dimanche 14 février 2021

L’Histoire singulière de l’abbaye de la Novalaise, en Savoie piémontaise, par Jean-Louis Rochex, religieux de Lemenc. (1670)

L’abbaye de la Novalaise au pied du col du Mont Cenis, dans la vallée du Cenischia, proche de Suse, est une importante abbaye bénédictine, fondée vers l’an 720, par Abbon [1], un haut fonctionnaire du royaume franc, au nom des pouvoirs publics que lui conférait son titre de recteur de Maurienne et de Suse, patrice de Viennoise. La donation est confirmée par son testament daté du 5 mai 739, dont une copie du début du XIIe siècle a été insérée dans le cartulaire dit de saint Hugues, évêque de Grenoble [2]. Ses possessions s’étendaient jusqu’à Vienne, à Lyon et au Mâconnais, avec des établissements en Maurienne et dans la région de l’Ainan.




Le site était alors un avant-poste franc sur la route d’Italie mais quelques éléments architecturaux et des morceaux de statues des 1er et 2ème siècle confirme une implantation romaine préalable [3]. La fondation correspond sans doute à une stratégie politique de gestion de la frontière et Abbon ne le cache pas, évoquant dans son testament la stabilité du royaume franc (Stabiletas regno Francorum). L’abbaye est d’ailleurs devenue rapidement abbaye royale, protégée par Charlemagne, et elle connut son heure de gloire pendant la période carolingienne, lorsqu'elle fut administrée par l'un de ses pères abbés, Eldrade, originaire du petit village d'Ambel, en Dauphiné, qui fut ensuite canonisé. L’abbaye était alors un des centres culturels les plus importants du haut Moyen Âge et sa bibliothèque comptait plus de 6000 ouvrages selon Menabrea.

Ensuite, l’abbaye connut des périodes de déclin et de renouveau, partiellement détruite après l’invasion sarrasine de 906 - la bibliothèque fut dispersée à cette occasion - la communauté partit se réfugier à Brème et la Novalaise devint par la suite une dépendance administrée par des abbés commendataires nommés par le Duc de Savoie.

Jean-Louis Rochex, religieux de la congrégation réformée de St Bernard, ordre de Citeaux, et prieur à l’église St Pierre de Lemenc à Chambéry, séjourna à la Novalaise vers 1665. A l'époque de son passage à l’abbaye il ne restait plus qu'un seul moine appartenant à l'Ordre cistercien primitif, il éprouva donc le besoin de collecter des documents et de raconter ce qu'avait été la glorieuse histoire de l'abbaye dans le passé, tant d’un point de vue religieux qu’économique et politique. Ce livre fut publié chez Louis Dufour, imprimeur à Chambéry, en 1670, et malgré un plan brouillon et des repères chronologiques fantaisistes, c’est donc une source importante pour l’histoire de l’abbaye et la ville de Chambéry.

« Il s’y rencontrera, écrit Rochex, quantité de pièces choisies, dont les espris curieux feront état comme d’un trésors précieux, caché par quantité d’années ». 

Il est vrai qu’il eut accès à des documents qui ont disparu aujourd’hui et rien qu’à ce titre, il aurait dû recevoir plus de considération et intéresser les historiens de l’abbaye.  Il utilisa deux sources principales : une ancienne chronique du temps de Charlemagne, malheureusement aujourd'hui perdue, et celle contenue dans une légende épique, le « Chronicon Novaliciense », œuvre d'un ancien moine de l’abbaye, écrite aux alentours de 1050 et conservée actuellement aux archives de Turin.

Mais il dut consulter aussi d’autres archives qui avaient survécu à l’exil de Breme, un sanctoral et des pièces administratives. Ces documents sont retranscrits en partie dans son propre texte, comme la liste des abbés qui se succédèrent dans l'abbaye jusqu’en 1321, apportant quelques informations précieuses sur leur travail.  Tout n’ayant pas été imprimés, il est probable que les premier et quatrième chapitres de son livre, restés manuscrits, devaient évoquer de manière encore plus développée l'histoire de l'abbaye depuis ses origines jusqu'en 1040.  

L’état actuel de l’église et du cloître est le résultat d’une reconstruction du 18ème siècle qui a conservé les dispositions architecturales et une partie non négligeable des élévations du monastère roman, notamment de magnifiques fresques du 11ème siècle.

Nous ne savons pas grand-chose de la vie et de la formation de Jean-Louis Rochex ; Il est très probablement originaire de Maurienne puisqu'il dit parler le français de Maurienne, mais il n'a fait à ce jour l'objet d'aucune étude universitaire de fond [4]. Pire, les auteurs du 19ème siècle le traiterons avec beaucoup de mépris. Timoléon Chapperon mentionne dans son livre Chambéry au XIVème sècle : « Nous n'avons pas d'ouvrage complet sur Chambéry. Rochex, moine de Lémenc, seul parmi les anciens, s'est occupé de cette ville d'une manière un peu étendue. Mais son livre, intitulé La Gloire de la Novalaise, avec un discours sur la Savoie et sur l’origine de Chambéry, in-4, 1670, est un tissu de fables qui n'ont de remarquable que leur singularité ». Ce qui est loin d’être exact.

Il est vrai que notre auteur est déroutant car il a un esprit en marche d’escalier, passant d’un sujet à l’autre sans transition, faisant d’innombrables disgressions et des retours en arrière. Le plan même de l’ouvrage qu’il expose dans son préambule nous échappe. Il faut dire qu’après avoir annoncé qu’il traiterait de l’histoire de l’abbaye en quatre parties, il décide, sans raison connue [5], de ne pas traiter de la première partie et de commencer son ouvrage au livre 2. Cette section, la plus longue du livre, est entrecoupée de différents sujets qui ont leur titre propre et qui ne sont parfois même pas paginé, ce qui indique qu’il avait apporté des compléments en cours d’impression à Louis Dufour, comme le fera La Bruyère quelques années après avec son imprimeur Michallet. On trouve ainsi un chapitre sur la Teneur de la constitution d'Abbon-Patrice, (p.42) une Réflexion sur ces paroles Ipso Sancto Loco.(p.52) avant un Retournons aux abbez de cette Abbaye (p.53) puis il s'attarde longuement sur la vie de Saint Eldrad et sur les miracles qu'il aurait accomplis.  

Un chapitre sur la vie de Saint Eldrad

Après quoi, il ouvre un livre 3 qu’il intitule Accomplissement de la gloire de l’abbaye de Novalese. Malgré ce titre, il n’y est plus question de l’abbaye mais de l’histoire et de l’ancienneté de Chambéry. Le lien entre l’Abbaye et la Ville n’est pas évident, si ce n’est qu’entretemps Rochex a dû repartir à Chambéry et qu’il n’avait plus à sa disposition les archives lui permettant de continuer son histoire de la Novalaise.

Il annonce un livre 4, dont il donne le plan et où il aurait conté l'histoire de toutes les possessions anciennes de l’abbaye : « J’y feray aussi particulière mention de la Maurienne et de l’ancienneté et générosité de son peuple, … Il y sera aussi prouvé plus amplement comment la Savoye et ces trois Gaules Cisalpines desquelles j’ay fait mention en divers endroits, n’étaient qu’un même Royaume ». Voilà qui aurait été fort intéressant à lire mais malheureusement, et malgré ce plan détaillé qui indique qu’il avait dû en commencer l’écriture, le texte ne fut jamais publié et l’ensemble des écrits de Jean-Louis Rochex conservés aujourd’hui se résume donc à ces deux parties distinctes, l’une sur les origines de l’abbaye de la Novalaise et l’autre sur l’origine de Chambéry avec une brève description de ses établissements religieux.

La note sur les errata est à l'image de tout l'ouvrage, quelque peu brouillonne...

Cette section montre que Rochex tient à ce que le lecteur
 fasse confiance au sérieux de ses recherches.

J-L. Rochex ajoute une addition à son livre 
car pendant l'impression la liste des syndics de la ville a changé !

Notre auteur parait cultivé comme on peut le déduire de ses nombreuses citations de textes d'Horace, Cicéron, Ammien Marcellin, Pline l'Ancien ou Plaute. Il n'était certainement pas étranger aux œuvres des humanistes et écrivains de son temps et des siècles précédents.  Même si l'on constate souvent son manque de sens critique dans le choix et la compréhension des informations tirées des nombreux auteurs qu'il cite, il faut cependant lui reconnaître un grand effort de recherche et une certaine démarche scientifique, fondée sur la comparaison entre les époques dont il traite et le monde dans lequel il vit. Il porte aussi un regard critique sur l’intelligentsia parisienne et a conscience d’utiliser un langage qui est celui du « français de Maurienne », différent du français parlé à Paris par des écrivains plus savants et raffinés (et il fait lui-même une comparaison entre les deux langues quand il raconte l'histoire du miracle de Saint Eldrad, tirée d'un livre écrit à Paris en français par un prédicateur à la mode.)

Peut-être souffrait-il même d’un certain complexe d’infériorité comme parait l’indiquer l’avis aux Lecteurs : « Ma plume s’est contentée d'exprimer mes pensées dans la simplicité religieuse sans s’être amusée de rechercher la pureté du langage dont à présent quantité se servent, plus propre pour la Cour que non pas à une personne de ma condition qui ne recherche que la pureté des choses, sans les embellir par un discours fardé. »

Louis Dufour lui-même se sent obligé de venir à la rescousse de son auteur en ajoutant un étonnant propos liminaire intitulé « L’imprimeur aux Catons de ce Temps » dans lequel il répond par avance aux critiques sur la langue utilisée par Rochex. « Messieurs qui comme des autres Momus …. n’avez autre employ que de critiquer sur toutes choses, & trouver à redire jusques à la moindre parole qu'on met en avant, j’ay crû que vous ne manqueriez pas de critiquer cette pièce que je mets au jour et ne trouvant à redire au sujet, pour votre satisfaction, vous luy donnerez du blâme  en disant que le langage n’est pas à la mode , & que c’est  un vieux Gaulois, qui ne mérite l’attention du lecteur. A cela, je feray dire que la Langue Gauloise, comme étant la plus noble, & la première, doit être en vénération & haute estime, ayant pris son origine de Dieu, qui la donna à Adam notre premier Père, dans le Paradis Terrestre. »

Etant savoyard moi-même, je manque de recul pour apprécier si la langue est aussi mauvaise qu’ils le disent, j’en comprends tous les mots….

Il resterait à faire quelques recherches dans les archives ecclésiastiques pour retrouver des éléments sur la vie de Jean-Louis Rochex et, qui sait, les chapitres manuscrits manquants de son livre.

Bonne Journée

Textor



[1] Une charte d’immunité est concédée le 30 janvier 726 par Abbon.

[2] Léon Menabrea, Des origines féodales dans les Alpes occidentales, Imprimerie royale, 1865.

[3] Voir l’article « Locus Novalicii, avant l’abbaye bénédictine de Novalaise » par Gisella Cantino Wataghin in Bulletin du Centre d’études médiévales d’Auxerre, 2016.

[4] L’ouvrage a donné lieu à une reproduction en fac-similé et une traduction en italien, accompagnée de notes de bas de page et d’une petite introduction par Elena Cignetti Garetto, édition Centro Culturale Diocesano Susa, 2004.

[5] A la demande de ses amis, dit-il.

samedi 30 janvier 2021

Durand de Saint Pourçain, Doctor resolutissimus. (1308)

Peut-être vous souvenez-vous qu’il y a quelques mois je vous avais présenté deux pages manuscrites constituant les gardes d’une reliure du début du XVIème siècle. L’article s’intitulait Fragmentum parce qu’il s’agissait d’un fragment d’une œuvre du XIVème siècle que je n’avais pas encore identifiée, mais aussi par allusion à la base documentaire Fragmentarium à laquelle j’avais envoyé mon manuscrit pour qu’il apparaisse dans le corpus de ce site.

Les deux pages sauvegardées de cette reliure correspondent au livre 4, distinction 23 question 2 et 3 du commentaire des Sentences de Pierre Lombard par Durand de Saint Pourçain (ou Durandus de Sancto Porciano). Elles viennent d’être mise en ligne. Il suffit maintenant d’entrer sur ce site pour retrouver le manuscrit et les commentaires de présentation qui l’accompagnent. Tout chercheur pourra ainsi le consulter, le traduire, le comparer aux œuvres connues de Durandus et ces deux pages oubliées dans une reliure du 16ème siècle feront peut-être avancer la recherche. En attendant, un premier examen rapide du texte réalisé par les administrateurs de la base Fragmentarium fournit déjà des précisions intéressantes que j’aimerais partager avec vous.



Une des deux pages des Commentaires de Durand de Saint Pourçain. 


La base Fragmentarium a enregistré les fragments manuscrits dans l’attente de plus amples recherches.

Le théologien dominicain français Durandus de Sancto Porciano, alias Durand de Saint-Pourçain (v.1275-1334) [1] est un penseur original, farouchement opposé à une certaine orthodoxie « thomiste » imposée par son ordre religieux. Il naquit à Saint Pourçain sur Sioule, en terre auvergnate, aux alentours de 1270. Il a participé activement aux débats de ce début de 13ème siècle où les docteurs opposent raisons de croire et vouloir croire. Ses prises de position lui valurent une forte opposition des Dominicains et il dut réécrire par deux fois le commentaire des Sentences.

En effet, quoique dominicain lui-même, Durandus finit par repousser la maxime de Thomas d'Aquin, que les dogmes ne peuvent rien contenir de contraire à la raison, et par conséquent qu'il est possible de les démontrer indubitablement ; il contesta même à la théologie le titre de science, et demanda la certitude, non plus à la conviction, mais à l'obéissance, à la soumission à l'autorité de l'Église représentée par le siège apostolique, seul juge infaillible et régulateur de la foi. Durandus a fortement contribué à accélérer la décadence de la scolastique et cette orthodoxie ouvrira la voie à Guillaume Ockham, qui défendra un volontarisme encore plus radical.

Nous ne connaissons pas sa formation initiale mais il arrive à Paris en 1303 et nous le retrouvons au couvent des Jacobins, rue St Jacques, célèbre pour avoir accueilli Albert le Grand et St Thomas d’Aquin, institution pour laquelle il va devenir lecteur sententiaire en 1307-8 puis maître en théologie en 1312 alors que Maître Eckhart y enseignait. C’est à cette occasion qu’il entreprend de commenter les sentences de Pierre Lombard. Ce commentaire aura une diffusion importante.


Vue cavalière du couvent des Jacobins, à Paris, rue St Jacques - Musée Carnavalet.

Comme nous savons aussi que l’année suivante il partit pour Avignon, après avoir été nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale, nous pouvons situer son séjour à Paris entre ces deux dates, 1308 à 1312, soit une période de 4 ans.

Or, les experts de Fragmentarium disent que le manuscrit fut copié à Paris.

En effet, les lettrines peintes et filigranées apparaissant dans le texte seraient typiques du style parisien, comme le sont les 3 points figurant sous le S majuscules. Je ne savais pas qu’on pouvait déterminer la provenance d’un manuscrit en se fondant sur 3 petits points peints par un enlumineur il y a 700 ans mais c’est apparemment le cas si on se fie aux travaux de Patricia Stirnemann qui fait autorité en matière d’histoire de l’enluminure médiévale [2].

Une lettrine se terminant par 3 points bleus signe une provenance parisienne.

Dès lors, la touche de l’enlumineur donnant une provenance, nous avons une date de départ qui est 1308, si ce texte a été copié lorsque Durandus était à Paris et lisait ses sentences aux Jacobins. Ou bien il l’a été dans les années qui ont suivi, alors que notre prédicateur était déjà parti en Avignon. La base Fragmentarium propose pour le moment une fourchette entre 1308 et 1350.

Par ailleurs nous pouvons suivre le cheminement du manuscrit. Rédigé à Paris,  peut-être au sein même du couvent des Jacobinspuis transporté en Belgique, où il a été dépecé moins de 200 ans après sa rédaction par un relieur qui avait un grand besoin de fourniture pour confectionner ses reliures. Le fragment servit donc de garde contrecollée sur les plats de la Somme de Saint Thomas d’Aquin imprimée à Venise en 1512.  Après être passé entre plusieurs possesseurs dont les noms ont été consciencieusement biffés, c’est à Liège que Thomas Rompserius, un professeur de théologie dont le nom apparait sur la liste des régents nommés par la faculté des Arts de Louvain en 1550, se porta acquéreur de l’ouvrage et qu’il prit soin de mentionner le lieu de son achat : « Emptus Leodii ».

La marque de possession de Thomas Rompserius, professeur à Louvain en 1550.


Détails de la reliure aux motifs de roses estampées qui m'avait conduit à lire Rosen au lieu de Rompserius, mais c'était une fausse piste. 

Deux lignes des Soliloquium de St Bonaventure.

Le relieur devait avoir un beau stock de vieux livres destinés à ses travaux car Fragmentarium a identifié que les deux phrases qu’on entraperçoit au niveau de la gouttière ne sont pas tirées du commentaire des Sentences de Durand de Saint Pourçain mais proviennent d’un autre manuscrit : Les Soliloquium de Saint Bonaventure. D’ailleurs le style d’écriture est visiblement différent et le texte sans doute plus récent.

Les Sentences de Pierre Lombard commentées par Durandus auront une belle audience pendant tout le 16ème siècle. Imprimé pour la première fois en 1508 par Josse Bade dans une édition de Jean Merlin, qu’il rééditera en 1515, Charlotte Guillard associée à Jean de Roigny en donnera une nouvelle version dans une édition de Jacques Albert de Castres, en 1539 [3]. 

Bonne Journée,

Textor



[1] A ne pas confondre avec Guillaume Durand (1230-1296) auteur du Rationale divinorum officiorum ou avec Guillaume d’Auxerre (11..-1231) auteur d’un autre commentaire des Sentences de Pierre Lombard. Le prénom de Durandus de Sancto Porciano n'est pas connu.

[2] Patricia Stirnemann, « Fils de la Vierge, L'initiale à filigranes parisienne : 1140-1314 », Revue de l'art, 90, 1990. p. 58-73, 47 fig.

[3] Voir Remi Jimenes, « Charlotte Guillard, une femme imprimeur à la Renaissance », PUR 2017, p. 256.

vendredi 22 janvier 2021

Franz Renner de Heilbronn, imprimeur vénitien. (1471 – 1486)

Mon précédent billet consacré à une impression vénitienne de la géographie de Denys le Périégète méritait une suite sur son imprimeur, Franz Renner, tant les trois émissions sorties de ses presses en 1478 sont atypiques par rapport à l’ensemble de sa production.  Mais cette recherche soulève plus de question qu’elle n’apporte de réponse car sa biographie apparait bien mince.


Page de l’incipit du De Sphera Mundi de Jean de Sacrobosco avec le titre imprimé en rouge (Détail).
 
Page de l’incipit.
 L'imprimeur n’utilise pas de page de titre distincte. La première page contient le titre, la table et le début du premier chapitre.
Notez que le mot Sphera est orthographié Spera dans tout l’ouvrage. 

Franz Renner, de son nom allemand qu’il transformera en Franciscus Renner de Hailbrun sur ses livres ou Francesco della Fontana dans ses relations commerciales, apparait à Venise en 1471 et y produira une cinquantaine d’ouvrages [1] avant d’interrompre son activité en 1486.

L’imprimerie arrive à Venise en 1469 avec les frères Jean et Wendelin de Spire qui obtinrent du Doge le privilège exclusif pour tailler des lettres et imprimer des livres selon la nouvelle technique. Lorsque Jean de Spire meurt fin 1469, Wendelin poursuit seul l’activité de l’atelier mais perd le privilège obtenu par son frère, ce qui permet à d’autres imprimeurs, essentiellement venus d’Allemagne d’ouvrir des officines à Venise [2]. C’est ainsi que débute l’activité de Franz Renner et de son compatriote Nicolas de Francfort, comme celle de très nombreux ateliers qui choisissent de s’installer dans la lagune. Il faut dire que Venise est une ruche, un carrefour commercial et un des foyers intellectuels des plus brillants. Dans les années 1480, plus d’une cinquantaine d’imprimeur sont actifs simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuellement. Venise dépasse rapidement les villes allemandes, puis Rome, avant d’être rattrapée par Paris à la toute fin du siècle.

On suppose que Franz Renner est né avant 1450 à Heilbronn sur le Neckar, en Bade-Wurtemberg, fils de Jean Renner, un riche propriétaire terrien dont la famille alliée aux von Böckingen avait reçu en apanage une des fermes du monastère Schöntaler Hof, comme fief héréditaire en 1430 [3]. Nous ne savons pas où Franz fit ses études mais la famille était lettrée et comptait un juge en son sein. [4]

Où avait-il appris la typographie ? Avec Peter Schoeffer à Mayence ? Ulrich Zell à Cologne ? Nous ne le savons pas non plus, mais c’est nécessairement dans un des rares ateliers qui a précédé le sien dans la décennie précédente, ce qui ne laisse que 5 possibilités [5]. Il s’installe d’abord dans le quartier de Sancti Apostoli puis déménage dans celui de la Merceria. Il est membre de la confrérie de S. Maria dei calegheri tedeschi (des cordonniers allemands), puissante corporation des artisans du cuir, où il aurait été en contact avec des figures importantes du milieu typographique vénitien. Le lien entre cordonniers et imprimeurs ne saute pas aux yeux à moins qu’il n’ait été aussi relieur ou, comme l’indique d’anciens biographes, que son père ait été cordonnier.

La première production connue de Renner est le Quadragesimale aureum du dominicain Leonardo da Udine et l'Oratio habita apud Sixtum IV contra Turcos de l'historien vénitien Bernardo Giustinian. Les deux éditions datent de 1471 mais le nom de l’imprimeur n’apparait pas, c’est l'examen du matériel typographique qui permet de les lui attribuer. La première signature au colophon, "Franciscus de Hailbrun", apparait dès l’année 1472 dans l’ouvrage de Roberto Caracciolo, les Sermones quadragesimales de poenitentia. Il ajoutera plus tard son patronyme Renner à ses productions, à partir de 1478.

Les Sermones aurei de Sanctis Fratris Leonardi de Utino imprimé par Franciscus Renner de Heilbronn avec Nicolaus de Frankfordia, Venise 1473, contenant un signet avec un indicateur de colonne tournant - Bibliothèque de l’Université de Princeton.

Doté d'un esprit d'entreprise certain, Franz Renner s’associe en 1473 avec l'imprimeur Nicolò da Francoforte (Nicolas de Francfort) qui pourraient avoir joué un simple rôle de financier. Une quinzaine d’ouvrages associent leurs deux noms, des bréviaires, des sermons, des ouvrages théologiques et des Bibles.

Ils ont été les premiers imprimeurs vénitiens à se spécialiser dans le secteur des livres religieux et liturgiques au format in-octavo, ce qui était assez rare à l'époque, et la première Bible latine imprimée à Venise datant de 1475 provient de leur presse [6]. Cette Bible servira de modèle pendant dix ans. Elle sera notamment copiée par Jenson l’année suivante.  Son format, que Renner et Francfort avaient été les premiers à choisir, destinait le livre à une lecture individuelle et non à la lecture à haute voix dans les réfectoires. Le texte lui-même provenait indirectement de la Bible de Gutenberg. Celle-ci avait servi de copie à l’édition imprimée à Mayence en 1462, utilisée à son tour par Giovanni Andrea Bussi pour l’édition romaine de 1471. Franz Renner et Nicolas de Francfort reprirent la plupart des modifications et ajouts apportés par Bussi à partir de manuscrits et ils firent à leur tour de modestes changements et complétèrent la préface.[7]

La seule exception à la ligne éditoriale qu’ils s’étaient fixée est la sortie des Questiones super Metaphisicam Aristotelis [8], composé par le théologien franciscain Antonius Andreas, un étudiant de John Duns Scot.

Le partenariat entre Franz Renner et Niccolo da Francoforte est rompu en 1477 mais suivi rapidement d’un rapprochement, de courte durée, avec un autre imprimeur, Petrus de Bartua, pour éditer à nouveau des sommes théologiques, souvent des rééditions d’ouvrages produits par sa première association [9], ce qui dénote un certain succès de l’atelier.

Ce Petrus de Bartua est un imprimeur venu de Hongrie, du village de Bártfa, aujourd’hui en Slovaquie orientale. (Il se fait appeler également Petrus Hungarus, Pierre le Hongrois ou Pierre Hongre). Il aurait fondu des caractères pour Renner mais ils resteront peu de temps ensemble et Pierre de Bartua partira ensuite à Lyon où il fut un des premiers imprimeurs et libraires de cette ville, à partir de 1482. Avec Matthias Huß, il imprime l'année suivante la version française de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Guillaume Le Roy a également utilisé les caractères typographiques de Bartua. Décidemment très itinérant, il part ensuite à Toulouse où il fait des caractères pour Henry Mayer tout en étant inscrit comme libraire (Mercator Librorum) avant de retourner à Lyon en 1492, puis finir ses jours en Hongrie.

Sacrobosco, chapitre quatre, la révolution des planètes et les éclipses solaires.

Le succès de l’atelier au cours de cette période est confirmé par le réseau d’influence que Renner parvient à tisser au sein de sa corporation. Ainsi, il marie deux de ses filles à des membres important de la profession.  Sa fille Cristina (qui, dans son testament rédigé en 1547, se décrit comme "fiola del quondam messer Francesco Fontana, todesco") a d'abord épousé l'influent libraire vénitien Francesco de Madiis et, en secondes noces, le jeune imprimeur et papetier de Brescia Paganino de Paganini (lequel avait probablement commencé son apprentissage sous la direction de son beau-père). Une autre de ses filles contracte mariage avec le célèbre éditeur et libraire Giovanni Bartolomeo da Gabiano, qui a dirigé avec succès la librairie Fontana crée par le fils de Renner. Enfin, Renner était aussi proche de l'imprimeur Gregorio de Gregori qui est cité comme témoin dans un testament de 1491.

Bien que l'association avec Petrus de Bartua ait été semble-t-il active dès 1477-1478, Renner imprime déjà seul deux ouvrages géographiques et un ouvrage astronomique. Les deux premières éditions sont le De situ orbis de Denys le Périégète, publié dans la traduction faite par Antonius Beccaria, récemment présenté sur ce site [10]  et la Cosmographia, sive De situ orbis de Pomponius Mela [11]. Beaucoup plus complexe a été la préparation de l'édition illustrée du Traité des Sphères de Johanes de Sacrobosco, le De sphaera mundi, que Renner imprime en y ajoutant un autre traité distinct : la Theorica planetarum de Gérard de Crémone [12].

Le traité des Planètes est attribué à Gérard de Crémone, auteur de nombreuses traductions de textes scientifique grecs et arabes mais il n’est peut-être que le traducteur d’une œuvre de Gérard de Sabbioneta.

Chapitre sur la triade Saturne, Jupiter et Mars.

C’est une petite révolution dans la politique éditoriale de Franz Renner difficile à expliquer. Pourquoi éditer brusquement des traités scientifiques que ne devait pas lire sa clientèle habituelle de clercs et de théologiens. S’agit-il d’une commande particulière ? D’un gout de notre imprimeur pour les voyages et le cosmos ? Il ne possède visiblement pas les connaissances nécessaires qui vont avec le sujet puisque tout au long du Traité de Johannes de Sacrobosco, il va orthographier Spera au lieu de Sphera !

L’expérience sera de courte durée puisque l’année suivante, après un dernier livre hors du champ théologique, Les Pronostiques pour l’année 1479 de Hieronymus de Manfredis, Renner revient à ses sujets de prédilection que sont les bréviaires, les missels, un Supplément à la Somme de Pisanelle, et une volumineuse édition in-folio de la Bible, en trois tomes, accompagnée du commentaire de Nicolas de la Lyre parue entre 1482 et 1483. Il s’agit de la cinquième Bible imprimée par Renner. Cette édition sera vendue, au moins en partie, par son gendre, le libraire Francesco de Madiis, comme nous l'a rapporté l'inventaire de son échoppe dans lequel sont répertoriés les exemplaires de la « Biblia con nicolao de lira de mastro francesco ». [13]


Le De Sphera de Sacrobosco comme le Theorica Planetarum de Gerard de Cremone sont illustrés de schémas cosmologiques.

Après quoi, Il n’imprimera plus. La dernière édition où son nom est cité est un bréviaire en date du 1 Avril 1486, imprimé par Johannes Leoviler de Hallis, où Renner n’assume que le rôle d'éditeur en fournissant à l'imprimeur les matériaux nécessaires à la préparation de l'impression ainsi que le matériel typographique, ce qui suggère qu’il a sans doute pu lui vendre son atelier.

Que fit-il ensuite ? Après cette date, il n’y a plus de trace de son activité en tant qu’imprimeur. D’anciennes biographies suggèrent qu’il ait pu déménager à Nuremberg en 1491 et à Ulm en 1494, mais il existe peu de preuves tangibles de ces déplacements. Ses enfants restent à Venise et son fils y tient une librairie. Une inscription peu claire de la Chambre des Comptes de Heilbronn pourrait signifier que l'imprimeur était déjà décédé en 1487, ce qui pose aujourd’hui un problème de cohérence avec le testament de 1491. Ce qui est certain, c'est qu'il n’est plus de ce monde en 1496, puisque son fils Benedetto, dans deux demandes de privilèges adressées à la République de Venise, se décrivait comme orphelin de père et mère.

Il reste de Franz Renner de Heilbronn cette suite d’ouvrages aux impressions particulièrement soignées et toujours très esthétiques qui donne plaisir à lire.


Le colophon du De Sphera suivi d’une épigramme de Francesco Negri (1450-1510) philologue et professeur à Padoue.

Bonne Journée !

Textor

 


[1] L’ISTC dénombre 47 titres  et le GW 51.

[2] A l’exception notable de Jean Jenson, champenois, mais qui avait travaillé en Allemagne et peut-être à Subiaco avant d’arriver à Venise en 1480.

[3] Archives Municipales UB Heilbronn I n ° 422

[4] Klaus Renner, accède à la fonction de juge en 1459.

[5] Mayence, Strasbourg, Cologne, Nuremberg, Augsburg.

[6] ISTC ib00541000.

[7] Voir L’article de la BNF consacré à la Bible de Jenson de 1476. http://classes.bnf.fr/livre/grand/1079.htm

[8] ISTC ia00579000

[9] Comme par exemple, le Breviarium Fratrum Praedicatorum (ISTC ib01139000), le Breviarium Romanum (ISTC ib01118200), le Mammotrectus super Bibliam (ISTC im00238000), la Summa theologiae (ISTC it00204000) et le Supplementum Summae Pisanellae (ISTC in00068000).

[10] ISTC id000254000

[11] ISTC im00450000

[12] ISTC ij00402000

[13] Voir C. Dondi - N. Harris, The Zornale of the Venetian Bookseller Francesco de Madiis, 1484-1488, in Documenting the early modern book world. Inventories and catalogues in manuscript and print, M. Walsby - N. Constantinidou, Leiden-Boston 2013, pp. 341-406.

dimanche 17 janvier 2021

Le Monde habité selon Denys le Périégète. (1478)

Samedi, début du couvre-feu. Cette assignation à résidence me donne des envies de voyages. Pas vous? Partir vers l’ouest, franchir les colonnes herculéennes, changer de beau temps. Heureusement, j’ai un livre dans la bibliothèque pour m’évader, celui de Denys d’Alexandrie dit le Périégète. 

Denys d’Alexandrie est un géographe grec du IIème siècle de notre ère qui vécut sous le règne d’Hadrien. Il écrivit un traité de géographie destiné aux élèves des écoles d’Alexandrie. Ce voyage poétique autour du monde habité (En grec, Periêgêsis tês oikoumenês) décrit les régions connues des grecs à son époque, c’est-à-dire l’Europe, les rivages de la Méditerranée et ses îles, l’Orient d’Alexandre le Grand. Denys offre une vision grecque du monde romain et une réflexion philosophique sur le rapport des hommes, des héros et des dieux [1].

La page d'incipit de l’édition de Franciscus Renner de Heilbronn, 1478.

Comme il était d’usage à l’époque pour certain textes scientifiques, sa description du monde fut écrite sous forme d'un poème didactique de 1187 hexamètres. C’est une tradition développée en Grèce à la suite des Travaux et des Jours d’Hésiode, un manuel pratique de techniques agricoles auquel se mêlent des considérations religieuses et philosophiques sur la condition des hommes. A l’époque hellénistique et gréco-romaine, alors que la prose s’est depuis longtemps imposée pour les textes savants, certains auteurs choisissent encore la forme de la poésie didactique. Il s’agit parfois d’un jeu littéraire où le poète affronte avec virtuosité un sujet technique. Mais parfois, on trouve un contenu scientifique réel traversé par une méditation philosophique. Tel est le cas des Phénomènes d’Aratus qui adaptent un traité d’astronomie ou de cette Description de la Terre Habitée.

Denys d’Alexandrie est un contemporain de Claude Ptolémée ou de Marin de Tyr; il composa son traité vers 124 après JC. et il choisit de mêler des descriptions topographiques avec des annotations historiques, ethnographiques et même minéralogiques. L’ouvrage était sans doute accompagné d’une carte, aujourd’hui perdue. Ce sera une des sources importantes de la géographie au Moyen-âge, traduite en latin par Rufus Festus Avienus dès le IVe siècle, puis par Priscien au VIe siècle, versions qui ont été conservées. Il continuera de jouir d’une grande popularité pendant tout le Moyen-âge et Begnine Saumaise en donnera une traduction en français en 1597.

L'édition princeps (Donc en grec, avec le commentaire d'Eustathe) a été publiée par Robert Estienne à Paris en 1547. Mais avant cela, plusieurs traductions latines ont vu le jour. La première est celle qui parut à Venise en 1477 chez Bernhard Maler, Erhard Ratdoldt, et Peter Löslein, en 42 pages, immédiatement suivie par la traduction de Beccaria, l’année suivante, sortie des presses vénitiennes de Franciscus Renner de Heilbronn, présentée ici. On trouve ensuite des réimpressions de la traduction de Beccaria en 1498 (Venise, de Pensis) et 1499 (Paris, Kerver) ainsi que des versions de la traduction de Priscien en 1497 (Rome), 1499 (Cologne et Deventer).

L’Europe est une ile que l’on peut contourner par les colonnes herculéennes. Gadira (Cadix) nous apparait tout d’abord, ville connue autrefois des Phéniciens qui redoutaient Héraclès (Hercule).

Marseille. La mer d'Ibérie se présente d'abord, puis les ondes Galatiques où s'étend la terre de Massalie, au port contourné.

Id est Corsica dans la Mer de Sicile.

Denys le Périégète est un compilateur de livres et de récits de marins. Il devait arpenter les quais d’Alexandrie et rêver de terres lointaines que les navigateurs avaient quelquefois cru voir. Il condense la science d’Erasthotène et les mythes d’Homère sur 36 feuillets de 26 lignes. Il y égrène les noms de lieux, de fleuves et de montagnes.  Une sorte d’aide-mémoire pour les élèves que le chant devait aider à mémoriser, comme pour nous les tables de multiplication psalmodiées.

Ce qui intéresse Denys, c’est moins le monde hellénistique, connu de tous, que les confins du monde habité, là où la terre en forme de trapèze s’enfonce dans l’océan, là où on aura le plus de chance de croiser les Argonautes, les nomades des steppes glacées de Scythie ou les Blemye, au sud de la terre noircie par le feu solaire.  

Au passage, il donne des indications sur des lieux jusqu’alors non décrits comme l’Irlande ou des détails sur certains rites celtes. Il s’intéresse aussi beaucoup à la minéralogie et ne manque pas de donner la localisation des pierres fines ou des minerais qui se trouvent dans les contrées traversées, l’ambre des Celtes, l’étain des galates. Il cite une rivière qui fait couler le cristal et le jaspe couleur de brume, odieux aux spectres et autres fantômes. D’autres quêtent incessamment le béryl vert de mer, le riche diamant, le jaspe au front luisant, la pierre aux yeux de feu du pur topaze ou la douce améthyste au léger éclat pourpre…

« Après eux (les Ibères), ce sont les Pyrénées et les demeures des Celtes, près des sources de l'Éridan aux belles eaux. Sur ses bords jadis dans la nuit solitaire, les Héliades gémissantes pleuraient Phaéton, et là, les enfants des Celtes, assis sous les peupliers, recueillent les larmes de l'ambre qui a l'éclat de l'or. À la suite sont les demeures de la terre Tyrsénide (Tyrrhénienne), à l'orient de laquelle on voit commencer les Alpes, et du milieu d'elle les eaux du Rhin roulent au bout (du monde), vers les flots de la boréale Amphitrite.» [2] 

« Près (des îles Bretanides), il est un autre groupe d'îlots, et sur la côte opposée, les femmes des braves Amnites célèbrent en des transports conformes au rite les fêtes de Bacchus, elles sont couronnées de corymbes de lierre, et c'est pendant la nuit, et de là, s'élève un bruit, des sons éclatants. Non, même dans la Thrace, sur les rives de l'Absinthe, les Bistonides n'invoquent pas ainsi le frémissant lraphiotès; non, le long du Gange aux noirs tourbillons, les Indiens avec leurs enfants ne mènent pas la danse sacrée du frémissant Dionysos, comme en cette contrée les femmes crient : Evan ! » [3]

Terra Omnis

Par delà la Caspienne, les Macrones de Colchide.

Le texte s’est prêté à de nombreuses exégèses, comme celle d’Eustathe de Thessalonique au XIIème siècle et à des paraphrases [4].

Si nous cherchions à dessiner la carte du monde tel que décrit par le Périégète, nous aurions vite l’impression d’être au milieu d’un labyrinthe car l’abondance des repérages est trompeuse. Il utilise la course du soleil et le souffle des vents pour situer telle et telle contrée, laquelle est au-delà de telle autre, ou « fort loin » en remontant un fleuve. Il en appelle aux Muses pour tracer la route : « Dites-moi les chemins et obliques détours, mignonnes, servez-moi de fanal et de guide ». Il faut se positionner comme derrière une caméra qui balayerait l’espace pour suivre la progression du voyage : « Et considère, depuis cet endroit, de nouveau tourné vers les ourses, le large chemin de la Mer Egée ».

Alors nous finissons par être un peu perdu à tourner la carte mentale dans tous les sens mais peu importe, les innombrables épithètes qui singularisent une description la rendent pittoresque et les disgressions donnent un tour philosophique à sa description du monde et des peuples rencontrés. C’est un voyage intérieur dans le monde antique.

Les bateaux ne partent pas que des ports, ils sont poussés par un rêve et en cette fin de XVème siècle, on rêve beaucoup d’horizons lointains dans les ports de Méditerranée, à Venise comme à Gênes ou à Lisbonne. Franscicus Renner de Heilbronn l’a bien compris. Il imprimait en association avec Nicolas de Frankfort jusqu’en 1476, essentiellement des livres religieux, mais en 1478, il semble s’être séparé de son associé et change sa politique éditoriale pour des livres scientifiques. Sortent de ses presses, la même année 1478, le De Situ orbis du Périégète, le De Sphæra mundi de Sacrobosco complété de la Theorica planetarum de Gérard de Crémone, ainsi que la Cosmographia de situ orbis de Pomponius Mela. Un riche amateur fera relier les trois premiers titres ensemble sous une reliure de daim.

 

Colophon de Franz Renner

La reliure d’époque est en feutre de daim sur ais de bois avec des restes de cabochons et de fermoirs de cuivre.

C’est dans cette profusion de livres de voyages et de cosmographie que seront nourris les projets des navigateurs. Quatorze ans après la sortie de ces trois livres, Christophe Colomb découvrira les Indes Occidentales.

Bon Dimanche

Textor



[1] Pour une traduction moderne du texte grec comparé à la traduction de Bégnine Saumaise au XVIème siècle, voir Christian Jacob, La description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie, Paris Albin Michel, 1990.

[2] In Extraits des auteurs grecs concernant l’histoire et la géographie des Gaules, traduction d’Edmond Cougny, Paris, Librairie Renouard, 1878, numérisé sur Gallica.

[3] Idem préc.

[4] Voir les extraits d’Eustathe dans l’ouvrage de Ed. Cougny op. préc.