaient le plus les talents de Richard de Saint Victor. Il a laissé nombre de commentaires bibliques, où il met en œuvre des méthodes d'interprétation inspirées de Hugues, son prédécesseur. On lui attribue trente-trois œuvres classées en trois groupes : Les Écrits exégétiques, les Écrits théologiques et les Mélanges., l'ouvrage le plus célèbre étant son De Trinitate (De la Trinité).


 Sur la page de titre, un possesseur du XVIème siècle a mentionné : « Je suis à Heinrich Veltman, de Rhena, Westphalie »

Il participa ainsi à la naissance de la mystique médiévale, en élaborant une théologie mystique, fondé sur la contemplation, qu’illustre ici l’ouvrage intitulé De Arca Mystica (le traité de l’Arche Mystique, parfois appelée Benjamin Major)

Ce traité est l’un des deux volets autour duquel s’articule la présentation de la théologie mystique :

-    - Le premier est le De præparatione animi ad contemplationem, liber dictus Benjamin minor. Le sous-titre provient du Psaume LXVII, 28 (Benjamin in mentis excessu). Traité de morale mystique, il explique comment, à l'instar de Benjamin, le plus cher des enfants de Rachel, se préparer à la contemplation par la répression des passions et le développement des vertus.

-    - Son pendant est donc le De gratia contemplationis, seu Benjamin major. Le sous-titre tire son explication du verset du Psaume CXXXI, 8 (Surge, Domine, in requiem tuam, tu et arca santificationis tuæ), mais le texte étant nettement plus long, il est major.

Les deux ouvrages se trouvent parfois reliés ensemble et parfois séparément.

La contemplation mystique est représentative du courant chrétien de l'époque qui veut abolir l'opposition des connaissances provenant de l'intelligence et celles provenant de l'amour de Dieu. Richard de Saint Victor s'interroge sur les conditions et les modalités de la contemplation et distingue six degrés d'élévation mystique. L’Arche Mystique est, parmi les écrits de Richard, le plus étudié et les plus cités au cours du moyen-âge et Dante place son auteur au Paradis, à l'égal des anges, parmi d’autres théologiens et docteurs de l'Église comme Isidore de Séville ou l’Anglais Bède le Vénérable. Il le cite en disant « Pour contempler, il fut plus qu'un homme » (« Che a considerar fu più che viro ») [1]  .


Curieusement, si nous possédons un certain nombre de copies manuscrites du traité de l’Arche Mystique, le texte ne fut imprimé que relativement tardivement par l’imprimeur suisse Johannes Amerbach, en 1494.

Amerbach, connu aussi sous le nom de Hans von Venedig (ou Joannes Veneticus) s’était fait une spécialité de l’édition des docteurs de l’Eglise.  Il est le fils de Peter Welcker, bourgmestre d'Amorbach dans l'Odenwald (Aujourd’hui en Allemagne). Il partit étudier à la Sorbonne, à Paris, où il côtoie le milieu des humanistes, notamment ses compatriotes rhénans Johannes Heynlin, introducteur de l’imprimerie à Paris avec Guillaume Fichet, ou Johannes Reuchlin. Reçu bachelier en 1461 et licencié en 1462, Johannes Amerbach aurait accompagné Johannes Heynlin à Bâle en 1464 et serait revenu avec lui à Paris en 1467. Il séjourne ensuite à Venise où il sera initié au métier d'imprimeur par Franz Renner de Hailbronn (Imprimeur pour lequel, nous avons déjà consacré une notice sur ce site). Des archives attestent qu’il est typographe chez Franz Renner pendant la courte période où ce dernier était associé à Nikolaus von Frankfurt (1473-1477). On le retrouve à Pérouse en 1477, dans un procès opposant des imprimeurs allemands, puis à Bâle où il s’installe après avoir acheté le matériel typographique de l'imprimeur Bernhard von Köln, actif à Trévise en 1477-1478.

Il est alors âgé d'environ 40 ans et ses affaires prospèrent assez vite. Il travaille ponctuellement en association avec Jakob Wolff, Johannes Petri et, plus tard, vers 1500, avec Johannes Froben qui les a rejoints. Il collabore également avec Anton 1er Koberger, de Nuremberg.

La page du livre III. Remarquez qu’à chaque section du livre, il existait anciennement un onglet de cuir ou de carton pour repérer la page et y accéder plus vite. Ces onglets ont disparu mais leur trace est restée sur la page.



Amerbach achète en 1482 une maison dans le quartier du Klein Basel, tout près de la Chartreuse de Bâle, l’abbaye du Val Sainte Marguerite, où Johannes Heynlin se retirera avec sa bibliothèque personnelle en 1487. L’abbaye le soutient activement et, en retour, il enrichit la bibliothèque avec les éditions sorties de ses presses.  En 1483, il épouse la fille d'un conseiller de Bâle et il est alors reçu Bourgeois de cette ville, en mai 1484.

Lorsqu’il meurt à la Chartreuse de Bâle, en 1513, avant de pouvoir achever sa grande édition des Pères de l'Église, ses fils, Bruno, Basile et Boniface Amerbach lui succèdent mais l'officine semble avoir décliné rapidement [2].

L’ouvrage n’est pas particulièrement rare - nous en retrouvons une centaine d’exemplaires dans les institutions publiques dont 7 en France, d’après l’ISTC - et l’exemplaire de la Bibliotheca Textoriana n’est pas sans défaut puisqu’il lui manque 2 feuillets [3] mais il a l’avantage d’être joliment enluminé et d’avoir conservé sa première reliure, probablement d’origine flamande, un veau brun estampé à froid sur ais de bois dont le décor est composé de cartouches à motifs losangés, dessinés au triple filet.

Les amateurs apprécieront « le point tressé » de la coiffe, une technique de sellier courante au XIVème et XVème siècle consistant dans le tressage d'une lanière de cuir qui assujettit le cuir de couvrure préalablement rabattu sur la tranchefile. La coiffe est le point faible des livres d’aujourd’hui comme ceux d’autrefois car les lecteurs indélicats attrapent le livre par les coiffes qui finissent par casser. La coiffe de lanières tressées possède l’avantage d’être robuste tout en étant esthétique. La meilleure preuve est que celle-ci n’a pas bougé en 500 ans. La tranchefile, montée sur un nerf solidement arrimé aux ais et recouverte du cuir de couvrure, qui lui-même était protégé par le tressage de lanières de cuir, peut résister parfaitement aux plus mauvais traitements. Il y a de multiples façons d'exécuter un tressage de coiffe, mais le principe de base reste toujours le même : les lanières se chevauchent et se croisent en passant alternativement au-dessus, puis en- dessous, les unes des autres, comme on le devine ici sur la photo de la coiffe dont l'usure est moindre que celle du seul tressage qui est réelle, preuve que le tressage a rempli son rôle. [4]

Reliure de l’Arca Mystica, détail de la coiffe aux lanières tressées.  

L'attache en cuivre de la reliure


Reliure, détail du dos et d'un plat.

Detail d’une lettrine

Les lettrines d’entête de chapitre sont peintes en trois couleurs, le troisième pigment n’a pas résisté au temps, sans doute du jaune, qui est devenu jaune verdâtre aujourd’hui. Au Moyen-age, l’enlumineur utilisait souvent une sève vénéneuse qui donnait un jaune doré magnifique, pratique pour colorer les lettrines et les illustrations. La couleur transparente vient des sèves de l'arbre de la gomme-gutte. Comme la sève est vénéneuse et que sa résistance à la lumière est mauvaise, la gomme-gutte traditionnelle a été remplacée par la suite par des pigments inoffensifs qui ne se décolorent pas sous l'influence de la lumière. Conclusions : évitons donc de lécher nos incunables si vous ne voulons pas terminer comme le moine Jorge de Burgos !

Bonne Journée.

Textor

 

Finis

 


[1] Dante, le Paradis, X, 131-132

[2] Source : notice BnF sur Amerbach.

[3] In-8 de (146/148) ff. sign. a-r8, s4 t8 (mq t1 et t4)

[4] Voir Léon Gilissen, la reliure occidentale antérieure à 1400 d'après les manuscrits de la bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles. Bibliologia Brepols - Turnhout. 1983. p. 77.

samedi 27 février 2021

Le Confessionale de Saint Antonin de Florence, un témoin du début de l’imprimerie à Cologne. (1469)

Je regarde le plus ancien livre imprimé de ma bibliothèque comme une sorte de relique du début de l’imprimerie. Il n’est pourtant pas parfait puisqu’il lui manque quelques feuillets qui, pour certains, ont été recopiés à la main à l’époque où le livre fut enluminé, sans doute peu de temps après son impression, à la suite d’une quelconque erreur d’impression.

Ce livre est intitulé Confessionale: Defecerunt scrutantes scrutinio.  C’est l’œuvre du florentin Antonino Pierozzi de Forciglion, connu sous le nom de Saint Antonin, un dominicain, archevêque de Florence, qui écrivit plusieurs sommes théologiques. L’auteur est décédé en 1459, soit seulement 10 ans avant la date probable de cette impression. Il s’agit d’un livre d’instructions religieuses qui servait de guide aux ecclésiastiques lors de la confession comme aux pénitents et qui eut un grand succès au XVème siècle. Saint Antonin y énumère les cas d'excommunication, les péchés, les vertus, et il y traite notamment des questions spécifiques à poser à chaque membre de la société civile de l'époque : chevaliers, juges, avocats, écoliers, médecins, pharmaciens, bouchers, etc. La dernière partie indique comment déterminer la pénitence et donne des formules d'absolution. L’ouvrage est complété par un sermon de Saint Barthélémy.

Le Prologue du Confessionale de Saint Antonin.

Incipit de la table des matières

Les caractères utilisés par Ulrich Zell

Cet exemplaire a été produit par Ulrich Zell, imprimeur exerçant son art à Cologne et qui introduisit l’imprimerie dans cette ville. Ulrich Zell en a imprimé 3 versions très proches les unes des autres et qui ne se différencient que par quelques détails typographiques. A cette époque de l’imprimerie naissante, tous les usages n’étaient pas encore fixés et Ulrich Zell ne mentionnait dans le colophon ni son nom ni la date d’impression. Si les titres sortis de ses presses peuvent lui être facilement attribués par l’examen des caractères typographiques employés, la datation est une affaire bien plus ardue qui divise encore les experts. C’est le cas de ce Confessionale dont les 3 premières impressions sont très probablement sorties de ses presses dans un temps très rapproché entre 1467 et 1470. Pour les distinguer, nous retiendrons la référence de Goff qui les numérote A 786, A 787 et A 788. L’exemplaire Textor correspond en tout point au Goff A 787.

A une époque ancienne, les biographes donnaient cet exemplaire comme le premier de la série et donc comme l’impression princeps de cette somme théologique. C’est d’ailleurs ce qu’avait indiqué l’un des possesseurs sur la page de garde en faisant référence aux travaux de Charles Antoine de la Serna de 1807. Puis l’exemplaire A 786 fut considéré comme le premier en date, par Goff notamment, sans grande certitude puisque les deux versions étaient datées « Autour de 1470 » .  La British Library le datait d’avant 1469, sans que je ne sache bien pourquoi il ne pourrait pas être postérieur à cette année-là. Mais une découverte relativement récente a rebattu les cartes. Un exemplaire du A786, celui de la British Library (IA.2765) contient une indication laissée par le rubricateur qui mentionne la date de fin de ses travaux (Circa festum decollationis Johannis Baptiste 1468). Cet exemplaire est donc aujourd’hui daté « Non postérieur au 29 Aout 1468 » mettant définitivement l’A 787 en seconde position puisque « Non postérieur à 1469 ».

Le Sermon de Saint Jean Chrysostome complète l'ouvrage.

A propos des Maitres et des Docteurs. Les vertues et les vices de chaque classe de la société sont examinés les uns après les autres.  

Ulrich Zell était originaire de Hanau, une ville d’Allemagne située à une soixantaine de kilomètres de Mayence. Il est documenté pour la première fois à Cologne le 17 juin 1464 lorsqu'il s’inscrit dans le registre de l'université de cette ville mais on sait qu’avant cela il dut étudier à l’université d’Erfurt car le nom d’un Ulrich de Hanau y figure en 1453. Il est possible que ce ne soit pas pour étudier qu’il se soit inscrit à l’université de Cologne mais avec la volonté d’y obtenir des privilèges et des contacts. Il se donne le titre de « clericus diocesis Muguntenensis », ce qui veut dire qu’il se destinait à la cléricature avant son mariage avec la fille d’un notable de Cologne, Katharina Spangenberg. Sa désignation ultérieure de citoyen de la ville de Cologne démontre qu’il avait changé de voie.

On ne sait pas avec certitude où et comment il s‘était formé à l’imprimerie, mais il y a tout lieu de supposer qu'il fit son apprentissage dans l'imprimerie de Peter Schoeffer à Mayence, le principal ouvrier de Gutenberg qui avait choisi le parti de Fust lorsque qu’éclata le litige entre Fust et Gutenberg (et qui, au passage, épousa sa fille). Les ouvriers de Fust et Schoeffer étaient tenus de garder le secret de l’invention magique mais la grande chance de l’imprimerie fut le sac de Mayence dans la nuit du 28 octobre 1462, par les troupes de l’archevêque Adolphe de Nassau, qui non seulement obligea les imprimeurs à quitter la ville et à essaimer dans les principaux centres intellectuels médiévaux mais qui les délivra également de leur serment de confidentialité.[1]

Le premier livre imprimé par Ulrich Zell pour son compte et daté est de 1466, c’est le Super psalmo quinquagesimo liber primus de Jean Chrysotome, mais d’autres titres pourraient être plus anciens, de 1464 ou 1465. Tous les bibliographes et les historiens de la typographie ont été frappés par la grande similitude entre les deux premiers types de caractère employés par Zell et ceux employés par Peter Schoeffer. Ces caractères portent les noms de Durandus et Clément correspondant à l’auteur des ouvrages où ils furent employés pour la première fois, c’est-à-dire le Rationale divinorum officiorum de Guillaume Durand en 1459 et les Constitutiones de Clément V en 1460. Compte tenu de cette grande similitude on supposa qu’Ulrich Zell avait quitté Mayence en emportant avec lui les types de Schoeffer.

Cependant Corsten [2] a découvert chez Zell certaines lettres, le D et le V capitales, qui diffèrent de celles de Schoeffer et dont il a retrouvé des exemples dans l'écriture des calligraphes rhénans. Un autre manuscrit conservé aux Archives de Cologne (l’Hymne de Prudentius) a des minuscules en gothique bâtarde et des capitales identiques aux caractères de Zell. De même son type 3 présente de nombreuses lettres semblables à celles d'un codex provenant de l'abbaye de Gereon près de Cologne, caractères d'une grande perfection, d’une taille minuscule que Zell employait pour économiser le papier, lorsqu’il était en difficulté financière. Donc, il faut en conclure que Zell fabriqua lui-même ses types 1 et 2, même s’ils furent largement imités de ceux de Schoeffer.

Une page haute en couleur...

Sur les Avocats, les procurateurs et les notaires...

Il faut une bonne loupe pour trouver les différences entre les trois impressions A786, A787 et A788. L’ouvrage n’a pas de titre (Il n’y en avait que très rarement avant 1470) ni pagination (Il faudra attendre qu’Alde Manuce ne l’invente) ni signature des feuillets (Qui n’apparaitra qu’en 1472). L’ouvrage commence par une table des matières donnant le titre complet de l’ouvrage : Incipit (ici commencent) les rubriques du « Tractatus de instructione seu directione simplicium confessorum»[3].

En comparant différentes pages à la recherche des variantes typographiques des trois émissions, on constate que la lettre minuscule 'd' gothique est quelquefois substituée par un 'd' minuscule droit, en caractère romain. Curieux mélange de style. Ainsi les deux 'd' de la première ligne du premier paragraphe du sermont de Saint Jean Chrysostome sont droits dans l’A786 alors que le premier 'd' est droit et le second gothique dans l’A787 et c’est l’inverse dans l’A788, le premier 'd' est gothique et le second droit !

Les trois versions d'un même paragraphe dans les exemplaire Goff A786 ( B. de Frankfort) A 787 (B.Textoriana) et A 788 (B.U. de Cologne). Comparez les lettres 'd' de la ligne commençant par Provida...

L’exemplaire Goff A786 de la Bibliothèque de Damstadt. 
Cette version aurait été imprimée la première et pourrait remonter à 1467 car la rubrication d’un autre exemplaire de la British Library a été datée par l’enlumineur lui-même du 29 Aout 1468.

Le Goff A787 possède quelques variantes typographiques mineures. 
Ainsi le mot Super est abrégé et Instructione est entier, à la différence du A 786. Le Qui de la 6ème ligne est entier. Mais les chiffres des chapitres sont identiques.


Deux feuillets manuscrits ont été substitués aux pages manquantes. 

L’imprimeur possède déjà une très bonne maitrise de son art ; l’impression est parfaitement nette et la typographie très élégante. A la suite d’une étourderie, l’ouvrier oublie d’imprimer deux feuillets de l’ouvrage, dans le même cahier. On appelle à la rescousse un correcteur attaché à l’atelier qui recopie consciencieusement les pages manquantes avant que les feuillets ne partent pour la rubrication. Il marque même les lettres d’attente dans les espaces laissés en blanc pour y dessiner la lettrine peinte.  Le texte manuscrit, d’une écriture cursive très serrée, tient un emplacement identique aux pages imprimées, comme pour rappeler que la typographie cherche alors à imiter au mieux les livres recopiés à la main.



Divers filigranes à tête de boeuf.

Il reste à examiner le papier de l’ouvrage qui pourrait donner indications supplémentaires, même s’il est bien difficile d’utiliser les filigranes pour dater une impression à quelques années près.

Ulrich Zell a utilisé un papier fort, presque rigide, d’un grammage élevé (je dirais 200 gr. ou plus) qui a conservé toute sa blancheur, malgré le temps. On y voit par transarence une empreinte de tête de bœuf surmontée d’une étoile. Le filigrane n’apparait que plus ou moins partiellement selon les cahiers, il est toujours coupé en gouttière, ce qui rend l'identification moins facile. L’ouvrage de C.M.Briquet nous apprend que les têtes de bœuf avec un nez reliés aux yeux sont les plus anciens de cette famille dont 83 figures de ce type ont été recensées.  Celui-ci est très proche du numéro 14193 en provenance d’Anvers en 1464-66, Namur 1466 ou encore Hambourg 1466-71. Mais il est mentionné que le numéro 14194, quoique légèrement différent du nôtre, est donné à Ulm pour un papier utilisé par l’imprimerie d’Ulrich Zell.  Voilà qui ne dément pas une date d'impression avant 1469. 

Petite curiosité supplémentaire laissé par l’ouvrage : une empreinte insolite d’un type qui s’est trouvé posé à plat sur une page de caractères en cours d’impression. Le pressier ne s’en est pas rendu compte tout de suite, si bien que quelques feuilles ont été imprimées et portent la marque de la face latérale du type, sur lequel on devine le trou rond de fixation et qui donne une idée de la taille du type.

L'empreinte d'un caractère typographique détaché de la ligne.

L’exemplaire de la Textoriana appartint à l’abbé Jean-François Vande Velde (1743-1823), né et mort à Beveren en Belgique. Il laissa sa signature en 1787 et une notice plus tardive sur l’ouvrage, au verso du premier feuillet blanc.  Il fut professeur et dernier bibliothécaire à l’université de Louvain. Il avait pris le bonnet de docteur en 1775 et devint successivement Président du Collège de Savoie, du collège du Saint Esprit, puis recteur de l’université de Louvain. En tant que bibliothécaire il entama une politique d'accroissement du fond en acquérant des livres nouveaux mais également anciens dans des ventes publiques tant dans les Pays-Bas qu'à l'étranger.

La notice de J-F. Vande Velde.

Catalogue de la vente Vande Velde.

Il parvint également à acquérir auprès du gouvernement, avec une réduction du tiers, les livres des collèges des jésuites supprimés, ainsi que de nombreux ouvrages des couvents supprimés dès 1783 par le gouvernement impérial. Il profita aussi de la suppression de nombreux autres ordres religieux pour doubler la collection des livres de l'université de Louvain et pour se constituer une collection personnelle. Polémiste hostile à la République et aux idées nouvelles il s'échappe en 1797 pour éviter le bagne de Cayenne lors de l’invasion des Français et se réfugia d'abord dans les Provinces-Unies puis en Allemagne pour ne rentrer qu’avec la prise de pouvoir de Napoléon.

Passionné dès son plus jeune âge par les livres, il s'était constitué une riche bibliothèque dont les quelques 14 500 volumes furent dispersés par ses héritiers lors de plusieurs ventes en 1833 (Catalogue dont le premier volume fut édité en 1831 pour les livres sur la théologie et en 1832 Pour la littérature et les sciences). La collection, une des plus importantes de Belgique, comptait près de 450 incunables et 1.300 manuscrits. Il fallut sept semaines - du 5 août au 16 septembre 1833 - à raison de cinq jours par semaine, pour écouler le stock lors de la vente ! Une importante partie de ses collections a été par la suite acquise par la Bibliothèque Royale de Belgique et par d'autres bibliothèques publiques.

Comme sur la notice de la page de garde le Confessionel de St Antonin est donné sous le titre de Tractatus de instructione seu directione simplicium confessorum editus. Vande Velde en possédait plusieurs éditions incunables [4] mais les descriptifs ne coïncident pas exactement avec l’exemplaire à 27 lignes qui est parvenu jusqu’à nous.

Bonne journée

Textor


L'Explicit du Confesionale.



[1] L’historien Jean Patrice Auguste Madden cité par Marius Audin dans sa Somme Typographique relate « qu’Ulrich Zell appartenait à l’atelier de Schoeffer et Faust et dès la prise de Mayence par les troupes d’Adolf de Nassau, il dut comme les autres fuir d’une ville où la maison de ses maitre venait d’être réduite en cendres… »

[2] Severin Corsten. Die Anfänge des Kölner Buchdrucks. - Köln, Greven Verlag, 1955

[3] Ce n’est pas le titre sous lequel il est désigné dans les institutions publiques qui lui préfère Confessionale: Defecerunt scrutantes scrutinio.

[4] A partir du numero 4264 de la vente de 1831. Vol 1 du catalogue.

samedi 30 janvier 2021

Durand de Saint Pourçain, Doctor resolutissimus. (1308)

Peut-être vous souvenez-vous qu’il y a quelques mois je vous avais présenté deux pages manuscrites constituant les gardes d’une reliure du début du XVIème siècle. L’article s’intitulait Fragmentum parce qu’il s’agissait d’un fragment d’une œuvre du XIVème siècle que je n’avais pas encore identifiée, mais aussi par allusion à la base documentaire Fragmentarium à laquelle j’avais envoyé mon manuscrit pour qu’il apparaisse dans le corpus de ce site.

Les deux pages sauvegardées de cette reliure correspondent au livre 4, distinction 23 question 2 et 3 du commentaire des Sentences de Pierre Lombard par Durand de Saint Pourçain (ou Durandus de Sancto Porciano). Elles viennent d’être mise en ligne. Il suffit maintenant d’entrer sur ce site pour retrouver le manuscrit et les commentaires de présentation qui l’accompagnent. Tout chercheur pourra ainsi le consulter, le traduire, le comparer aux œuvres connues de Durandus et ces deux pages oubliées dans une reliure du 16ème siècle feront peut-être avancer la recherche. En attendant, un premier examen rapide du texte réalisé par les administrateurs de la base Fragmentarium fournit déjà des précisions intéressantes que j’aimerais partager avec vous.



Une des deux pages des Commentaires de Durand de Saint Pourçain. 


La base Fragmentarium a enregistré les fragments manuscrits dans l’attente de plus amples recherches.

Le théologien dominicain français Durandus de Sancto Porciano, alias Durand de Saint-Pourçain (v.1275-1334) [1] est un penseur original, farouchement opposé à une certaine orthodoxie « thomiste » imposée par son ordre religieux. Il naquit à Saint Pourçain sur Sioule, en terre auvergnate, aux alentours de 1270. Il a participé activement aux débats de ce début de 13ème siècle où les docteurs opposent raisons de croire et vouloir croire. Ses prises de position lui valurent une forte opposition des Dominicains et il dut réécrire par deux fois le commentaire des Sentences.

En effet, quoique dominicain lui-même, Durandus finit par repousser la maxime de Thomas d'Aquin, que les dogmes ne peuvent rien contenir de contraire à la raison, et par conséquent qu'il est possible de les démontrer indubitablement ; il contesta même à la théologie le titre de science, et demanda la certitude, non plus à la conviction, mais à l'obéissance, à la soumission à l'autorité de l'Église représentée par le siège apostolique, seul juge infaillible et régulateur de la foi. Durandus a fortement contribué à accélérer la décadence de la scolastique et cette orthodoxie ouvrira la voie à Guillaume Ockham, qui défendra un volontarisme encore plus radical.

Nous ne connaissons pas sa formation initiale mais il arrive à Paris en 1303 et nous le retrouvons au couvent des Jacobins, rue St Jacques, célèbre pour avoir accueilli Albert le Grand et St Thomas d’Aquin, institution pour laquelle il va devenir lecteur sententiaire en 1307-8 puis maître en théologie en 1312 alors que Maître Eckhart y enseignait. C’est à cette occasion qu’il entreprend de commenter les sentences de Pierre Lombard. Ce commentaire aura une diffusion importante.


Vue cavalière du couvent des Jacobins, à Paris, rue St Jacques - Musée Carnavalet.

Comme nous savons aussi que l’année suivante il partit pour Avignon, après avoir été nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale, nous pouvons situer son séjour à Paris entre ces deux dates, 1308 à 1312, soit une période de 4 ans.

Or, les experts de Fragmentarium disent que le manuscrit fut copié à Paris.

En effet, les lettrines peintes et filigranées apparaissant dans le texte seraient typiques du style parisien, comme le sont les 3 points figurant sous le S majuscules. Je ne savais pas qu’on pouvait déterminer la provenance d’un manuscrit en se fondant sur 3 petits points peints par un enlumineur il y a 700 ans mais c’est apparemment le cas si on se fie aux travaux de Patricia Stirnemann qui fait autorité en matière d’histoire de l’enluminure médiévale [2].

Une lettrine se terminant par 3 points bleus signe une provenance parisienne.

Dès lors, la touche de l’enlumineur donnant une provenance, nous avons une date de départ qui est 1308, si ce texte a été copié lorsque Durandus était à Paris et lisait ses sentences aux Jacobins. Ou bien il l’a été dans les années qui ont suivi, alors que notre prédicateur était déjà parti en Avignon. La base Fragmentarium propose pour le moment une fourchette entre 1308 et 1350.

Par ailleurs nous pouvons suivre le cheminement du manuscrit. Rédigé à Paris,  peut-être au sein même du couvent des Jacobinspuis transporté en Belgique, où il a été dépecé moins de 200 ans après sa rédaction par un relieur qui avait un grand besoin de fourniture pour confectionner ses reliures. Le fragment servit donc de garde contrecollée sur les plats de la Somme de Saint Thomas d’Aquin imprimée à Venise en 1512.  Après être passé entre plusieurs possesseurs dont les noms ont été consciencieusement biffés, c’est à Liège que Thomas Rompserius, un professeur de théologie dont le nom apparait sur la liste des régents nommés par la faculté des Arts de Louvain en 1550, se porta acquéreur de l’ouvrage et qu’il prit soin de mentionner le lieu de son achat : « Emptus Leodii ».

La marque de possession de Thomas Rompserius, professeur à Louvain en 1550.


Détails de la reliure aux motifs de roses estampées qui m'avait conduit à lire Rosen au lieu de Rompserius, mais c'était une fausse piste. 

Deux lignes des Soliloquium de St Bonaventure.

Le relieur devait avoir un beau stock de vieux livres destinés à ses travaux car Fragmentarium a identifié que les deux phrases qu’on entraperçoit au niveau de la gouttière ne sont pas tirées du commentaire des Sentences de Durand de Saint Pourçain mais proviennent d’un autre manuscrit : Les Soliloquium de Saint Bonaventure. D’ailleurs le style d’écriture est visiblement différent et le texte sans doute plus récent.

Les Sentences de Pierre Lombard commentées par Durandus auront une belle audience pendant tout le 16ème siècle. Imprimé pour la première fois en 1508 par Josse Bade dans une édition de Jean Merlin, qu’il rééditera en 1515, Charlotte Guillard associée à Jean de Roigny en donnera une nouvelle version dans une édition de Jacques Albert de Castres, en 1539 [3]. 

Bonne Journée,

Textor



[1] A ne pas confondre avec Guillaume Durand (1230-1296) auteur du Rationale divinorum officiorum ou avec Guillaume d’Auxerre (11..-1231) auteur d’un autre commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Le prénom de Durandus de Sancto Porciano n'est pas connu.

[2] Patricia Stirnemann, « Fils de la Vierge, L'initiale à filigranes parisienne : 1140-1314 », Revue de l'art, 90, 1990. p. 58-73, 47 fig.

[3] Voir Remi Jimenes, « Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance », PUR 2017, p. 256.

jeudi 31 décembre 2020

Les lettrines ornées d’un antiphonaire du XVème siècle.

Je propose de terminer l’année en musique, non pas pour fêter celle qui s’achève mais pour espérer que la prochaine soit moins terrible.  Alors j’ai choisi un cantique de circonstance, le psaume 17, Circum Dederunt.



Les pages de cet antiphonaire étonnent par la décoration de leurs lettrines ornées.

Ponctuer les entames de phrases ou de paragraphes d’une initiale plus grande que le corps du texte correspond à un besoin pratique que l’antiquité romaine semble avoir ignoré. Cette lettre est un repère et un guide pour le lecteur ; c’est une articulation du texte. Avant le Moyen-Age, les textes de l’Antiquité étaient rédigés sans séparation entre les mots et sans ornement particulier des initiales, il fallait toute la dextérité du lecteur pour déchiffrer le texte, mais sans doute était-il habitué à ce bloc compact.

Les premiers exemples de lettres ornées remontent au VIe siècle, mais c'est à partir du Xe que l'ornementation des manuscrits devient une pratique courante chez les copistes. A l’aspect pratique s’ajoute alors une dimension décorative qui parait ne correspondre à aucune codification. Chaque scriptorium, et dans celui-ci chaque enlumineur, propose ses propres créations. À l'extraordinaire liberté de l'époque romane succède, à partir du XIIIe siècle, une certaine standardisation imposée par la demande croissante de fabrication de manuscrits. Les formes et les couleurs sont plus sobres et les motifs fantaisistes, les animaux fantastiques ou les figures grotesques tendent à se raréfier [1].

Les pages ici présentées sont plus tardives, possiblement du XIVème ou XVème siècle mais cela n’a pas empêché le copiste de laisser quelques messages humoristiques au fil des lettrines. Sans doute que les moines de l’abbaye qui ont utilisé cet antiphonaire comprenaient bien mieux que nous le sens de ces petits croquis et les éventuelles allusions cachées qu’ils contiennent.

Une haste figurative.

La page débute par un grand C rouge filigrané. La lettre filigranée est une invention du XIIe s. Elle consiste en une initiale de couleur entourée de motifs filiformes exécutés sans pleins ni déliés. Cette lettre serait assez commune s’il n’y avait pas au bout d’une haste contournée en accroche-cœur une petite tête de profil, à la manière des grotesques du Pont-Neuf, qu’on dénomme drôlerie.

Nous lisons dans les meilleurs ouvrages sur les lettres ornées que l’image nous renseigne sur la lecture du texte auquel il sert d’explication et d’illustration. Ici, je n’aurais pas nécessairement pensé à dessiner une drôlerie pour introduire une phrase qui dit « Circum dederunt me gemitus mortis, dolores inferni circumdederunt me et in tribulatione mea invocavi Dominum » (Les gémissements de la mort m’étreignaient, les douleurs de l’enfer m’étreignaient, et dans mon épreuve j’ai invoqué le Seigneur.) mais bon [2]


Lettrine L à décor de chanteurs

Suivent des lettrines qui entrent dans la catégorie des lettres historiées qui, comme leur nom l’indique, nous racontent une histoire. Il reste à interpréter le sens du dessin, chose plus ou moins facile selon les motifs. Ainsi ces deux personnages qui encadrent une lettre L chantent à tue-tête, toute langue dehors. Ils sont coiffés d’un couvre-chef dont nous ne voyons pas le sommet mais qui est ouvragé à sa base. Il semble que ce soit une sorte de mitre ou de tiare. L’intérieur de la lettre elle-même fait penser aux fanons qui ornent les mitres.

La mitre est une coiffe liturgique, distinctive des hauts prélats de l'Église catholique romaine ayant charge pastorale, c'est-à-dire les évêques et les abbés, mais il n’existe pas de distinction de forme entre les mitres des abbés et celles des évêques. La mitre apparaît en Occident au cours du XIIème siècle, elle est portée durant les cérémonies. Toujours formée de deux cônes avec fanons, plus ou moins ouvragés selon les époques et les périodes liturgiques. La mitre simple était portée le Vendredi saint et pour les offices des défunts.

Sans doute ces visages représentent des dignitaires de l’Eglise qui ne devaient pas souvent s’égosiller de la sorte, ce qui confère à la scène un aspect humoristique. La tête de la partie gauche, aux traits précis, fait penser au portrait d’un personnage réel. L’usage était davantage de styliser les visages et non de chercher une ressemblance mais ce profil ainsi qu’un ou deux autres sur ces pages est tellement réaliste et différent de son vis-à-vis qu’il fait penser à un portrait.

 

La lettrine Q au moine bénissant

Quelques lignes plus loin, enfermé dans une lettre Q, un homme tonsuré et en habit de moine fait le signe de la bénédiction. Il porte une petite barbe du genre collier. Je ne sais trop quoi penser de ce moine barbu. S’agit-il d’un autre trait d’humour ?

L’église préconisait que les clercs soient glabres [3]. A l'exception des ermites, moines et prêtres doivent sacrifier leur barbe et porter tonsure en signe de renoncement au monde et d'humilité. Cette législation canonique a cependant été débattue au sein même de l'Église catholique. Au XVIe siècle, les protestants désignèrent les membres du clergé catholique sous le nom de « rasés », signe d'une soumission au pape, mais aussi d'une contre-nature : l'homme est barbu et marié, tandis que le clerc catholique est glabre et chaste. Le fait est que l’iconographie du XVème siècle ne présente pas de moine barbu. Mais vous pouvez peut-être m’apporter la preuve contraire.

Entourant ce moine, deux profils de personnages plus stylisés, coiffés de chapeau de feutre à rabats comme en portait Louis XI. Qui se fait bénir ? Le lecteur ou ces deux personnages? Les commanditaires du livre, peut-être. 

La lettrine aux poissons.

Une autre lettre, un S,  représente un personnage, également coiffé d’un chapeau à rabats, qui semble absorbé dans la contemplation d’un beau poisson. Le côté opposé de la lettrine est entièrement occupé par un autre poisson. Qu’elle est donc la signification de ce dessin ? Certes, le poisson est omniprésent dans la symbolique des premiers chrétiens, et les évangiles traitent de la pêche miraculeuse, mais il semble que la présente représentation soit plus anecdotique.   L’abbaye possédait-elle une pêcherie ?

La lettrine à la belle captive.

Mais de toutes les lettres figurées sur ces pages, c’est la dernière qui est la plus étonnante et la moins facile à interpréter. C’est aussi la plus volumineuse car elle regroupe 4 personnages dont une femme. Celle-ci parait jeune, elle porte de beaux cheveux longs, la taille est fine et la gorge décolletée. Sa robe est richement brodée et sa ceinture décorée de motifs circulaires, peut-être des cabochons. Elle est un peu en retrait, comme enfermée dans la lettrine. Est-ce une sainte ou une tentation du diable ? J’hésite.

Autour d’elle, deux personnages. A droite, un seigneur à l’air hautain, richement habillé, chapeau à rabats et vêtements décorés, à gauche un prélat, le bras tendu. Et au-dessus de la damoiselle un horrible personnage à la figure rouge, habillé d’une tunique simple, lassée à l’avant, tête nue. Un paysan peut-être, ou une représentation du Diable.

Le diable ?

Quelle est la scène représentée ? Difficile à dire. Est-ce une simple juxtaposition de figurines décoratives sans signification ou bien la représentation d’un évènement et de personnes ayant réellement existés. Un mari trompé, une femme séduite par le prélat ? Je vous laisse avancer les hypothèses. Pour vous aider, je vous donne le texte du psaume que cette lettre  Q entame : "Quoniam non in finem oblivio erit pauperis patientia pauperum non peribit in aeternum exsurge domine non praevaleat homo".

La répétition inlassable des psaumes copiés dans le scriptorium était une tache plutôt pénible et ce moine-copiste aurait sans doute préféré peindre une chapelle de l’abbatiale. C’est sa façon à lui de sortir de l’anonymat et de laisser une trace de son passage, comme cet autre moine qui écrivit dans la marge d’un livre :

« Saint Patrick d'Armagh, délivre-moi de l'écriture. L'écriture est une corvée excessive. Elle vous fait courber le dos, elle obscurcit la vue, elle vous tord le ventre et les côtés. Encre fluide, mauvais vélin, texte difficile ; Dieu merci, il fera bientôt nuit. C'est triste ! Ô petit livre ! Un jour viendra où, en vérité, quelqu'un sur votre page dira : la main qui l'a écrite n'est plus. Maintenant, j'ai tout écrit : pour l'amour du Christ, donnez-moi à boire". [4]

Bonne Année 2021 !

Textor



[1] Voir BNF, L'image dans les manuscrits par Danièle Thibault et Cécile Cayol in L’aventure dans les écritures. http://classes.bnf.fr/ecritures/arret/page/textes_images/01.htm. Ainsi que l'article d'Erik Kwakkel consacré aux "grumpy faces" sur son site Erik Kwakkel • Grumpy faces In medieval times

[2] Les psaumes de ces deux pages suivent l’ordre suivant : Ecce virgo, Circum dederunt me, Diligam te domine, Adjutor in, Quoniam non in.

[3] Marie-France Auzépy « Tonsure des clercs, barbe des moines et barbe du Christ » in Histoire du poil (2017), pages 81 à 103

[4]St. Patrick of Armagh, deliver me from writing. Writing is excessive drudgery. It crooks your back, it dims your sight, it twists your stomach and your sides. Thin ink, bad vellum, difficult text ; Thank God, it will soon be dark. This is sad ! O little book ! A day will come in truth when someone over your page will say, the hand that wrote it is no more. Now I’ve written the whole thing: for Christ’s sake give me a drink." (Michael Camille, in Images of the Edge : The Margins of Medieval Arts. London, Reaktion Books, 1992)