L’abbaye de la Novalaise au pied du col du Mont Cenis, dans la vallée du Cenischia, proche de Suse, est une importante abbaye bénédictine, fondée vers l’an 720, par Abbon [1], un haut fonctionnaire du royaume franc, au nom des pouvoirs publics que lui conférait son titre de recteur de Maurienne et de Suse, patrice de Viennoise. La donation est confirmée par son testament daté du 5 mai 739, dont une copie du début du XIIe siècle a été insérée dans le cartulaire dit de saint Hugues, évêque de Grenoble [2]. Ses possessions s’étendaient jusqu’à Vienne, à Lyon et au Mâconnais, avec des établissements en Maurienne et dans la région de l’Ainan.
Le
site était alors un avant-poste franc sur la route d’Italie mais quelques
éléments architecturaux et des morceaux de statues des 1er et 2ème
siècle confirme une implantation romaine préalable [3]. La fondation correspond
sans doute à une stratégie politique de gestion de la frontière et Abbon ne le
cache pas, évoquant dans son testament la stabilité du royaume franc (Stabiletas
regno Francorum). L’abbaye est d’ailleurs devenue rapidement abbaye royale,
protégée par Charlemagne, et elle connut son heure de gloire pendant la période
carolingienne, lorsqu'elle fut administrée par l'un de ses pères abbés, Eldrade,
originaire du petit village d'Ambel, en Dauphiné, qui fut ensuite canonisé. L’abbaye
était alors un des centres culturels les plus importants du haut Moyen Âge et
sa bibliothèque comptait plus de 6000 ouvrages selon Menabrea.
Ensuite,
l’abbaye connut des périodes de déclin et de renouveau, partiellement détruite
après l’invasion sarrasine de 906 - la bibliothèque fut dispersée à cette
occasion - la communauté partit se réfugier à Brème et la Novalaise devint par
la suite une dépendance administrée par des abbés commendataires nommés par le
Duc de Savoie.
Jean-Louis Rochex, religieux de la congrégation
réformée de St Bernard, ordre de Citeaux, et prieur à l’église St Pierre de
Lemenc à Chambéry, séjourna à la Novalaise vers 1665. A l'époque de son passage
à l’abbaye il ne restait plus qu'un seul moine appartenant à l'Ordre cistercien
primitif, il éprouva donc le besoin de collecter des documents et de raconter
ce qu'avait été la glorieuse histoire de l'abbaye dans le passé, tant d’un
point de vue religieux qu’économique et politique. Ce livre fut publié chez Louis Dufour, imprimeur à
Chambéry, en 1670, et malgré un plan brouillon et des repères chronologiques
fantaisistes, c’est donc une source importante pour l’histoire de l’abbaye et
la ville de Chambéry.
« Il s’y rencontrera, écrit Rochex,
quantité de pièces choisies, dont les espris curieux feront état comme d’un
trésors précieux, caché par quantité d’années ».
Il est vrai qu’il eut accès à des documents qui ont
disparu aujourd’hui et rien qu’à ce titre, il aurait dû recevoir plus de
considération et intéresser les historiens de l’abbaye. Il utilisa deux sources principales : une
ancienne chronique du temps de Charlemagne, malheureusement aujourd'hui perdue,
et celle contenue dans une légende épique, le « Chronicon Novaliciense »,
œuvre d'un ancien moine de l’abbaye, écrite aux alentours de 1050 et conservée actuellement
aux archives de Turin.
Mais il dut
consulter aussi d’autres archives qui avaient survécu à l’exil de Breme, un
sanctoral et des pièces administratives. Ces documents sont retranscrits en
partie dans son propre texte, comme la liste des abbés qui se succédèrent dans
l'abbaye jusqu’en 1321, apportant quelques informations précieuses sur leur
travail. Tout n’ayant pas été imprimés,
il est probable que les premier et quatrième chapitres de son livre, restés
manuscrits, devaient évoquer de manière encore plus développée l'histoire de
l'abbaye depuis ses origines jusqu'en 1040.
Nous
ne savons pas grand-chose de la vie et de la formation de Jean-Louis Rochex ; Il est très probablement originaire de Maurienne puisqu'il dit parler le français de Maurienne, mais il n'a fait à ce jour l'objet d'aucune étude universitaire de fond [4]. Pire, les auteurs du
19ème siècle le traiterons avec beaucoup de mépris. Timoléon Chapperon
mentionne dans son livre Chambéry au XIVème sècle : « Nous
n'avons pas d'ouvrage complet sur Chambéry. Rochex, moine de Lémenc, seul parmi
les anciens, s'est occupé de cette ville d'une manière un peu étendue. Mais son
livre, intitulé La Gloire de la Novalaise, avec un discours sur la Savoie et
sur l’origine de Chambéry, in-4, 1670, est un tissu de fables qui n'ont de
remarquable que leur singularité ». Ce qui est loin d’être exact.
Il est vrai que notre auteur est déroutant car il a un esprit en marche d’escalier, passant d’un sujet à l’autre sans transition, faisant d’innombrables disgressions et des retours en arrière. Le plan même de l’ouvrage qu’il expose dans son préambule nous échappe. Il faut dire qu’après avoir annoncé qu’il traiterait de l’histoire de l’abbaye en quatre parties, il décide, sans raison connue [5], de ne pas traiter de la première partie et de commencer son ouvrage au livre 2. Cette section, la plus longue du livre, est entrecoupée de différents sujets qui ont leur titre propre et qui ne sont parfois même pas paginé, ce qui indique qu’il avait apporté des compléments en cours d’impression à Louis Dufour, comme le fera La Bruyère quelques années après avec son imprimeur Michallet. On trouve ainsi un chapitre sur la Teneur de la constitution d'Abbon-Patrice, (p.42) une Réflexion sur ces paroles Ipso Sancto Loco.(p.52) avant un Retournons aux abbez de cette Abbaye (p.53) puis il s'attarde longuement sur la vie de Saint Eldrad et sur les miracles qu'il aurait accomplis.
Après
quoi, il ouvre un livre 3 qu’il intitule Accomplissement de la gloire de
l’abbaye de Novalese. Malgré ce titre, il n’y est plus question de l’abbaye
mais de l’histoire et de l’ancienneté de Chambéry. Le lien entre l’Abbaye et la
Ville n’est pas évident, si ce n’est qu’entretemps Rochex a dû repartir à
Chambéry et qu’il n’avait plus à sa disposition les archives lui permettant de
continuer son histoire de la Novalaise.
Il
annonce un livre 4, dont il donne le plan et où il aurait conté l'histoire de toutes
les possessions anciennes de l’abbaye : « J’y feray aussi particulière mention
de la Maurienne et de l’ancienneté et générosité de son peuple, … Il y
sera aussi prouvé plus amplement comment la Savoye et ces trois Gaules
Cisalpines desquelles j’ay fait mention en divers endroits, n’étaient qu’un
même Royaume ». Voilà qui aurait été fort intéressant à lire mais
malheureusement, et malgré ce plan détaillé qui indique qu’il avait dû en
commencer l’écriture, le texte ne fut jamais publié et l’ensemble des écrits de
Jean-Louis Rochex conservés aujourd’hui se résume donc à ces deux parties
distinctes, l’une sur les origines de l’abbaye de la Novalaise et l’autre sur
l’origine de Chambéry avec une brève description de ses établissements
religieux.
Notre
auteur parait cultivé comme on peut le déduire de ses nombreuses citations de
textes d'Horace, Cicéron, Ammien Marcellin, Pline l'Ancien ou Plaute. Il
n'était certainement pas étranger aux œuvres des humanistes et écrivains de son
temps et des siècles précédents. Même si
l'on constate souvent son manque de sens critique dans le choix et la
compréhension des informations tirées des nombreux auteurs qu'il cite, il faut
cependant lui reconnaître un grand effort de recherche et une certaine démarche
scientifique, fondée sur la comparaison entre les époques dont il traite et le
monde dans lequel il vit. Il porte aussi un regard critique sur
l’intelligentsia parisienne et a conscience d’utiliser un langage qui est celui
du « français de Maurienne », différent du français parlé à
Paris par des écrivains plus savants et raffinés (et il fait lui-même une
comparaison entre les deux langues quand il raconte l'histoire du miracle de
Saint Eldrad, tirée d'un livre écrit à Paris en français par un prédicateur à
la mode.)
Peut-être
souffrait-il même d’un certain complexe d’infériorité comme parait l’indiquer l’avis
aux Lecteurs : « Ma plume s’est contentée d'exprimer mes pensées dans
la simplicité religieuse sans s’être amusée de rechercher la pureté du langage
dont à présent quantité se servent, plus propre pour la Cour que non pas à une
personne de ma condition qui ne recherche que la pureté des choses, sans les
embellir par un discours fardé. »
Louis
Dufour lui-même se sent obligé de venir à la rescousse de son auteur en
ajoutant un étonnant propos liminaire intitulé « L’imprimeur aux Catons
de ce Temps » dans lequel il répond par avance aux critiques sur la langue
utilisée par Rochex. « Messieurs qui comme des autres Momus …. n’avez autre
employ que de critiquer sur toutes choses, & trouver à redire jusques à la
moindre parole qu'on met en avant, j’ay crû que vous ne manqueriez pas de
critiquer cette pièce que je mets au jour et ne trouvant à redire au sujet,
pour votre satisfaction, vous luy donnerez du blâme en disant que le langage n’est pas à la mode
, & que c’est un vieux Gaulois, qui
ne mérite l’attention du lecteur. A cela, je feray dire que la Langue Gauloise,
comme étant la plus noble, & la première, doit être en vénération &
haute estime, ayant pris son origine de Dieu, qui la donna à Adam notre premier
Père, dans le Paradis Terrestre. »
Etant
savoyard moi-même, je manque de recul pour apprécier si la langue est aussi mauvaise
qu’ils le disent, j’en comprends tous les mots….
Il
resterait à faire quelques recherches dans les archives ecclésiastiques pour
retrouver des éléments sur la vie de Jean-Louis Rochex et, qui sait, les
chapitres manuscrits manquants de son livre.
Bonne
Journée
Textor
[1] Une
charte d’immunité est concédée le 30 janvier 726 par Abbon.
[2] Léon
Menabrea, Des origines féodales dans les Alpes occidentales, Imprimerie royale,
1865.
[3] Voir
l’article « Locus Novalicii, avant l’abbaye bénédictine de Novalaise »
par Gisella Cantino Wataghin in Bulletin du Centre d’études médiévales
d’Auxerre, 2016.
[4] L’ouvrage
a donné lieu à une reproduction en fac-similé et une traduction en italien,
accompagnée de notes de bas de page et d’une petite introduction par Elena
Cignetti Garetto, édition Centro Culturale Diocesano Susa, 2004.
[5] A la
demande de ses amis, dit-il.