En mon sommeil, je vis un songe / Vraiment très beau et très plaisant…
Le poète rêve une nuit qu'il pénètre dans le Jardin de Plaisir où il est accueilli par Amour. Dans la fontaine où jadis s'est noyé Narcisse, il voit le reflet d'un buisson de roses, se dirige vers lui et remarque un petit bouton de rose particulièrement charmant. Amour qui l'a suivi lui décoche une flèche qui touche son cœur. Le voilà amoureux du bouton de rose...
Ce chef d’œuvre de la littérature
courtoise et allégorique a connu un succès extraordinaire entre le XIIIème et
le XVIème siècle ; tout lettré se devait d’avoir l’ouvrage dans sa
bibliothèque et encore aujourd’hui, nous restons charmés par cette poésie aux
strophes si musicales.
Pour le prix d’un livre nous en
avons deux. Celui de Guillaume de Lorris, tout en douceur et en beauté. L’amour
courtois se développe dans un monde idyllique et statique. La rose est protégée
par l’enceinte du Jardin de Déduis. La séduisante Oiseuse ouvre la porte au
narrateur et le laisse entrer dans le verger et le roman s’interrompt juste au
moment où l’Amant réussit à poser un chaste baiser sur les lèvres de l’aimée.
Mais lirions-nous encore le Roman de la Rose s'il n'y avait eu un Jean de Meun pour écrire une suite ?
Jean Chopinel, dit Jean de Meun,
clerc érudit, poursuit la narration de la quête amoureuse du protagoniste, mais
le ton change radicalement. Il passe du courtois au philosophique, reflétant
ainsi les intérêts académiques de cette fin du XIIIème siècle. Le récit est
constamment interrompu par un flot de digressions, tantôt encore très
scolastiques, tantôt humanistes, voire ésotériques, sur l’amour et l’amitié, le
caractère arbitraire du destin, les mystères de la nature. L'intrigue
principale n'est rappelée que de temps à autre et le lecteur doit attendre la
toute fin du texte pour retrouver la narration d’origine.
Jean de Meun est cynique, voire
carrément misogyne. Il a retenu les premiers vers du poème : Songe rime avec
mensonge. Il parait se moquer de l’œuvre de Guillaume de Lorris. Le
‘’Romantisme’’ (au sens littéral) n’est plus de mise. Il signe la fin de
l’amour courtois. Le catalogue des attitudes amoureuses qu’il propose n’est
plus que calculs et stratégies de conquête. Raison est la première à livrer sa
démonstration. Elle condamne l’amour comme un bonheur pervers. Puis l’Amant se
laisse tenter par la ruse et la corruption comme plus sures moyens de conquérir
une femme. Après quoi, il rencontre la Richesse qui lui donne un accès rapide
au succès amoureux. Il se heurte à l’hypocrite Faux-semblant et à la dangereuse
Malebouche, avant d’atteindre finalement au but car il faut bien conclure.
La critique a beaucoup étudié ce
texte et les interprétations de l’œuvre sont multiples [1].
Il n’y a d’ailleurs pas qu’un seul Roman de la Rose mais des versions
légèrement différentes selon les copistes et les censures, sans compter les
extrapolations de Jean Molinet ou les traductions de Dante et Geoffrey Chaucer.
Mélanges de méditations savantes, de propos grivois et de réflexions misogynes,
l’œuvre déconcerte. Il y a plusieurs lectures possibles et c’est ce qui a fait
son succès ; je n’en citerais que trois :
Il y a d’abord un sens littéral,
celui du combat entre les tenants de l’amour courtois et ceux qui y sont
hostiles. Les premiers dansent la carole dans le jardin de Déduit pendant que
les autres sont peints sur le mur d’enceinte du jardin. La jeune courtisée
passe par divers sentiments, du bonheur à l’effroi, de l’éveil de la sensualité
à la pudeur et à la honte, etc.
La seconde lecture est
chrétienne, la quête s‘apparente à un pèlerinage spirituel qui conduit l’Amant jusqu’à
la rose, symbole du Divin. Dans ce verger intemporel proche du Paradis, l’Amant
contemple la fontaine de Narcisse, miroir de la connaissance de soi. Parvenu
dans la forteresse, il réalise son union avec Dieu.
La troisième lecture est érotique.
Le désir et la sexualité parcourent le livre en de multiples allusions plus ou
moins explicites. La civilisation médiévale est extrêmement inventive en ce domaine
et le lecteur est habitué aux fabliaux grivois des troubadours qui chantent la
sensualité, la femme, l'adultère. Un bibliothécaire de la Sorbonne avait noté
en marge d’un des manuscrits [2]
:« Copie fort imparfaite de l’art d’aimer d’Ovide ». Le sexe est mis
en scène sans ambiguïté à la fin du livre, par la défloration de la Rose, au
nom de la survie de l’espèce, et à grand renfort de métaphore agraire. Tel un
pèlerin s’approchant d’un reliquaire, l’Amant, muni d’une besace « de
bonne facture » et « d’un bourdon raide et fort » emprunte
l’étroit sentier qui le conduit à la Rose.
Labourez, Barons,
labourez
Et restaurez vos lignages !
Ou encore :
Remuez vous, tripez, sailliez,
Ne vous laissiez pas
refredir,
Par trop voz membres entedir !
Jean de Meun donne dans la provocation, il justifie l’acte sexuel débridé au nom de la procréation. Et il atteint son but car, avec l’évolution des mœurs, le livre a fini par choquer, 200 ans plus tard. Il lui est reproché non seulement ses passages obscènes, mais aussi un certain nombre de propos subversifs où sont critiqués, pêle-mêle, les ordres mendiants de l’Eglise ou la fierté mal placée de la noblesse. Cette querelle littéraire du XVème siècle à laquelle ont été mêlés, entre autres, Christine de Pizan et Jean Gerson, du côté des détracteurs, Jean de Montreuil ou Pierre et Gontier Col du côté des admirateurs, est intéressante en ce qu’elle interroge la responsabilité de l’écrivain.
Jean Gerson désapprouve
surtout le mélange des genres, pour avoir rapproché la religion et le sexe, le
spirituel et le pernicieux. Christine de Pizan est ulcérée par l’image qui est
donnée de la femme et elle porte le débat sur la place publique : « Qui
sont fames ? Qui sont-elles ? Sont-ce serpens, loups, lyons, dragons,
guievres ou bestes ravissables devourans et ennemies a nature humainne qu’il
conviengne fere art et a les decepvoir et prandre ? » [3]
Les défenseurs de Jean de Meun
veulent surtout retenir la beauté de la poésie et de l’art oratoire.
L’Eglise clos le débat en une
série de treize sermons prononcés à Paris, en l’église Saint Jean de Grève, du
3 décembre 1402 au 18 Mars 1403, le Roman de la Rose est condamné.
Ce qui n’a pas empêché la
poursuite de sa diffusion avec l’imprimerie. Entre 1481 et 1538, une vingtaine
d’éditions se succèdent d’abord in folio puis in quarto. La première version
incunable, publiée à Genève, vers 1581, présente une suite de bois gravés
expressifs, illustrant fidèlement le texte. Ils seront copiés dans les éditions
lyonnaises de Johannes Siber (1485) et Guillaume Leroy (1487) ou par Jean du
Pré à Paris (1493). C’est cette dernière édition, avec une interpolation de 104
vers et une réduction des bois, qui va subsister jusqu’à la version modernisée
de Clément Marot en 1526. Antoine Vérard n’est pas en reste. Il donne une
édition en 1493 avec des bois disparates puis une autre en 1505 avec une nouvelle
suite de bois qui en fait certainement l’édition la plus belle des versions
imprimées. Après celle-ci, la qualité de l’impression et du papier baisse,
dénotant une diffusion dans des milieux moins aisés. L’édition de Galliot du
Pré et Pierre Vidoue de 1529 tente une version en caractère romain qui n’a pas
eu de suite dans les éditions suivantes.
La version de ma bibliothèque,
imprimée pour Poncet Lepreux, en 1538, est tardive ; c’est même la
dernière du XVIème siècle. Elle fut partagée entre dix libraires [4].
Ensuite le texte ne sera plus réimprimé pendant deux siècles. On dit qu’elle
aurait été établie par Clément Marot mais cette attribution semble reposer sur
un indice un peu mince, un ex-dono de Clément Marot dans un exemplaire conservé
à la BNF [5].
Quel qu’il soit, le translateur a choisi de moderniser le texte original dont
le français était déjà difficile à comprendre pour un lecteur du XVIème siècle.
Il a aussi censuré plusieurs passages jugés trop clairement sexuels.
Ainsi l’explicit du roman était
très …explicite :
Explicit le rommanz de la
rose
Où l’art d’amours est tout
enclose
Nature riz si com m’y
samble
Quand hic et hec joignent ensamble.[6]
Il le transforme en une sorte de colophon plutôt banal :
Enfin il nous livre une exposition morale par un long prologue dans lequel il nous met en garde contre une interprétation trop littérale du poème. Il souligne les multiples interprétations possibles, religieuse ou profane, scientifiques, philosophiques ou alchimiques, à laquelle l'œuvre peut se prêter.
Cette édition n’est certes pas la plus belle mais les bois reprennent le cycle iconographique des manuscrits et la magie du livre opère toujours. L’art d’aimer à son jardin merveilleux, un carré de verdure parfait, impénétrable et enchanté, qui raisonne gaiement des chants d’amour des oiseaux, dans le doux murmure des sources.
Bonne journée
Textor
[1] De
nombreuses études ont été consacrées à ce roman. Voir par exemple, pour les
questions iconographiques, The early editions of the Roman de la Rose,
par Francis William Bourdillon ; Chiswick press, 1906. Plus récemment, Michel
Cazenave, Daniel Poirion, Armand Strubel, l’art d’aimer au Moyen Age,
1997.
[2] BNF Ms
Français 24390.
[3]
Christine de Pizan à Pierre Col, lettre du 2 Octobre 1402, citée par Eric Hicks
in Le Débat sur le Roman de la Rose, Paris, 1977, p. 139.
[4] Il
s’agit de J. St Denys, J. Longis, J.Morin, Les Angeliers, J.André, J. Massé
(Macé), Fr. Regnault, G. Le Bret, P.Vidoue, et P. Lepreux.
[5] BNF,
Arsenal Réserve 8-BL-8672
[6] Cf. BNF
Rothschild 2801 et français 12953