dimanche 17 janvier 2021

Le Monde habité selon Denys le Périégète. (1478)

Samedi, début du couvre-feu. Cette assignation à résidence me donne des envies de voyages. Pas vous? Partir vers l’ouest, franchir les colonnes herculéennes, changer de beau temps. Heureusement, j’ai un livre dans la bibliothèque pour m’évader, celui de Denys d’Alexandrie dit le Périégète. 

Denys d’Alexandrie est un géographe grec du IIème siècle de notre ère qui vécut sous le règne d’Hadrien. Il écrivit un traité de géographie destiné aux élèves des écoles d’Alexandrie. Ce voyage poétique autour du monde habité (En grec, Periêgêsis tês oikoumenês) décrit les régions connues des grecs à son époque, c’est-à-dire l’Europe, les rivages de la Méditerranée et ses îles, l’Orient d’Alexandre le Grand. Denys offre une vision grecque du monde romain et une réflexion philosophique sur le rapport des hommes, des héros et des dieux [1].

La page d'incipit de l’édition de Franciscus Renner de Heilbronn, 1478.

Comme il était d’usage à l’époque pour certain textes scientifiques, sa description du monde fut écrite sous forme d'un poème didactique de 1187 hexamètres. C’est une tradition développée en Grèce à la suite des Travaux et des Jours d’Hésiode, un manuel pratique de techniques agricoles auquel se mêlent des considérations religieuses et philosophiques sur la condition des hommes. A l’époque hellénistique et gréco-romaine, alors que la prose s’est depuis longtemps imposée pour les textes savants, certains auteurs choisissent encore la forme de la poésie didactique. Il s’agit parfois d’un jeu littéraire où le poète affronte avec virtuosité un sujet technique. Mais parfois, on trouve un contenu scientifique réel traversé par une méditation philosophique. Tel est le cas des Phénomènes d’Aratus qui adaptent un traité d’astronomie ou de cette Description de la Terre Habitée.

Denys d’Alexandrie est un contemporain de Claude Ptolémée ou de Marin de Tyr; il composa son traité vers 124 après JC. et il choisit de mêler des descriptions topographiques avec des annotations historiques, ethnographiques et même minéralogiques. L’ouvrage était sans doute accompagné d’une carte, aujourd’hui perdue. Ce sera une des sources importantes de la géographie au Moyen-âge, traduite en latin par Rufus Festus Avienus dès le IVe siècle, puis par Priscien au VIe siècle, versions qui ont été conservées. Il continuera de jouir d’une grande popularité pendant tout le Moyen-âge et Begnine Saumaise en donnera une traduction en français en 1597.

L'édition princeps (Donc en grec, avec le commentaire d'Eustathe) a été publiée par Robert Estienne à Paris en 1547. Mais avant cela, plusieurs traductions latines ont vu le jour. La première est celle qui parut à Venise en 1477 chez Bernhard Maler, Erhard Ratdoldt, et Peter Löslein, en 42 pages, immédiatement suivie par la traduction de Beccaria, l’année suivante, sortie des presses vénitiennes de Franciscus Renner de Heilbronn, présentée ici. On trouve ensuite des réimpressions de la traduction de Beccaria en 1498 (Venise, de Pensis) et 1499 (Paris, Kerver) ainsi que des versions de la traduction de Priscien en 1497 (Rome), 1499 (Cologne et Deventer).

L’Europe est une ile que l’on peut contourner par les colonnes herculéennes. Gadira (Cadix) nous apparait tout d’abord, ville connue autrefois des Phéniciens qui redoutaient Héraclès (Hercule).

Marseille. La mer d'Ibérie se présente d'abord, puis les ondes Galatiques où s'étend la terre de Massalie, au port contourné.

Id est Corsica dans la Mer de Sicile.

Denys le Périégète est un compilateur de livres et de récits de marins. Il devait arpenter les quais d’Alexandrie et rêver de terres lointaines que les navigateurs avaient quelquefois cru voir. Il condense la science d’Erasthotène et les mythes d’Homère sur 36 feuillets de 26 lignes. Il y égrène les noms de lieux, de fleuves et de montagnes.  Une sorte d’aide-mémoire pour les élèves que le chant devait aider à mémoriser, comme pour nous les tables de multiplication psalmodiées.

Ce qui intéresse Denys, c’est moins le monde hellénistique, connu de tous, que les confins du monde habité, là où la terre en forme de trapèze s’enfonce dans l’océan, là où on aura le plus de chance de croiser les Argonautes, les nomades des steppes glacées de Scythie ou les Blemye, au sud de la terre noircie par le feu solaire.  

Au passage, il donne des indications sur des lieux jusqu’alors non décrits comme l’Irlande ou des détails sur certains rites celtes. Il s’intéresse aussi beaucoup à la minéralogie et ne manque pas de donner la localisation des pierres fines ou des minerais qui se trouvent dans les contrées traversées, l’ambre des Celtes, l’étain des galates. Il cite une rivière qui fait couler le cristal et le jaspe couleur de brume, odieux aux spectres et autres fantômes. D’autres quêtent incessamment le béryl vert de mer, le riche diamant, le jaspe au front luisant, la pierre aux yeux de feu du pur topaze ou la douce améthyste au léger éclat pourpre…

« Après eux (les Ibères), ce sont les Pyrénées et les demeures des Celtes, près des sources de l'Éridan aux belles eaux. Sur ses bords jadis dans la nuit solitaire, les Héliades gémissantes pleuraient Phaéton, et là, les enfants des Celtes, assis sous les peupliers, recueillent les larmes de l'ambre qui a l'éclat de l'or. À la suite sont les demeures de la terre Tyrsénide (Tyrrhénienne), à l'orient de laquelle on voit commencer les Alpes, et du milieu d'elle les eaux du Rhin roulent au bout (du monde), vers les flots de la boréale Amphitrite.» [2] 

« Près (des îles Bretanides), il est un autre groupe d'îlots, et sur la côte opposée, les femmes des braves Amnites célèbrent en des transports conformes au rite les fêtes de Bacchus, elles sont couronnées de corymbes de lierre, et c'est pendant la nuit, et de là, s'élève un bruit, des sons éclatants. Non, même dans la Thrace, sur les rives de l'Absinthe, les Bistonides n'invoquent pas ainsi le frémissant lraphiotès; non, le long du Gange aux noirs tourbillons, les Indiens avec leurs enfants ne mènent pas la danse sacrée du frémissant Dionysos, comme en cette contrée les femmes crient : Evan ! » [3]

Terra Omnis

Par delà la Caspienne, les Macrones de Colchide.

Le texte s’est prêté à de nombreuses exégèses, comme celle d’Eustathe de Thessalonique au XIIème siècle et à des paraphrases [4].

Si nous cherchions à dessiner la carte du monde tel que décrit par le Périégète, nous aurions vite l’impression d’être au milieu d’un labyrinthe car l’abondance des repérages est trompeuse. Il utilise la course du soleil et le souffle des vents pour situer telle et telle contrée, laquelle est au-delà de telle autre, ou « fort loin » en remontant un fleuve. Il en appelle aux Muses pour tracer la route : « Dites-moi les chemins et obliques détours, mignonnes, servez-moi de fanal et de guide ». Il faut se positionner comme derrière une caméra qui balayerait l’espace pour suivre la progression du voyage : « Et considère, depuis cet endroit, de nouveau tourné vers les ourses, le large chemin de la Mer Egée ».

Alors nous finissons par être un peu perdu à tourner la carte mentale dans tous les sens mais peu importe, les innombrables épithètes qui singularisent une description la rendent pittoresque et les disgressions donnent un tour philosophique à sa description du monde et des peuples rencontrés. C’est un voyage intérieur dans le monde antique.

Les bateaux ne partent pas que des ports, ils sont poussés par un rêve et en cette fin de XVème siècle, on rêve beaucoup d’horizons lointains dans les ports de Méditerranée, à Venise comme à Gênes ou à Lisbonne. Franscicus Renner de Heilbronn l’a bien compris. Il imprimait en association avec Nicolas de Frankfort jusqu’en 1476, essentiellement des livres religieux, mais en 1478, il semble s’être séparé de son associé et change sa politique éditoriale pour des livres scientifiques. Sortent de ses presses, la même année 1478, le De Situ orbis du Périégète, le De Sphæra mundi de Sacrobosco complété de la Theorica planetarum de Gérard de Crémone, ainsi que la Cosmographia de situ orbis de Pomponius Mela. Un riche amateur fera relier les trois premiers titres ensemble sous une reliure de daim.

 

Colophon de Franz Renner

La reliure d’époque est en feutre de daim sur ais de bois avec des restes de cabochons et de fermoirs de cuivre.

C’est dans cette profusion de livres de voyages et de cosmographie que seront nourris les projets des navigateurs. Quatorze ans après la sortie de ces trois livres, Christophe Colomb découvrira les Indes Occidentales.

Bon Dimanche

Textor



[1] Pour une traduction moderne du texte grec comparé à la traduction de Bégnine Saumaise au XVIème siècle, voir Christian Jacob, La description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie, Paris Albin Michel, 1990.

[2] In Extraits des auteurs grecs concernant l’histoire et la géographie des Gaules, traduction d’Edmond Cougny, Paris, Librairie Renouard, 1878, numérisé sur Gallica.

[3] Idem préc.

[4] Voir les extraits d’Eustathe dans l’ouvrage de Ed. Cougny op. préc.

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