En digne descendant de savoyards qui ont bien du participer ou subir les guerres incessantes que se livraient les rois de France et les ducs de Savoie entre les forts de Barraux et de Montmélian, je me devais de réunir les Chroniques de Savoye rédigées au XVIème siècle par Guillaume Paradin (1510-1590). Il en existe 3 éditions successives.
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La première, qui est aussi la
plus difficile à trouver en bonne condition, a été publiée à Lyon en 1552 par
Jean de Tournes et Guillaume Gazeau. C’est un in-quarto qui a pour titre : "Cronique de Savoye par Maistre Guillaume Paradin chanoyne de
Beaujeu". Le privilège du Roy a été accordé pour six ans et l’ouvrage
est dédié à "Messire Jaque d’Albon, maréchal de France et gouverneur
du Lyonnais". On y trouve tous les faits marquants du duché de Savoie
depuis l’époque du légendaire Béralde jusqu’à l’année 1544 mais aussi l’une des
premières descriptions des Alpes et de ses "Glaces prodigieuses".[1]
Jean de Tournes fut, semble-t-il,
d’abord correcteur chez Sébastien Gryphe en même temps qu’Étienne Dolet avant
de devenir lui-même imprimeur et libraire. Belle ascension sociale pour cet
artisan talentueux que les biographes ont rapidement qualifié d’humaniste [2].
L’année précédente, en 1551, Jean de Tournes avait quitté la maison qui venait
de sa belle-famille, les Gryphe, pour une plus riche demeure "à quatre arcz
de bouticque", celle de la rue Raisin (à l’emplacement de l’actuelle rue
Jean-de-Tournes), maison à l’enseigne des Deux Vipères. C’est alors apparemment
son gendre et associé Guillaume Gazeau qui continua d’habiter dans la première
maison.
Cet ouvrage fut un gros succès de
librairie et une seconde édition fut mise sous presse à Lyon dès 1561 par Jean
de Tournes avec l’aide probable de son fils Jean, deuxième du nom. Cette
édition, qui passa au format in-folio, est la plus belle des trois par la
qualité du papier, l’encadrement gravé au titre (dit du cadre au Midas) et les nombreux
tableaux généalogiques de la Maison de Savoie qui ne figuraient pas dans la
première édition. Cartier nous dit que "le choix et l'emploi
intelligent des fleurons et lettres ornées du meilleur temps de Jean de Tournes
font de cet ouvrage une de ses plus belles productions" [3].
Elle est "reveuë et
nouvellement augmentée par M. Guillaume Paradin, chanoine de Beaujeu, avec
les figures de toutes les alliances des mariages qui se sont faicts en la
maison de Savoye, depuis le commencement jusqu’à l’heure présente". Le
travail de révision est considérable puisque le livre passe de 394 pages in
quarto à 535 pages in-folio. On y trouve des descriptions beaucoup plus
détaillées des batailles et des réceptions des princes de Savoie, des
digressions sur différents sujets comme celui de savoir qui a rapporté la
vérole du Nouveau Monde et des développements sur le "commencemens des
émotions et troubles de la religion", le tout jusqu’à l’avènement
d’Emmanuel-Philibert en 1554.
Là encore le succès fut au
rendez-vous et il est probable que dès la fin du privilège obtenu pour 3 ans,
Jean II de Tournes imagina d’en éditer une nouvelle version. C’est lui-même qui
nous le dit dans la préface de la 3ème édition, publiée seulement en
1602, soit 30 ans après la seconde : "Ceste seconde édition …
ayant été encore mieux reçeuë que la première, et ne s’en trouvant plus, j’ay
esté sollicité de plusieurs endroits de la remettre sur la presse. Mais la mort
de messieurs les Paradins et les troubles de la France continuans et se recevans l’un l’autre comme l’onde fait
l’onde, m’ont osté jusques icy le moyen et le loisir d’y pouvoir entendre".
De fait, ce sont davantage les
guerres de religions qui ont retardé Jean de Tournes plutôt que la mort de
Guillaume Paradin qui n’est survenue qu’en 1590. L’imprimeur fait même une
demande de privilège et l’obtient le 21 janvier 1574, ce qui prouve qu’il avait
l’intention de sortir sa réédition à cette date. Il conservera ce privilège pour
la 3ème édition qui lui donnait droit pour 10 ans de faire imprimer une
Chronique de Savoye "continuée jusqu’en l’an 1601". Il est
évident que le privilège donné 28 ans plus tôt par Charles IX n’est plus
valable mais Jean de Tournes s’en moque bien puisqu’entre temps, il s’est réfugié
à Genève pour échapper aux persécutions dirigées contre les partisans de la
Réforme [4].
Bien qu'il soit désormais citoyen de cette ville, il continue d'arborer
fièrement le titre d'imprimeur du Roi et ce privilège périmé de 1574 apparait
sur différents ouvrages comme les Alliances Généalogiques des Princes de
Gaule de Claude Paradin, frère de Guillaume, rééditées par Jean de Tournes
en 1606.
La troisième édition ressemble à
la seconde avec le même encadrement de titre, à la gravure un peu usée, [5]
et les illustrations de blasons devenus pour certaines anachroniques, puisque
dans l’écusson de Savoie figurent encore les quartiers de Bresse, du Bugey, de
Vaud, de Valroney et de Gex, tous perdus par le duché depuis 1601. [6] En revanche, le papier, dont je ne sais pas s’il provient de Genève ou
d’ailleurs, est de très mauvaise qualité. Une vraie feuille de papier
cigarette, jaunie par le temps, et dont tous les libraires devant présenter cet
ouvrage se plaignent en remarquant que ce défaut est commun à beaucoup
d’exemplaires.
Où ce livre a-t-il été réellement
imprimé ? Jean de Tournes avait-il une presse à Cologny qui n’était alors
qu’une petite bourgade des environs de Genève ?
S’il avait imprimé depuis ce
lieu, nous devrions trouver cette adresse sur d’autres livres sortis de ses
presses. Or ce n’est pas le cas bien qu’on imprime beaucoup à Cologny entre les
années 1602 et 1628. J’ai recensé pas moins d’une douzaine d’imprimeurs
affichant ce lieu d’édition sur une trentaine d’ouvrages différents. Outre Jean
de Tournes qui semble être le premier à avoir eu cette idée, on trouve
Alexandre Pernet, Estienne Gamonet, François Le Fèvre, Isaac Demonthouz, Jacob
Stoer, Matthieu Berjon, Philippe Albert, Pierre & Jaques Chouet, Pierre
Aubert, Samuel Crespin, etc.
Le bruit des presses, les
arrivées de ballots de papier et les envois de livres devaient certainement troubler
la tranquillité des Colognotes…. si jamais il y eut un jour une imprimerie à
Cologny. En réalité, il ne s’agit que d’un artifice humoristique pour déjouer
la censure catholique, comme le sera plus tard la fausse adresse de Pierre
Marteau. Le choix de cette place inconnue vient sans doute de son homonymie
avec la ville de Cologne (Les deux villes se traduisent par colonia en
latin [7]),
bonne ville catholique celle-là qui ne risquait pas d’attirer les soupçons des
autorités françaises ou savoyarde. Jean II
de Tournes avait sophistiqué le système en utilisant un timbre encreur et en
changeant l’adresse selon la destination de son livre. Je prends les paris que
l’adresse de Cologny était réservée aux exemplaires partant pour la
Savoie.
La dernière chose qui frappe
quand on lit attentivement cette Chronique de Savoye de 1602, c’est qu’une très
grande partie des compléments de Jean II de Tournes ne sont qu’une reprise mot
à mot d’un ouvrage publié l’année précédente par Lancelot Voisin, seigneur de
La Popelinière, intitulé "Histoire de la conquête de païs de Bresse et
de Savoye par le Roy Très-Chrestien Hanri IV". Il ne s’agit pas
simplement de quelques coupés-collés, comme nous en faisons tous, mais de tous
les développements sur la guerre qu’Henry IV livra à Charles-Emmanuel de
Savoie, soit les feuillets 19 v° à 67 et dernier de l’œuvre du Sieur de la
Popellinière, ce qui donnera 18 pages dans l’in-folio de Jean de Tournes ! [8]
Cet emprunt aurait pu donner lieu
à querelle entre les deux auteurs mais il se trouve que le sieur de la
Popellinière mourut assez vite après la publication de son ouvrage "d'une
maladie assez ordinaire aux hommes de lettres et vertueux comme il estoit, à
sçavoir de misère et de nécessité" [9]
Evidemment le plagiat ne passa
pas inaperçu à l’époque et Jean II de Tournes dut s’en expliquer. Il aurait été
élégant qu’il en fasse état dans la longue préface qu’il consacra à la 3ème
édition de son livre mais il fallut attendre 4 ans après sa parution pour qu’il
avoue à demi-mot ce pillage peu scrupuleux, et encore, ce fut dans l’ouvrage
d’un autre auteur, en réponse à Marc-Antoine de Buttet qui avait éventé
l’affaire dans le Cavalier de Savoye ou response au soldat françois.
"Je suis attaqué par ce
Cavalier à cause de la Chronique de Savoye, laquelle j'ay r’imprimée l'an 1602
et où il dit que j'ay destourné le sens de l'histoire, brouillé et confondu
icelle annale. C'est une chose inouïe jusques icy, comme elle est aussi hors de
toute raison, que l'on s'attaque aux Imprimeurs des livres au lieu de s'en
prendre aux autheurs. L'histoire que
Monsieur Paradin a composée finit à la page 423 de ma dernière impression. Pour
continuer ceste histoire jusques aux temps que la dernière édition en a esté
faicte, j’ay recueilli de divers auteurs ce que j'y ai adjousté…. En ce qui concerne les guerres de France
contre Savoye depuis l'an 1589, tant ès environs de Geneve qu'ailleurs, je l'ai
pris entièrement de deux discours imprimez, l'un l'an1593, sans nom de l'auteur,
l’autre l'an 1601 par le Seigneur de la Popeliniere. J'ai tous les deux en main
pour en faire foy, si besoin."
Il se glorifie d’être un auteur
dans la préface de la Chronique de Savoye mais redevient vite simple imprimeur
lorsqu’il sent passer le vent du boulet. Jean de Tournes ne sort pas grandi de
cette affaire puisqu’on en parle encore 420 ans après. D’ailleurs, Samuel
Guichenon, historiographe de Savoie, après avoir loué les deux premières
éditions de la Chronique, juge sévèrement la troisième en notant : "A
cette chronique, Jean de Tournes ajouta un supplément …. Où il s’est montré peu
étendu dans l’histoire. Aussi n’était-ce pas sa profession".
L’affaire est entendue !
Bonne journée
Textor
[1] Une réédition
textuelle de cette première émission a été faite par les soins de Gustave
Révilliod et Edouard Fick. Genève, Jules-guillaume Fick imprimeur, 1874.
[2] Voir Michel
Jourde, Comment Jean de Tournes (n’)est (pas) devenu un imprimeur humaniste
in Passeurs de Textes, Christine Bénévent,
Anne Charon, Isabelle Diu, et al. pp. 117-131.
[3] Voir A.
Cartier, Bibliographie des éditions des de Tournes imprimeurs lyonnais, 2 t.,
Paris, 1937..., p. 141-142.
[4] Jean de
Tournes quitte Lyon en 1585 après avoir vendu son matériel à Antoine Gryphe.
[5] Jean de
Tournes apporta à Genève les planches gravées sur bois de ses éditions
lyonnaises et il continua de les employer. (Gaullieur, Etudes sur la
Typographie Genevoise 1855 p.212)
[6] Traité
de Lyon signé entre Henri IV et Charles-Emmanuel le 17 janvier 1601
[7] Colonia
Allobrogum pouvait être confondu avec Colonia Agrippina. Voir Gaullieur,
Etude sur la typographie genevoise, Genève 1855.
[8]
L’emprunt couvre les pages 451 à 468. Il est signalé par M. d'Arcollières dans sa notice Jean II de Tournes et le sieur de la Popellinière, Chambéry, Imprimerie Savoisienne, 1888.
[9] P. de
l'Estoile, cité par M. Yardeni, La conception de l'histoire dans l'œuvre de La Popellinière,
p. 111.