Mon
précédent billet consacré à une impression vénitienne de la géographie de Denys
le Périégète méritait une suite sur son imprimeur, Franz Renner, tant les trois
émissions sorties de ses presses en 1478 sont atypiques par rapport à
l’ensemble de sa production. Mais cette
recherche soulève plus de question qu’elle n’apporte de réponse car sa
biographie apparait bien mince.
Franz
Renner, de son nom allemand qu’il transformera en Franciscus Renner de Hailbrun
sur ses livres ou Francesco della Fontana dans ses relations commerciales, apparait
à Venise en 1471 et y produira une cinquantaine d’ouvrages [1] avant d’interrompre son
activité en 1486.
L’imprimerie
arrive à Venise en 1469 avec les frères Jean et Wendelin de Spire qui obtinrent
du Doge le privilège exclusif pour tailler des lettres et imprimer des livres
selon la nouvelle technique. Lorsque Jean de Spire meurt fin 1469, Wendelin poursuit
seul l’activité de l’atelier mais perd le privilège obtenu par son frère, ce
qui permet à d’autres imprimeurs, essentiellement venus d’Allemagne d’ouvrir des
officines à Venise [2].
C’est ainsi que débute l’activité de Franz Renner et de son compatriote Nicolas
de Francfort, comme celle de très nombreux ateliers qui choisissent de s’installer
dans la lagune. Il faut dire que Venise est une ruche, un carrefour commercial
et un des foyers intellectuels des plus brillants. Dans les années 1480, plus
d’une cinquantaine d’imprimeur sont actifs simultanément, réalisant une
centaine d’éditions annuellement. Venise dépasse rapidement les villes allemandes,
puis Rome, avant d’être rattrapée par Paris à la toute fin du siècle.
On
suppose que Franz Renner est né avant 1450 à Heilbronn sur le Neckar, en Bade-Wurtemberg,
fils de Jean Renner, un riche propriétaire terrien dont la famille alliée aux von
Böckingen avait reçu en apanage une des fermes du monastère Schöntaler Hof,
comme fief héréditaire en 1430 [3]. Nous ne savons pas où
Franz fit ses études mais la famille était lettrée et comptait un juge en son
sein. [4]
Où
avait-il appris la typographie ? Avec Peter Schoeffer à Mayence ?
Ulrich Zell à Cologne ? Nous ne le savons pas non plus, mais c’est
nécessairement dans un des rares ateliers qui a précédé le sien dans la
décennie précédente, ce qui ne laisse que 5 possibilités [5]. Il s’installe d’abord dans
le quartier de Sancti Apostoli puis déménage dans celui de la Merceria. Il est
membre de la confrérie de S. Maria dei calegheri tedeschi (des cordonniers
allemands), puissante corporation des artisans du cuir, où il aurait été en contact
avec des figures importantes du milieu typographique vénitien. Le lien entre
cordonniers et imprimeurs ne saute pas aux yeux à moins qu’il n’ait été aussi
relieur ou, comme l’indique d’anciens biographes, que son père ait été
cordonnier.
La
première production connue de Renner est le Quadragesimale aureum du dominicain
Leonardo da Udine et l'Oratio habita apud Sixtum IV contra Turcos de
l'historien vénitien Bernardo Giustinian. Les deux éditions datent de 1471 mais
le nom de l’imprimeur n’apparait pas, c’est l'examen du matériel typographique
qui permet de les lui attribuer. La première signature au colophon, "Franciscus
de Hailbrun", apparait dès l’année 1472 dans l’ouvrage de Roberto
Caracciolo, les Sermones quadragesimales de poenitentia. Il ajoutera plus
tard son patronyme Renner à ses productions, à partir de 1478.
Doté
d'un esprit d'entreprise certain, Franz Renner s’associe en 1473 avec
l'imprimeur Nicolò da Francoforte (Nicolas de Francfort) qui pourraient avoir
joué un simple rôle de financier. Une quinzaine d’ouvrages associent leurs deux
noms, des bréviaires, des sermons, des ouvrages théologiques et des Bibles.
Ils ont été les premiers imprimeurs vénitiens
à se spécialiser dans le secteur des livres religieux et liturgiques au format
in-octavo, ce qui était assez rare à l'époque, et la première Bible latine
imprimée à Venise datant de 1475 provient de leur presse [6]. Cette Bible servira de
modèle pendant dix ans. Elle sera notamment copiée par Jenson l’année
suivante. Son format, que Renner et
Francfort avaient été les premiers à choisir, destinait le livre à une lecture
individuelle et non à la lecture à haute voix dans les réfectoires. Le texte
lui-même provenait indirectement de la Bible de Gutenberg. Celle-ci avait servi
de copie à l’édition imprimée à Mayence en 1462, utilisée à son tour par
Giovanni Andrea Bussi pour l’édition romaine de 1471. Franz Renner et Nicolas
de Francfort reprirent la plupart des modifications et ajouts apportés par
Bussi à partir de manuscrits et ils firent à leur tour de modestes changements
et complétèrent la préface.[7]
La
seule exception à la ligne éditoriale qu’ils s’étaient fixée est la sortie des Questiones
super Metaphisicam Aristotelis [8],
composé par le théologien franciscain Antonius Andreas, un étudiant de John
Duns Scot.
Le
partenariat entre Franz Renner et Niccolo da Francoforte est rompu en 1477 mais
suivi rapidement d’un rapprochement, de courte durée, avec un autre imprimeur, Petrus
de Bartua, pour éditer à nouveau des sommes théologiques, souvent des
rééditions d’ouvrages produits par sa première association [9], ce qui dénote un certain
succès de l’atelier.
Ce Petrus de Bartua est un imprimeur venu de Hongrie, du village de Bártfa, aujourd’hui en Slovaquie orientale. (Il se fait appeler également Petrus Hungarus, Pierre le Hongrois ou Pierre Hongre). Il aurait fondu des caractères pour Renner mais ils resteront peu de temps ensemble et Pierre de Bartua partira ensuite à Lyon où il fut un des premiers imprimeurs et libraires de cette ville, à partir de 1482. Avec Matthias Huß, il imprime l'année suivante la version française de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Guillaume Le Roy a également utilisé les caractères typographiques de Bartua. Décidemment très itinérant, il part ensuite à Toulouse où il fait des caractères pour Henry Mayer tout en étant inscrit comme libraire (Mercator Librorum) avant de retourner à Lyon en 1492, puis finir ses jours en Hongrie.
Le
succès de l’atelier au cours de cette période est confirmé par le réseau
d’influence que Renner parvient à tisser au sein de sa corporation. Ainsi, il
marie deux de ses filles à des membres important de la profession. Sa fille Cristina (qui, dans son testament
rédigé en 1547, se décrit comme "fiola del quondam messer Francesco
Fontana, todesco") a d'abord épousé l'influent libraire vénitien Francesco
de Madiis et, en secondes noces, le jeune imprimeur et papetier de Brescia
Paganino de Paganini (lequel avait probablement commencé son apprentissage sous
la direction de son beau-père). Une autre de ses filles contracte mariage avec
le célèbre éditeur et libraire Giovanni Bartolomeo da Gabiano, qui a dirigé
avec succès la librairie Fontana crée par le fils de Renner. Enfin, Renner
était aussi proche de l'imprimeur Gregorio de Gregori qui est cité comme témoin
dans un testament de 1491.
Bien
que l'association avec Petrus de Bartua ait été semble-t-il active dès 1477-1478,
Renner imprime déjà seul deux ouvrages géographiques et un ouvrage
astronomique. Les deux premières éditions sont le De situ orbis de Denys
le Périégète, publié dans la traduction faite par Antonius Beccaria, récemment
présenté sur ce site [10] et la Cosmographia, sive De situ orbis
de Pomponius Mela [11]. Beaucoup plus complexe a
été la préparation de l'édition illustrée du Traité des Sphères de Johanes de Sacrobosco,
le De sphaera mundi, que Renner imprime en y ajoutant un autre traité
distinct : la Theorica planetarum de Gérard de Crémone [12].
C’est
une petite révolution dans la politique éditoriale de Franz Renner difficile à
expliquer. Pourquoi éditer brusquement des traités scientifiques que ne devait
pas lire sa clientèle habituelle de clercs et de théologiens. S’agit-il d’une
commande particulière ? D’un gout de notre imprimeur pour les voyages et le
cosmos ? Il ne possède visiblement pas les connaissances nécessaires qui
vont avec le sujet puisque tout au long du Traité de Johannes de Sacrobosco, il
va orthographier Spera au lieu de Sphera !
L’expérience
sera de courte durée puisque l’année suivante, après un dernier livre hors du
champ théologique, Les Pronostiques pour l’année 1479 de Hieronymus de
Manfredis, Renner revient à ses sujets de prédilection que sont les bréviaires,
les missels, un Supplément à la Somme de Pisanelle, et une volumineuse édition
in-folio de la Bible, en trois tomes, accompagnée du commentaire de Nicolas de
la Lyre parue entre 1482 et 1483. Il s’agit de la cinquième Bible imprimée par
Renner. Cette édition sera vendue, au moins en partie, par son gendre, le libraire
Francesco de Madiis, comme nous l'a rapporté l'inventaire de son échoppe dans
lequel sont répertoriés les exemplaires de la « Biblia con nicolao de
lira de mastro francesco ». [13]
Après
quoi, Il n’imprimera plus. La dernière édition où son nom est cité est un
bréviaire en date du 1 Avril 1486, imprimé par Johannes Leoviler de Hallis, où
Renner n’assume que le rôle d'éditeur en fournissant à l'imprimeur les
matériaux nécessaires à la préparation de l'impression ainsi que le matériel
typographique, ce qui suggère qu’il a sans doute pu lui vendre son atelier.
Que fit-il
ensuite ? Après cette date, il n’y a plus de trace de son activité en tant
qu’imprimeur. D’anciennes biographies suggèrent qu’il ait pu déménager à Nuremberg
en 1491 et à Ulm en 1494, mais il existe peu de preuves tangibles de ces
déplacements. Ses enfants restent à Venise et son fils y tient une librairie. Une
inscription peu claire de la Chambre des Comptes de Heilbronn pourrait
signifier que l'imprimeur était déjà décédé en 1487, ce qui pose aujourd’hui un
problème de cohérence avec le testament de 1491. Ce qui est certain, c'est
qu'il n’est plus de ce monde en 1496, puisque son fils Benedetto, dans deux
demandes de privilèges adressées à la République de Venise, se décrivait comme orphelin
de père et mère.
Il reste de Franz Renner de Heilbronn cette suite d’ouvrages aux impressions particulièrement soignées et toujours très esthétiques qui donne plaisir à lire.
Bonne Journée !
Textor
[1] L’ISTC dénombre 47 titres et le GW 51.
[2] A
l’exception notable de Jean Jenson, champenois, mais qui avait travaillé en
Allemagne et peut-être à Subiaco avant d’arriver à Venise en 1480.
[3] Archives
Municipales UB Heilbronn I n ° 422
[4] Klaus
Renner, accède à la fonction de juge en 1459.
[5] Mayence,
Strasbourg, Cologne, Nuremberg, Augsburg.
[6] ISTC
ib00541000.
[7] Voir
L’article de la BNF consacré à la Bible de Jenson de 1476. http://classes.bnf.fr/livre/grand/1079.htm
[8] ISTC
ia00579000
[9] Comme
par exemple, le Breviarium Fratrum Praedicatorum (ISTC ib01139000), le
Breviarium Romanum (ISTC ib01118200), le Mammotrectus super Bibliam
(ISTC im00238000), la Summa theologiae (ISTC it00204000) et le Supplementum
Summae Pisanellae (ISTC in00068000).
[10] ISTC id000254000
[11] ISTC im00450000
[12] ISTC ij00402000
[13] Voir C. Dondi - N. Harris, The
Zornale of the Venetian Bookseller Francesco de Madiis, 1484-1488, in
Documenting the early modern book world. Inventories and catalogues in
manuscript and print, M. Walsby - N. Constantinidou, Leiden-Boston 2013, pp.
341-406.
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