vendredi 22 janvier 2021

Franz Renner de Heilbronn, imprimeur vénitien. (1471 – 1486)

Mon précédent billet consacré à une impression vénitienne de la géographie de Denys le Périégète méritait une suite sur son imprimeur, Franz Renner, tant les trois émissions sorties de ses presses en 1478 sont atypiques par rapport à l’ensemble de sa production.  Mais cette recherche soulève plus de question qu’elle n’apporte de réponse car sa biographie apparait bien mince.


Page de l’incipit du De Sphera Mundi de Jean de Sacrobosco avec le titre imprimé en rouge (Détail).
 
Page de l’incipit.
 L'imprimeur n’utilise pas de page de titre distincte. La première page contient le titre, la table et le début du premier chapitre.
Notez que le mot Sphera est orthographié Spera dans tout l’ouvrage. 

Franz Renner, de son nom allemand qu’il transformera en Franciscus Renner de Hailbrun sur ses livres ou Francesco della Fontana dans ses relations commerciales, apparait à Venise en 1471 et y produira une cinquantaine d’ouvrages [1] avant d’interrompre son activité en 1486.

L’imprimerie arrive à Venise en 1469 avec les frères Jean et Wendelin de Spire qui obtinrent du Doge le privilège exclusif pour tailler des lettres et imprimer des livres selon la nouvelle technique. Lorsque Jean de Spire meurt fin 1469, Wendelin poursuit seul l’activité de l’atelier mais perd le privilège obtenu par son frère, ce qui permet à d’autres imprimeurs, essentiellement venus d’Allemagne d’ouvrir des officines à Venise [2]. C’est ainsi que débute l’activité de Franz Renner et de son compatriote Nicolas de Francfort, comme celle de très nombreux ateliers qui choisissent de s’installer dans la lagune. Il faut dire que Venise est une ruche, un carrefour commercial et un des foyers intellectuels des plus brillants. Dans les années 1480, plus d’une cinquantaine d’imprimeur sont actifs simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuellement. Venise dépasse rapidement les villes allemandes, puis Rome, avant d’être rattrapée par Paris à la toute fin du siècle.

On suppose que Franz Renner est né avant 1450 à Heilbronn sur le Neckar, en Bade-Wurtemberg, fils de Jean Renner, un riche propriétaire terrien dont la famille alliée aux von Böckingen avait reçu en apanage une des fermes du monastère Schöntaler Hof, comme fief héréditaire en 1430 [3]. Nous ne savons pas où Franz fit ses études mais la famille était lettrée et comptait un juge en son sein. [4]

Où avait-il appris la typographie ? Avec Peter Schoeffer à Mayence ? Ulrich Zell à Cologne ? Nous ne le savons pas non plus, mais c’est nécessairement dans un des rares ateliers qui a précédé le sien dans la décennie précédente, ce qui ne laisse que 5 possibilités [5]. Il s’installe d’abord dans le quartier de Sancti Apostoli puis déménage dans celui de la Merceria. Il est membre de la confrérie de S. Maria dei calegheri tedeschi (des cordonniers allemands), puissante corporation des artisans du cuir, où il aurait été en contact avec des figures importantes du milieu typographique vénitien. Le lien entre cordonniers et imprimeurs ne saute pas aux yeux à moins qu’il n’ait été aussi relieur ou, comme l’indique d’anciens biographes, que son père ait été cordonnier.

La première production connue de Renner est le Quadragesimale aureum du dominicain Leonardo da Udine et l'Oratio habita apud Sixtum IV contra Turcos de l'historien vénitien Bernardo Giustinian. Les deux éditions datent de 1471 mais le nom de l’imprimeur n’apparait pas, c’est l'examen du matériel typographique qui permet de les lui attribuer. La première signature au colophon, "Franciscus de Hailbrun", apparait dès l’année 1472 dans l’ouvrage de Roberto Caracciolo, les Sermones quadragesimales de poenitentia. Il ajoutera plus tard son patronyme Renner à ses productions, à partir de 1478.

Les Sermones aurei de Sanctis Fratris Leonardi de Utino imprimé par Franciscus Renner de Heilbronn avec Nicolaus de Frankfordia, Venise 1473, contenant un signet avec un indicateur de colonne tournant - Bibliothèque de l’Université de Princeton.

Doté d'un esprit d'entreprise certain, Franz Renner s’associe en 1473 avec l'imprimeur Nicolò da Francoforte (Nicolas de Francfort) qui pourraient avoir joué un simple rôle de financier. Une quinzaine d’ouvrages associent leurs deux noms, des bréviaires, des sermons, des ouvrages théologiques et des Bibles.

Ils ont été les premiers imprimeurs vénitiens à se spécialiser dans le secteur des livres religieux et liturgiques au format in-octavo, ce qui était assez rare à l'époque, et la première Bible latine imprimée à Venise datant de 1475 provient de leur presse [6]. Cette Bible servira de modèle pendant dix ans. Elle sera notamment copiée par Jenson l’année suivante.  Son format, que Renner et Francfort avaient été les premiers à choisir, destinait le livre à une lecture individuelle et non à la lecture à haute voix dans les réfectoires. Le texte lui-même provenait indirectement de la Bible de Gutenberg. Celle-ci avait servi de copie à l’édition imprimée à Mayence en 1462, utilisée à son tour par Giovanni Andrea Bussi pour l’édition romaine de 1471. Franz Renner et Nicolas de Francfort reprirent la plupart des modifications et ajouts apportés par Bussi à partir de manuscrits et ils firent à leur tour de modestes changements et complétèrent la préface.[7]

La seule exception à la ligne éditoriale qu’ils s’étaient fixée est la sortie des Questiones super Metaphisicam Aristotelis [8], composé par le théologien franciscain Antonius Andreas, un étudiant de John Duns Scot.

Le partenariat entre Franz Renner et Niccolo da Francoforte est rompu en 1477 mais suivi rapidement d’un rapprochement, de courte durée, avec un autre imprimeur, Petrus de Bartua, pour éditer à nouveau des sommes théologiques, souvent des rééditions d’ouvrages produits par sa première association [9], ce qui dénote un certain succès de l’atelier.

Ce Petrus de Bartua est un imprimeur venu de Hongrie, du village de Bártfa, aujourd’hui en Slovaquie orientale. (Il se fait appeler également Petrus Hungarus, Pierre le Hongrois ou Pierre Hongre). Il aurait fondu des caractères pour Renner mais ils resteront peu de temps ensemble et Pierre de Bartua partira ensuite à Lyon où il fut un des premiers imprimeurs et libraires de cette ville, à partir de 1482. Avec Matthias Huß, il imprime l'année suivante la version française de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Guillaume Le Roy a également utilisé les caractères typographiques de Bartua. Décidemment très itinérant, il part ensuite à Toulouse où il fait des caractères pour Henry Mayer tout en étant inscrit comme libraire (Mercator Librorum) avant de retourner à Lyon en 1492, puis finir ses jours en Hongrie.

Sacrobosco, chapitre quatre, la révolution des planètes et les éclipses solaires.

Le succès de l’atelier au cours de cette période est confirmé par le réseau d’influence que Renner parvient à tisser au sein de sa corporation. Ainsi, il marie deux de ses filles à des membres important de la profession.  Sa fille Cristina (qui, dans son testament rédigé en 1547, se décrit comme "fiola del quondam messer Francesco Fontana, todesco") a d'abord épousé l'influent libraire vénitien Francesco de Madiis et, en secondes noces, le jeune imprimeur et papetier de Brescia Paganino de Paganini (lequel avait probablement commencé son apprentissage sous la direction de son beau-père). Une autre de ses filles contracte mariage avec le célèbre éditeur et libraire Giovanni Bartolomeo da Gabiano, qui a dirigé avec succès la librairie Fontana crée par le fils de Renner. Enfin, Renner était aussi proche de l'imprimeur Gregorio de Gregori qui est cité comme témoin dans un testament de 1491.

Bien que l'association avec Petrus de Bartua ait été semble-t-il active dès 1477-1478, Renner imprime déjà seul deux ouvrages géographiques et un ouvrage astronomique. Les deux premières éditions sont le De situ orbis de Denys le Périégète, publié dans la traduction faite par Antonius Beccaria, récemment présenté sur ce site [10]  et la Cosmographia, sive De situ orbis de Pomponius Mela [11]. Beaucoup plus complexe a été la préparation de l'édition illustrée du Traité des Sphères de Johanes de Sacrobosco, le De sphaera mundi, que Renner imprime en y ajoutant un autre traité distinct : la Theorica planetarum de Gérard de Crémone [12].

Le traité des Planètes est attribué à Gérard de Crémone, auteur de nombreuses traductions de textes scientifique grecs et arabes mais il n’est peut-être que le traducteur d’une œuvre de Gérard de Sabbioneta.

Chapitre sur la triade Saturne, Jupiter et Mars.

C’est une petite révolution dans la politique éditoriale de Franz Renner difficile à expliquer. Pourquoi éditer brusquement des traités scientifiques que ne devait pas lire sa clientèle habituelle de clercs et de théologiens. S’agit-il d’une commande particulière ? D’un gout de notre imprimeur pour les voyages et le cosmos ? Il ne possède visiblement pas les connaissances nécessaires qui vont avec le sujet puisque tout au long du Traité de Johannes de Sacrobosco, il va orthographier Spera au lieu de Sphera !

L’expérience sera de courte durée puisque l’année suivante, après un dernier livre hors du champ théologique, Les Pronostiques pour l’année 1479 de Hieronymus de Manfredis, Renner revient à ses sujets de prédilection que sont les bréviaires, les missels, un Supplément à la Somme de Pisanelle, et une volumineuse édition in-folio de la Bible, en trois tomes, accompagnée du commentaire de Nicolas de la Lyre parue entre 1482 et 1483. Il s’agit de la cinquième Bible imprimée par Renner. Cette édition sera vendue, au moins en partie, par son gendre, le libraire Francesco de Madiis, comme nous l'a rapporté l'inventaire de son échoppe dans lequel sont répertoriés les exemplaires de la « Biblia con nicolao de lira de mastro francesco ». [13]


Le De Sphera de Sacrobosco comme le Theorica Planetarum de Gerard de Cremone sont illustrés de schémas cosmologiques.

Après quoi, Il n’imprimera plus. La dernière édition où son nom est cité est un bréviaire en date du 1 Avril 1486, imprimé par Johannes Leoviler de Hallis, où Renner n’assume que le rôle d'éditeur en fournissant à l'imprimeur les matériaux nécessaires à la préparation de l'impression ainsi que le matériel typographique, ce qui suggère qu’il a sans doute pu lui vendre son atelier.

Que fit-il ensuite ? Après cette date, il n’y a plus de trace de son activité en tant qu’imprimeur. D’anciennes biographies suggèrent qu’il ait pu déménager à Nuremberg en 1491 et à Ulm en 1494, mais il existe peu de preuves tangibles de ces déplacements. Ses enfants restent à Venise et son fils y tient une librairie. Une inscription peu claire de la Chambre des Comptes de Heilbronn pourrait signifier que l'imprimeur était déjà décédé en 1487, ce qui pose aujourd’hui un problème de cohérence avec le testament de 1491. Ce qui est certain, c'est qu'il n’est plus de ce monde en 1496, puisque son fils Benedetto, dans deux demandes de privilèges adressées à la République de Venise, se décrivait comme orphelin de père et mère.

Il reste de Franz Renner de Heilbronn cette suite d’ouvrages aux impressions particulièrement soignées et toujours très esthétiques qui donne plaisir à lire.


Le colophon du De Sphera suivi d’une épigramme de Francesco Negri (1450-1510) philologue et professeur à Padoue.

Bonne Journée !

Textor

 


[1] L’ISTC dénombre 47 titres  et le GW 51.

[2] A l’exception notable de Jean Jenson, champenois, mais qui avait travaillé en Allemagne et peut-être à Subiaco avant d’arriver à Venise en 1480.

[3] Archives Municipales UB Heilbronn I n ° 422

[4] Klaus Renner, accède à la fonction de juge en 1459.

[5] Mayence, Strasbourg, Cologne, Nuremberg, Augsburg.

[6] ISTC ib00541000.

[7] Voir L’article de la BNF consacré à la Bible de Jenson de 1476. http://classes.bnf.fr/livre/grand/1079.htm

[8] ISTC ia00579000

[9] Comme par exemple, le Breviarium Fratrum Praedicatorum (ISTC ib01139000), le Breviarium Romanum (ISTC ib01118200), le Mammotrectus super Bibliam (ISTC im00238000), la Summa theologiae (ISTC it00204000) et le Supplementum Summae Pisanellae (ISTC in00068000).

[10] ISTC id000254000

[11] ISTC im00450000

[12] ISTC ij00402000

[13] Voir C. Dondi - N. Harris, The Zornale of the Venetian Bookseller Francesco de Madiis, 1484-1488, in Documenting the early modern book world. Inventories and catalogues in manuscript and print, M. Walsby - N. Constantinidou, Leiden-Boston 2013, pp. 341-406.

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