Samedi, début du couvre-feu. Cette assignation à résidence me donne des envies de voyages. Pas vous? Partir vers l’ouest, franchir les colonnes herculéennes, changer de beau temps. Heureusement, j’ai un livre dans la bibliothèque pour m’évader, celui de Denys d’Alexandrie dit le Périégète.
Denys
d’Alexandrie est un géographe grec du IIème siècle de notre ère qui vécut sous
le règne d’Hadrien. Il écrivit un traité de géographie destiné aux élèves des
écoles d’Alexandrie. Ce voyage poétique autour du monde habité (En grec,
Periêgêsis tês oikoumenês) décrit les régions connues des grecs à son époque,
c’est-à-dire l’Europe, les rivages de la Méditerranée et ses îles, l’Orient
d’Alexandre le Grand. Denys offre une vision grecque du monde romain et une
réflexion philosophique sur le rapport des hommes, des héros et des dieux [1].
Comme
il était d’usage à l’époque pour certain textes scientifiques, sa description
du monde fut écrite sous forme d'un poème didactique de 1187 hexamètres. C’est
une tradition développée en Grèce à la suite des Travaux et des Jours d’Hésiode,
un manuel pratique de techniques agricoles auquel se mêlent des considérations
religieuses et philosophiques sur la condition des hommes. A l’époque
hellénistique et gréco-romaine, alors que la prose s’est depuis longtemps
imposée pour les textes savants, certains auteurs choisissent encore la forme
de la poésie didactique. Il s’agit parfois d’un jeu littéraire où le poète
affronte avec virtuosité un sujet technique. Mais parfois, on trouve un contenu
scientifique réel traversé par une méditation philosophique. Tel est le cas des
Phénomènes d’Aratus qui adaptent un traité d’astronomie ou de cette Description
de la Terre Habitée.
Denys
d’Alexandrie est un contemporain de Claude Ptolémée ou de Marin de Tyr; il
composa son traité vers 124 après JC. et il choisit de mêler des descriptions
topographiques avec des annotations historiques, ethnographiques et même
minéralogiques. L’ouvrage était sans doute accompagné d’une carte, aujourd’hui
perdue. Ce sera une des sources importantes de la géographie au Moyen-âge,
traduite en latin par Rufus Festus Avienus dès le IVe siècle, puis par Priscien
au VIe siècle, versions qui ont été conservées. Il continuera de jouir d’une
grande popularité pendant tout le Moyen-âge et Begnine Saumaise en donnera une
traduction en français en 1597.
L'édition
princeps (Donc en grec, avec le commentaire d'Eustathe) a été publiée par
Robert Estienne à Paris en 1547. Mais avant cela, plusieurs traductions latines
ont vu le jour. La première est celle qui parut à Venise en 1477 chez Bernhard
Maler, Erhard Ratdoldt, et Peter Löslein, en 42 pages, immédiatement suivie par
la traduction de Beccaria, l’année suivante, sortie des presses vénitiennes de
Franciscus Renner de Heilbronn, présentée ici. On trouve ensuite
des réimpressions de la traduction de Beccaria en 1498 (Venise, de Pensis) et
1499 (Paris, Kerver) ainsi que des versions de la traduction de Priscien en
1497 (Rome), 1499 (Cologne et Deventer).
Denys le Périégète est un compilateur de
livres et de récits de marins. Il devait arpenter les quais d’Alexandrie et
rêver de terres lointaines que les navigateurs avaient quelquefois cru voir. Il
condense la science d’Erasthotène et les mythes d’Homère sur 36 feuillets de 26
lignes. Il y égrène les noms de lieux, de fleuves et de montagnes. Une sorte d’aide-mémoire pour les élèves que
le chant devait aider à mémoriser, comme pour nous les tables de multiplication
psalmodiées.
Ce qui intéresse Denys, c’est moins le
monde hellénistique, connu de tous, que les confins du monde habité, là où la
terre en forme de trapèze s’enfonce dans l’océan, là où on aura le plus de
chance de croiser les Argonautes, les nomades des steppes glacées de Scythie ou
les Blemye, au sud de la terre noircie par le feu solaire.
Au passage, il donne des indications sur
des lieux jusqu’alors non décrits comme l’Irlande ou des détails sur certains rites
celtes. Il s’intéresse aussi beaucoup à la minéralogie et ne manque pas de
donner la localisation des pierres fines ou des minerais qui se trouvent dans
les contrées traversées, l’ambre des Celtes, l’étain des galates. Il cite une rivière
qui fait couler le cristal et le jaspe couleur de brume, odieux aux spectres et
autres fantômes. D’autres quêtent incessamment le béryl vert de mer, le riche
diamant, le jaspe au front luisant, la pierre aux yeux de feu du pur topaze ou
la douce améthyste au léger éclat pourpre…
« Après eux (les Ibères), ce sont les Pyrénées et les demeures des Celtes, près des sources de l'Éridan aux belles eaux. Sur ses bords jadis dans la nuit solitaire, les Héliades gémissantes pleuraient Phaéton, et là, les enfants des Celtes, assis sous les peupliers, recueillent les larmes de l'ambre qui a l'éclat de l'or. À la suite sont les demeures de la terre Tyrsénide (Tyrrhénienne), à l'orient de laquelle on voit commencer les Alpes, et du milieu d'elle les eaux du Rhin roulent au bout (du monde), vers les flots de la boréale Amphitrite.» [2]
« Près (des îles Bretanides),
il est un autre groupe d'îlots, et sur la côte opposée, les femmes des braves
Amnites célèbrent en des transports conformes au rite les fêtes de Bacchus,
elles sont couronnées de corymbes de lierre, et c'est pendant la nuit, et de
là, s'élève un bruit, des sons éclatants. Non, même dans la Thrace, sur les
rives de l'Absinthe, les Bistonides n'invoquent pas ainsi le frémissant
lraphiotès; non, le long du Gange aux noirs tourbillons, les Indiens avec leurs
enfants ne mènent pas la danse sacrée du frémissant Dionysos, comme en cette
contrée les femmes crient : Evan ! » [3]
Le texte s’est prêté à de nombreuses
exégèses, comme celle d’Eustathe de Thessalonique au XIIème siècle et à des
paraphrases [4].
Si nous cherchions à dessiner la carte
du monde tel que décrit par le Périégète, nous aurions vite l’impression d’être
au milieu d’un labyrinthe car l’abondance des repérages est trompeuse. Il
utilise la course du soleil et le souffle des vents pour situer telle et telle
contrée, laquelle est au-delà de telle autre, ou « fort loin »
en remontant un fleuve. Il en appelle aux Muses pour tracer la route :
« Dites-moi les chemins et obliques détours, mignonnes, servez-moi de
fanal et de guide ». Il faut se positionner comme derrière une caméra
qui balayerait l’espace pour suivre la progression du voyage : « Et
considère, depuis cet endroit, de nouveau tourné vers les ourses, le large
chemin de la Mer Egée ».
Alors nous finissons par être un peu
perdu à tourner la carte mentale dans tous les sens mais peu importe, les
innombrables épithètes qui singularisent une description la rendent pittoresque
et les disgressions donnent un tour philosophique à sa description du monde et
des peuples rencontrés. C’est un voyage intérieur dans le monde antique.
Les bateaux ne partent pas que des ports,
ils sont poussés par un rêve et en cette fin de XVème siècle, on rêve beaucoup
d’horizons lointains dans les ports de Méditerranée, à Venise comme à Gênes ou
à Lisbonne. Franscicus Renner de Heilbronn l’a bien compris. Il imprimait en
association avec Nicolas de Frankfort jusqu’en 1476, essentiellement des livres
religieux, mais en 1478, il semble s’être séparé de son associé et change sa
politique éditoriale pour des livres scientifiques. Sortent de ses presses, la
même année 1478, le De Situ orbis du Périégète, le De Sphæra mundi de
Sacrobosco complété de la Theorica planetarum de Gérard de Crémone, ainsi que
la Cosmographia de situ orbis de Pomponius Mela. Un riche amateur fera relier les
trois premiers titres ensemble sous une reliure de daim.
C’est dans cette profusion de livres de
voyages et de cosmographie que seront nourris les projets des navigateurs. Quatorze
ans après la sortie de ces trois livres, Christophe Colomb découvrira les Indes
Occidentales.
Bon Dimanche
Textor
[1] Pour une
traduction moderne du texte grec comparé à la traduction de Bégnine Saumaise au
XVIème siècle, voir Christian Jacob, La description de la terre habitée de
Denys d’Alexandrie, Paris Albin Michel, 1990.
[2] In Extraits des auteurs grecs concernant l’histoire et la géographie des Gaules, traduction d’Edmond Cougny, Paris, Librairie Renouard, 1878, numérisé sur Gallica.
[3] Idem
préc.
[4] Voir les
extraits d’Eustathe dans l’ouvrage de Ed. Cougny op. préc.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Vos commentaires sur cet article ou le partage de vos connaissances sont les bienvenus.