Gilbert Ducher, dit Vulton de son
nom de plume, n’est pas le plus connu des poètes du premier tiers du 16ème
siècle. Il est de la génération de Clément Marot, Maurice Scève, Mellin de
Saint Gelais, Etienne Dolet ; il ne publia chez Sébastien Gryphe, en 1538,
qu’un seul recueil de poésies latines, l’œuvre de toute sa vie, une suite
d’épigrammes intitulée Epigrammaton Libri Duo, composée sur une vingtaine d'années.
Henri-Louis Baudrier, dans sa
bibliographie Lyonnaise, nous dit : « Ce recueil de poésies, très
intéressant pour l’histoire littéraire de la France au XVIe siècle, l’est
encore davantage pour celle de Lyon et de ses environs, et mériterait une étude
sérieuse et documentée ». Il est vrai que les éléments biographiques sur
Ducher étaient rares jusqu’à la publication, en 2015, d’une étude minutieuse de
Sylvie Laigneau-Fontaine et Catherine Langlois-Pézeret, accompagnée de la
traduction des épigrammes.[1]
Gilbert Ducher est né à
Aigueperse en Auvergne, sans doute au début des années 1490. Il évoquera
souvent son pays natal dans ses vers mais c’est à Toulouse qu’il entame des
études de droit et à Paris qu’il vient poursuivre ses humanités. Il s’initie à
la langue grecque ce qui était encore assez peu courant en ces années-là. On le
retrouve ensuite professeur au collège des Lombards puis au collège de Lisieux.
Il y dispense un cours sur le livre VII de l’Histoire Naturelle de Pline
l’ancien, texte qu’il doit d’abord se procurer puis corriger montrant ainsi ses
gouts pour la philologie. Cette activité le mène naturellement à devenir
correcteur chez les imprimeurs de la rue St Jacques, notamment chez Simon de
Colines où il fit éditer les Orationes de Richard Crocke en 1520 puis chez
Pierre Vidoue. Il collabora ainsi avec Pierre Danès, futur lecteur royal pour
le grec, à différentes éditions dont les lettres de Phalaris et les
Commentaires de César.
En 1526, toujours à la demande de
Pierre Vidoue, il révisa une édition des épigrammes de Martial.[2]
Par le plus grands des hasards, car il a été publié plusieurs dizaines
d’éditions de Martial à la Renaissance, l’exemplaire de ma bibliothèque est
justement celle de Gilbert Ducher. Imprimée par Pierre Vidoue aux dépens des
libraires Pierre Gaudoul et Nicolas Crespin. Cette édition soignée s’inspire de
l’édition vénitienne d’Alde Manuce de décembre 1517. Elle eut un grand
retentissement et fut rééditée plusieurs fois. Nicolas Bourbon, dans son
ouvrage Nugea de 1538, avait loué la qualité de l’œuvre et le talent de
son auteur.
Au fil des éditions, chez Vidoue
puis chez Calvarin Prigent, Gilbert Ducher commence à offrir des épigrammes qui
paraissent comme pièces liminaires pour célébrer Ravisius Textor dans les officinae
de 1520, Claude Peronne dans son Compendium Philosophia Naturalis, ou Ureus
Cordus dans une édition de Plaute. Ces textes, remaniés, seront ensuite
insérés dans l’Epigrammaton Libri Duo.
En 1535, Ducher quitte Paris pour
la Savoie. Il n’y reste que 18 mois mais la région l’inspire et c’est là qu’il
conçoit et met en forme son recueil. L’épitre dédicatoire du livre 1 est signée
de Belley en Savoie (Bellicii Allobrogorum). Mais Lyon et sa brillante
vie intellectuelle l’attire et il obtint un poste au collège de la Trinité,
fondé sous l’impulsion de Symphorien Champier en 1527, haut lieu des études humanistes.
C’est là, avec d’autres
professeurs du collège comme Barthelemy Aneau, Charles de Sainte Marthe, Jean
Visagier ou Charles Fontaine que va naitre le second cercle des poètes lyonnais
appelé le Sodalitium, plus connu sous le nom d’Académie de Fourvière.
A ce noyau de collègues vont venir s’agréger d’autres personnalités dont les
plus importantes seront Etienne Dolet, Mellin de Saint-Gelais, Nicolas Bourdon,
Maurice et Guillaume Scève, et une bonne douzaine d’autres intellectuels moins
connus.
La composition du groupe est
variable selon les années, au fil des affinités et des brouilles. Au noyau des
membres permanents viennent se greffer des poètes de passage. Il se trouve
qu’en 1536, date de la formation de ce cénacle, la Cour est en résidence à Lyon
et c’est donc tout naturellement que des valets de chambre du roi comme Clément
Marot ou Salmon Macrin viennent à participer. Ce groupe se réunit le plus
souvent chez Guillaume Scève, au collège de la Trinité ou chez Sébastien Gryphe
pour festoyer, taquiner les muses et la dive bouteille. On y lit des vers, on
se livre à des concours d’éloquence et on se célèbrent mutuellement à travers
des épigrammes qui se répondent. Les poèmes sont souvent des variations autour
d’un même thème et forment une unité qui prouve la forte solidarité du groupe
littéraire.
Ces échanges intellectuels et
festifs vont donner lieu à la publication de plusieurs recueils de poésies et d’épigrammes
en 1537 et 1538. Etienne Dolet publie les Carmina, Jean Visagier les Epigrammaton,
Nicolas Bourdon les Nugarum libri octo. Tous ces livres ont une
structure identique puisqu’ils sont composés de l’œuvre personnelle de l’auteur
suivi de celle de ses amis. L’Epigrammaton
libri duo de Gilbert Ducher suit cette structure : les deux premières
sections rassemblent les épigrammes adressées aux membres du Sodalitium
mais aussi à Sadolet, Érasme, Mélanchthon, Budé, Rabelais, Gryphe et d'autres.
Le volume se referme, sous le titre courant d'Epigrammata amicorum, sur les
vers grecs et latins en l'honneur de l’auteur composés par Maurice Scève,
Charles Fontaine, etc.
Les Epigrammes, cette littérature
de circonstance, étaient très à la mode dans le premier tiers du XVIème
siècle. C’est une poésie qui se veut humble et sans prétention. Plusieurs
auteurs intituleront leur recueil d’épigrammes Nugae, qui veut dire à la
fois paroles légères et amusement. C’est évidemment une fausse modestie car leurs
auteurs ont une grande opinion d’eux-mêmes et considèrent le genre poétique
comme le plus à même de les conduire à l’immortalité.
Ducher ne retranscrit pas Martial,
contrairement à ce qu’on aurait pu attendre, mais les épigrammes en reprennent
les thèmes obligés ; nombre d’entre eux sont à connotation érotique et
célèbrent une certaine Gellia, qui fut peut-être sa maitresse, en jouant sur l'ambiguité du nom commun gellia. D’autres saynètes,
plutôt salaces, sont inspirées de Marot comme l’épigramme I-163 reprenant L'espousé
la premiere nuict….
L’autre thème obligé est la satire et Ducher distribue les blâmes en vers mordants comme ceux de Martial. Etienne Dolet est sa première cible après la brouille de 1537 (Dolet avait voulu prendre le pouvoir au sein du Sodalitium), ainsi qu’un certain Cordus Volerus, poète non identifié, qu’on voit trainé devant les roues du char à l’occasion d’un triomphe romain à la gloire de Ducher, en général victorieux : « Et la foule des poètes riront, Ô poète Cordus, de ton sort »[3].
En revanche, Ducher reste prudent
sur le thème de la religion à la différence de certains de ses amis comme
Etienne Dolet ou Nicolas Bourbon. A peine quelques pièces caricaturent la
religion comme dans cette petite histoire où il raille la rigidité de l’Eglise :
un moine aide un infirme à traverser une rivière puis le jette l’eau à
mi-chemin lorsqu’il apprend que celui-ci porte une bourse d’or alors que
lui-même a fait vœu de pauvreté et ne peut donc porter de richesses !
Sylvie Laigneau-Fontaine a pu souvent
retrouver la source des poèmes de Ducher dans des pièces empruntées aux auteurs
anciens (Ovide, Virgile, Juvenal) comme aux modernes (Marot, Mellin de
Saint-Gélais [4], Alciat [5]).
Notre épigraphiste copie beaucoup l’Anthologie grecque et les adages érasmiens.
La notion de plagiat n’était pas perçue au XVIème siècle comme elle est
aujourd’hui et les professeurs demandaient à leurs élèves d’imiter telle ou
telle pièce grecque ou latine. Il n’est donc pas étonnant que le professeur
Ducher fasse de même. L’imitation était plutôt considérée comme un hommage
rendu à l’auteur-source, ou un défi pour prouver que l’auteur pouvait égaler le
génie du maitre imité. Dans un cas, cela a même permis de sauver un fragment
perdu de la poésie de Mellin de Saint Gellais, la Bergerie des Saules, qu’on
ne connait que par la transcription latine de Ducher [6].
Il est dommage qu’aujourd’hui peu
de lecteur puisse apprécier à sa juste valeur la poésie néo-latine des auteurs
du XVIème siècle. La versification ne s’appuie pas sur les rimes mais sur la
musicalité du rythme et, de ce fait, le choix de la métrique varie en fonction
de ce que le poète veut exprimer. Ducher réserve l’hendécasyllabe phalécien
pour les vers de l’amitié (car ressenti comme proprement catullien par les
humanistes) et utilise les premiers pythiambiques pour les vers érotiques car
employés par Horace dans deux épodes érotiques.
A défaut, il nous reste un
instantané du milieu humaniste lyonnais des années 1530, de ses personnages
flamboyants comme des petits rimailleurs oubliés.
Bonne Journée
Textor
[1] Gilbert
Ducher, Épigrammes, édition, traduction et notes par Sylvie Laigneau-Fontaine
et Catherine Langlois-Pézeret, Paris, Champion, 2015, 720 p.
[2] Sylvie
Laigneau-Fontaine (op. cit. p.20) mentionne que l’ouvrage fut édité chez
Ambroise Girault, mais il s’agit en réalité de la seconde édition parue la même
année, sans l’épitre dédicatoire qui apparait seulement dans l’édition de Pierre
Vidoue.
[3] Epigr. II - 216
[4] Epigr. I -86 Fauni ad nymphas
expostulatio.
[5] L’épigr.
I-17 sur la séquestration des jeunes vierges est une reprise de l’emblème
d’Alciat Custodiendas virginem.
[6] Sicard Claire et Joubaud Pascal, « Gilbert Ducher traduit-il Mellin en latin ? (1538) », Démêler Mellin de Saint-Gelais, Carnet de recherche Hypothèses, 20 mai 2015, mis à jour le 31 août 2015 [En ligne] http://demelermellin.hypotheses.org/2723.