Un bel in-folio imprimé à Venise en
1482 a rejoint la bibliothèque des incunables. L'ouvrage rassemble les Sermons
du pape Léon 1er dit le Grand (Toscane, vers 390 – Rome, 461), père de l’église et grand orateur, canonisé à
la fois par l'Église catholique et l'Église orthodoxe, connu pour être l’auteur
de nombreux sermons et lettres dogmatiques et pour avoir participé au concile
de Chalcédoine en 451. L'histoire a retenu sa rencontre avec Attila, roi des
Huns, afin de l'empêcher qu’il ne marche sur Rome.
Il s’agit de la 6ème édition incunable après celle publiée à Rome par Sweynheim et Pannartz en 1470 ; Elle n’est pas particulièrement rare, il en est conservé 126 exemplaires dans les institutions publiques, principalement en Italie.
L’ouvrage de 128 feuillets à 38 lignes, chiffrés a-c10 d-o8 p10, est à grande marge (295x204 mm) avec des espaces de 2 à 8 lignes laissés libres pour les initiales peintes. Certains ont été remplis récemment par un calligraphe maladroit, heureusement limités à quelques feuillets.
Le premier feuillet est blanc, sans
titre, suivi au feuillet chiffré a1 de l'épître dédicatoire de l’éditeur
scientifique Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II. Elle figurait déjà dans l'édition romaine de 1470. Ce lombard d’origine se
fait remarquer par le cardinal Bessarion et devient Evêque d’Accia puis
d’Aléria en Corse, sans jamais accoster dans l’Ile de Beauté. Il est connu pour
avoir été proche des imprimeurs Arnold Pannartz et Conrad Sweynheim et avoir recherché
les manuscrits de l’Antiquité pour les corriger et les faire imprimer, ce qui
lui valut le poste de bibliothécaire de la Bibliothèque Vaticane créée par le
pape Nicolas V et agrandie par ses successeurs.
Au feuillet p2v, après les sermons de Léon 1er et quelques lettres, figure le Symbole de Nicée (Symbolum Nicenum) autrement dit le crédo chrétien, accompagné d’un commentaire sur ce texte.
Au feuillet p10r, l’imprimeur a laissé au colophon la mention suivante : Divi leonis papae viri Eloquentissimi ac sanctissimi sermones Lucas Venetus Dominici filius Librariae artis pitissimus solita diligentia impraessit. Venetiis Anno Salutis MCCCLXXXII Septimo idus Augusti.
Cette édition est l'œuvre de Luca di Domenico (Lucas Venetus), imprimeur issu d’une vieille famille vénitienne qui fut très actif à Venise à partir de l’année 1480 pendant une période assez courte. Il s'est distingué par la production de romans de chevalerie en vers (En ottava rima) de textes de dévotion ou théologiques et de quelques œuvres de classiques latins ou grecs.
L’utilisation de l’expression artiste pitoyable a de quoi surprend et pourrait laisser penser qu’il y a une coquille pour piissimus, artiste très pieux, ce qui serait plus en rapport avec le thème de l’ouvrage. Toutefois, dans les Commentaires de Pierre Lombard par Aegidius Romanus imprimé en gothique textura quelques mois auparavant, en Mai 1482, Luca di Domenico reprend ce qualificatif de pitoyable (Lucas Venetus Dominici filius librarie artis pitissimus) tout en ajoutant qu’il l’a imprimé avec grand soin et diligence (summa cura et diligentia). Il ne s’agit donc pas d’une coquille mais d’une marque d’humilité, sans doute, pour un artisan qui, par ailleurs, n’hésite pas à louer l’art magnifique des imprimeurs.
Luca di Domenico n’a, semble-t-il, pas beaucoup intéressé les biographes jusqu’à présent et il est bien difficile de trouver des informations à son sujet. La seule chose certaine est qu’il est né dans la cité des Doges, d’un père lui-même vénitien appartenant sans doute à la meilleure société de la ville. Ce n’est pas si courant dans ces premières décennies de l’imprimerie où les imprimeurs exerçant à Venise sont pour la plupart d’origine extérieure à l7a ville. La majorité d’entre eux sont germaniques, à l’image du premier imprimeur vénitien, Johann de Spire, mais d’autres communautés étrangères ont également contribué au développement de l’imprimerie, les milanais, les florentins, ceux de Montferrat ou encore le français Nicolas Jenson.
Même son nom n’est pas fixé de manière uniforme dans les grandes bibliothèques mondiales. Il faut dire que ses impressions sont rares, moins d’u7ne vingtaine de titres sont recensés par l’ISTC [1] sur une très courte période allant de 1480 à 1485.
Les anciennes bibliographies d’incunables (Goff L134; HC 10012, etc) lui
donnent différents noms : Lucas Dominici
- Lucas Dominici filius, Venetus - Lucas Venetus - Luca di Domenico ou encore Maestro
Luca.
La Bibliothèque Nationale de France a choisi de le dénommer Luca di Domenico,
faisant ainsi du prénom de son père un patronyme. La British Library l’a
enregistré plus prudemment sous la dénomination qui figure sur la plupart des
éditions en latin : Lucas Venetus Dominici filius. (Lucas de Venise, fils
de Domenico). Dans plusieurs colophons filius est abrégé en un simple f. Son nom est presque toujours associé à celui
de son père dont il parle au passé et qui avait dû mourir quelques temps avant
qu’il ne s’installe.
Dans les ouvrages imprimés en italien, il se fait appeler Luca Veneziano,
Luc de Venise, ce qui semble démontrer que le nom Domenico n’était pas un
patronyme, mais il est vrai que l’on trouve dans la Vita della Vergine Maria
(Vie de la Vierge Marie) d’Antonio Cornazzano du 17 Février 1481 : Maestro
Luca di dominico Venetiano in Venetia.
L’examen des colophons est intéressant car ils diffèrent sensiblement d’un livre à l’autre, l’imprimeur adaptant son texte à chaque ouvrage, nous donne ainsi quelques brides d’information sur son travail ou sur lui-même.
Dans le poème narratif il Filostrato
de Boccace publié vers 1481, la fin du texte suit la forme de l’œuvre
c’est-à-dire l’ottava rima pour glorifier le nom de l’imprimeur :
Mirabil cosa e cierto la pictura / & quella che
subantiquo era in gran pregio / larchitectura dico in ciascun canto / ma cui
l'efecto de l'arte prochura / meritan gli impressori un nobil segio / tra quali
maestro Luca porta il vanto.
Que nous pourrions traduire approximativement
par : La peinture est une chose vraiment admirable / et celle qui, dans
l'Antiquité, était très appréciée / l'architecture, je le dis dans chaque chant
/ mais l'effet de leur art procure aux imprimeurs une place noble / parmi
lesquels le maître Luca porte la gloire.
Nous retrouvons cette même intégration de son nom au poème dans une autre œuvre en ottava rima : Oger le Danois. Une épopée chevaleresque du cycle de Charlemagne. Là encore la dernière strophe est une sorte de colophon donnant le nom de l’imprimeur : Luca l’imprima de sa propre main / subtile d’esprit et encore plus d’inventivité / Domenico était son père vénitien / et si vous voulez savoir l’année, / en l'an mil quatre cent quatre-vingt, le troisième jour d'octobre, on le chante.[2]
La production de Luca di Domenico
touche trois domaines distincts, de nature très variée pour ne pas dire
contradictoire : D’un côté les épopées en vers italiens (Ottava rima),
sorte de romans de chevalerie versifiés, très en vogue à la fin du XVème
siècle, de l’autre des classiques latins destinés aux universitaires. Enfin,
des textes religieux et des livres de dévotion.
Qu’y a-t-il de plus éloigné de
l’humanisme que la chevalerie ? Le renouveau des lettres antiques, et l’éloge
des armes médiévales ne font pas bon ménage, et d’ailleurs les humanistes ne se
sont pas privés de condamner la culture chevaleresque, produit grossier de
l’âge « gothique » qui fait suite à la chute de Rome aux mains des barbares.
Quoiqu’il en soit, dès les débuts
de son activité Luca di Domenico parait se spécialiser dans ce genre de
l’épopée en vers. Les ouvrages que nous pouvons inclure sous ce thème représentent
la moitié de sa production (10 titres). Nous y trouvons l’Histoire de Merlin
(1480), et les aventures d’Ogier le Danois (1480). Tous deux au format
in-folio, format qu’il abandonnera pour cette catégorie de textes. Suivrons le Philostrate
de Boccace (1481) en ottava rima, et du même auteur la Nymphe de
Fiesole (1482), le Libro chiamato Dama Rovenza (1482) du cycle de
Charlemagne et Renaud de Montauban, toujours en vers italiens, dont il ne reste
plus qu’un seul exemplaire dans la Bibliothèque du Vatican. Il poursuit sur sa
lancée en 1483 et 1484 en publiant l’Histoire de Troie et un ouvrage
aujourd’hui perdu dont le titre était peut-être Libro chiamato Persiano
quall tratta de Carlo Magno et de tutti li paladini, ou bien simplement Persiano
figliuolo di Altobello (Le Persan, fils d’Altobello) de Francesco Cieco Da
Firenze.
Cette édition, citée par Brunet [3],
aurait été imprimée pour la première fois par Luca di Domenico en 1483 mais
aucun exemplaire n’existe dans aucune bibliothèque du Monde. La seule référence
à l’ouvrage est la stance ajoutée par l’imprimeur Christophorus de Pensis de
Mandello, dix ans plus tard en 1493, puis reprise dans les éditions successives :
Sachez, Bonnes gens, que Maitre Luca fils de Domenico l’a vraiment imprimé pour que s’accordent à tort la Rose (de Venise) et le Lys (Rouge de Florence - il Giglio) et il était aussi compétent et prudent dans cet art / (qu'il) abordait tout avec sagesse, gentillesse et humanité / (car) il était Vénitien de sang ancien. Et cette belle histoire fut transcrite en l’an mille quatre cents quatre-vingt-trois.[4]
Après les Romans de Chevalerie, ce sont les livres religieux qui représentent le plus grand nombre d’éditions (7 titres). Des livres de dévotion, au format in-quarto comme la vie de la Vierge Marie (1481) ou un confessionnal, des textes des pères de l’Eglise incluant les œuvres de Saint Cyprien ou les Commentaires des Sentences de Pierre Lombard (1482). Sans oublier les Sermons du Pape Léon le Grand, publiés cette même année 1482, année de sa plus grande production avec pas moins de 6 impressions.
Enfin, la dernière catégorie, en nombre très limité (4 titres) est représentée par les deux éditions successives des Declamationes de Quintilien, par le Traité d’Hermétique du pseudo Hermès Trismégiste édité pour la première fois par Marcile Ficin en 1471 et par un ouvrage d’un juriste contemporain, Laelianus Justus.
Visiblement Luca di Domenico ne travaillait pas pour l’Université mais trouvait sa clientèle chez les familles patriciennes de Venise friandes de romans courtois.
Il avait à cœur de soigner son travail et de rechercher le meilleur support pour l’impression de ses textes. Les Sermons de Léon 1er en attestent. L’imprimeur a utilisé un papier fort, à vergeures serrées, caractéristique du papier italien. Ces feuillets proviennent de sources diverses. Nous avons identifié au moins trois filigranes distincts indiquant qu’il se fournissait localement soit à Venise même, soit dans le pourtour de la lagune.
Ainsi une lettre L apparait à plusieurs reprises sur le premier tiers de l’ouvrage et sur le premier feuillet blanc. Presque tous les papiers portant ce logo sont d’origine italienne nous dit Briquet. On le retrouve dans des documents datés de 1477 et 1479 et plus spécifiquement à Venise.[5]
Un autre filigrane en croissant de lune pourrait avoir été fabriqué dans la ville voisine de Trévise. Trévise est un centre typographique de faible importance, 113 éditions ont été recensées entre 1471 et 1500 compte tenu de la concurrence de la cité des Doges. En revanche, ce fut un centre de production de papier important dès le XIVème siècle, stimulé par le développement de l’industrie typographique de sa voisine. Ce croissant de lune fortement bombé n’est pas dans le Briquet, il est proche du n°5208.

Enfin une dernière marque dans le papier apparait vers la fin de l’ouvrage. C’est un volatile aux pattes palmées qui est très proche de Briquet n° 12133. Là encore, ce filigrane se retrouve dans des documents de Trévise de 1481. Donc, un papier de fabrication récente, aussitôt utilisé par l’imprimeur.
L’activité de Luca di Domenico s’interrompt brusquement en 1485, avec, il est vrai, une nette diminution des parutions dans les deux années précédentes.
A-t-il rencontré des difficultés financières ? Une concurrence de confrères plus efficaces ? La guerre commerciale semble rude dans la cité des Doges. Dès la mort de Johann de Spire en 1470, de très nombreux ateliers s’installent dans la lagune. Dans les années 1480 plus d’une cinquantaine d’officines sont actives simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuelles, parfois plus.
Quand Luca di Domenico publie Uberto
et Filomena, un autre imprimeur de Venise, Antonio de Strata, venait de sortir le même titre
moins d’un an auparavant. L’activité de ces ateliers est extrêmement instable
et précaire, comme le montre le grand nombre d’imprimeurs qui ne poursuivent
par leur activité dans la ville au-delà d’un an [6].
Peut-être, simplement, Luca di Domenico est-il mort de la peste qui sévissait dans la cité cette année-là et qui emporta le Doge Giovanni Mocenigo ? Nous n’en savons rien. Il ne nous reste que son travail soigné, ces belles pages aux caractères typographiques parfaitement alignées.
Bonne Journée,
Textor
[1]
Incunabula Short Title Catalogue de la British Library à l’entrée Lucas Venetus
[2] Luca limpresse con sua propria
mano / Domenico fu il padre venitiano / et se voi saver lano/ del mille quattro cento con otanta / el zorno
terzo de octubre si canta.
[3] Brunet
cite l’édition de 1493 tout en donnant une mention qui n’y figure pas et qu’il
a dû prendre dans une édition postérieure : Luca di Domenico figlio lo
stampo in prima nel mille quattrocento ottante trene. Voir Brunet Manuel du
Libraire pp. 322, à l’entrée Francesco da Fiorenza.
[4] Perché voi sapiate o
bona gente / maistro luca de dominico fiolo / Si la fatto in stampa veramente /
perché s’acorda a torto la rosa [i.e. Venise]
e ‘l ziglio [i.e. Florence] ed era in questa arte saputo e prudente / ad
ogni cosa darebbe di piglio / sapiente, piacevole e umano / del sangue antico
egli è veneziano. / i stralata fu
la bella storia / Nel mile quatrocento ottenta trene….
[5] La
lettre L est répertoriée par Briquet au numéro 8282.
[6] Voir la thèse de Catherine Rideau Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Champ Vallon, 2018.
Annexe : Liste des éditions de Luca di Domenico
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