mardi 24 novembre 2020

Défense et illustration de la langue vulgaire : Bembo - Du Bellay.

Dans la bibliothèque, les livres d’une même époque, parfois, se répondent. Ils ont été inspirés par les mêmes idées ou bien l’un a été à la source de l’autre. Le conservateur de la bibliothèque y est parfois pour quelque chose, un livre appelle l’achat d’un autre et petit à petit la collection trouve une certaine cohérence. Pour illustrer le propos, voici le célèbre manifeste de Joachim du Bellay intitulé La défense et illustration de la langue françoise. S’il est de bon ton aujourd’hui de défendre l’étude du latin et du grec, les lettrés, en cette première moitié du 16ème siècle, cherchaient plutôt à s’en éloigner.

Page de titre de la Défense à la date de 1569

Cet ouvrage fut publié pour la première fois en 1549. Nous sommes juste dix ans après l’édit de Villers-Cotterêts qui impose l’usage de la langue française dans les actes d’état civil.

Du Bellay a l’ambition d’aller plus loin. Avec ses compagnons de la Pléiade, il propose de créer une poésie en langue vernaculaire et pose la question politique de l’autorité d’une langue nationale. Il voudrait appliquer à la poésie en langue vulgaire l’art de la rhétorique ancienne et il y ajoute, reprise d’Horace, la recommandation de l’imitation et la nécessité de concilier la norme et l’usage, le bon usage ne pouvant être que celui de la classe dirigeante.

« Je n’estime pas notre langage vulgaire, tel qu’il est maintenant, être si vil et abject, que le font ces ambitieux admirateurs des langues grecque et latine, qui ne penseraient, fussent-ils là-même Pithô, déesse de persuasion, pouvoir rien dire de bon, si n’était en langage étranger et non entendu du vulgaire. Et qui voudra bien y regarder de près, trouvera que notre langue française n’est ni si pauvre qu’elle ne puisse rendre ce qu’elle emprunte des autres ; ni si infertile qu’elle ne puisse produire d’elle-même quelque fruit de bonne invention, au moyen de l’industrie et diligence des cultivateurs d’icelle, si quelques-uns se trouvent tant amis de leur pays et d’eux-mêmes qu’ils s’y veuillent employer. »[1]

L'avis au Lecteur est placé dans cette édition au verso du dernier feuillet. 

Folio A3 Livre Premier

En lançant cette idée que les amis d’un pays doivent cultiver la langue pour qu’elle produise de beaux fruits, Du Bellay ne fait que suivre deux précurseurs italiens : Pietro Bembo et Sperone Speroni. Il n’a d’ailleurs pas hésité à couper-coller plusieurs passages du Dialogo delle lingue (1542) de Speroni, un essai qui confronte la langue « vulgaire » toscane aux langues érudites, le latin et le grec.

Mais c’est Pietro Bembo qui reste sa référence et Du Bellay lui rend hommage en ces termes :

« Maints bons esprits de notre temps […] se sont [néanmoins] convertis à leur langue maternelle, même Italiens qui ont beaucoup plus grande raison d’adorer la langue latine que nous n’avons. Je me contenterai de nommer ce docte cardinal Pierre Bembe, duquel je doute si oncques homme imita plus curieusement Cicéron. Toutefois parce qu’il a écrit en italien, tant en vers comme en prose, il a illustré et sa langue et son nom, trop plus qu’ils n’étaient auparavant[2]. ».

Prose de M. Pietro Bembo. La page de titre est au Verso du feuillet A1.

Prose, Livre Premier

Pietro Bembo (1470-1547) est l’humaniste-type de la Renaissance, auteur de textes en latin et en italien, en prose et en vers. Né à Venise, il fit ses études à l’Université de Padoue, mais auparavant, en 1492, il alla à Messine en Sicile pour étudier le grec chez un célèbre humaniste d’origine grecque, Constantin Lascaris, comme le fera aussi, plus tard, Guillaume Budé. C’est au retour de ce séjour que Bembo publia son premier ouvrage, bien connu des bibliophiles pour la beauté des caractères aldins, le De Aetna, une description en latin d’une ascension du volcan Etna, inspirée par celle de Pétrarque au Mont Ventoux. C’est en voyageant beaucoup à travers l’Italie que Bembo prit conscience de la nécessité d’une langue commune, dans un pays sans unité politique et linguistique. En collaborant avec Alde Manuce sur l’établissement des textes qui seront publiées par l’atelier vénitien, notamment des grands auteurs toscans du XIVe siècle, Bembo se persuade que la langue archaïque de Dante et de Pétrarque était comparable au latin car il s’agissait d’une langue dont les structures étaient fixées pour toujours.

L’ouvrage où il expose ses idées, ouvrage capital pour la langue italienne, est la Prose della volgar lingua (Discussion en prose sur la langue vulgaire) qu’il publie en 1525, à Venise. C’est un dialogue imaginaire qui aurait eu lieu en décembre 1502 chez son frère, Carlo Bembo. Chaque protagoniste soutient une position différente : le florentin Giuliano de Medicis défend le florentin contemporain, Ercole Strozzi de Ferrare préfère le latin et Federigo Fregoso de Gênes défend l’emploi de la langue vulgaire, tandis que Carlo Bembo se fait l’interprète de son frère, Pietro, et défend l’usage du florentin archaïsant du XIVème siècle. L’œuvre est divisée en trois livres, dont le premier est le plus important pour les théories sur la langue, tandis que le troisième est une grammaire, toujours en forme de dialogue.

Pour Bembo, il existe une distinction entre la langue parlée (Favella) qui change avec le temps et la langue écrite (Lingua) qui doit rester immuable pour que les écrivains soient compris par les générations futures.  « Nous ferons mieux de raisonner dans nos écrits avec le style de Boccace et de Pétrarque qu’avec le nôtre, car ceux-ci n’écrivaient pas pour le peuple. ...Ce n’est pas la masse, Giuliano, qui donne le succès et l’autorité aux œuvres d’un siècle quelconque, mais ce sont très peu d’hommes dans chaque siècle ». Idée que partage Du Bellay (« Cette honeste flamme au peuple non commune ») À la fin du passage, Federigo Fregoso et Giuliano de Medicis se déclarent d’accord avec cette thèse, parce que c’est, de toute manière, moderne ou archaïque, une variété de la langue florentine qui l’emporte.

Le Colophon de Prose, réédition de 1549, l'année où parait la Défense de Du Bellay

Reliure de Prose

Du Bellay reprend la théorie à son compte mais ce qui est intéressant chez lui, dans la référence au modèle italien, c’est l’idée centrale qu’une langue est portée, exaltée, légitimée par les œuvres qui s’expriment en elle : si la langue vernaculaire peut être placée par Bembo sur le même plan ou au même niveau que le latin, c’est parce que cette langue toscane a été illustrée par Dante, Pétrarque, Boccace.

Je possède une réédition de la Défense, l’une des huit pièces imprimées séparément par Fédéric Morel en 1568 et 1569 qui furent réunies par l’avocat-poète Guillaume Aubert dans la fameuse première édition collective originale des œuvres de Du Bellay.

En Avril 1561, un an après la mort de Du Bellay, Charles L’Angelier, profitant de l’échéance du privilège donnée à Fédéric Morel, avait entrepris à la hâte une sorte d’édition collective des Oeuvres datées de 1561 ou 1562 mais, au demeurant, fort incomplètes et qui ne comportait aucun inédit. Furieux d’avoir été pris de vitesse, l’habituel imprimeur de Du Bellay qui avait en effet omis de faire confirmer son privilège après la mort de François II, s’empressa de contester les droits de L’Angelier et obtint gain de cause dès le 21 Juin suivant. La première édition véritable des œuvres complètes de Du Bellay, édition fragmentée avec page de titre générale, est publiée en 1569[3]. Les volumes furent donc publiés petit à petit dans une sorte de préfiguration de la grande édition collective de 1568-1569 qui sera, lorsque les 8 parties sont toutes réunies, de composition strictement identique. Comme celle-ci, il est constitué de parties ayant chacune une page de titre séparée et une foliotation particulière : « Cette organisation permettait d’une part une vente « au détail » et donnait d’autre part la possibilité aux acheteurs de l’ensemble de faire relier ces textes en plusieurs minces volumes plus maniables » [4] . Il faudra attendre 1573 pour que l’édition collective des œuvres de Du Bellay soit à pagination continue.

L'ex-libris Grenet sur la Défense en A1v. 

La mention d'appartenance de Grenet sur l'Olive de Du Bellay, à la fin de l'Epitre au Lecteur fo.7

Dans cet exemplaire de la Défense, un amateur du XVIème siècle, a laissé son ex-libris en signant au verso de la page de titre « Grenet ». Il se trouve que j’ai dans ma bibliothèque un autre livre de Du Bellay, un exemplaire de l’Olive et autres œuvres poétiques (1569), dans lequel ce même Grenet a laissé une mention d’appartenance un peu plus longue et qui permet de l’identifier : « Je suis à René Grenet, seigneur du Bois des Fourches… » (La suite est illisible, sans doute d’autres fiefs lui appartenant).

La famille Grenet est une des plus anciennes de la ville de Chartres : un de ses membres prit part à la première croisade. En 1423, Jean Grenet était lieutenant général du pays chartrain. En 1462, cette place était occupée par Michel Grenet, sieur du Bois-des-Fourches. C’est lui qui publia à Nogent le Rotrou l’ordonnance royale de 1462 qui abolissait le péage sur la rivière[5]. Plus bas dans la généalogie, on trouve un Claude Grenet, sieur du Bois-des-Fourches, receveur des aides à Chartres qui épousa, le 15 janvier 1554 à St-Martin-le-Viandier, Marie Acarie, fille de Gilles, seigneur d'Estauville. Son fils est René Grenet, né vers 1555. C’est le probable auteur de l’ex-libris. Il est receveur des décimes, cet impôt exceptionnel prélevé sur le clergé, justifié par la guerre contre les huguenots mais qui aura tendance à devenir régulier. (A ne pas confondre avec la dîme). René Grenet se maria avec Claude Cheron et eut un fils prénommé aussi René qui devint greffier du grenier à sel de Chartres.  Ce dernier étant né en 1594, il est un peu tard, compte tenu du style de l’ex-libris, une écriture typique du XVIème siècle, pour lui attribuer l’ex-libris. 

Si je m’attarde quelque peu sur ce receveur fiscal à l’écriture tarabiscotée, c’est qu’il ne s’agit pas d’un ex-libris parmi d’autres dans les centaines de marques manuscrites laissées dans mes livres, mais d’un élément d’un grand secours pour en déterminer l’édition exacte.  René Grenet a fait plus que laisser une trace de son existence dans les pages du livre, il a permis aussi de conclure qu'il s'agit bien d’opuscules achetés séparément dès l’origine et non pas d’un exemplaire de l’édition collective qui aurait été dépecé ultérieurement par un possesseur indélicat[6]. Qu’il en soit remercié, lui et toute sa descendance partie aux Amériques l’an 1686.[7]

Bonne journée

Textor



[1] Du Bellay, Défense et illustration de la langue françoise, ch. IV fo.6v de mon édition de 1569 (version modernisée).

[2] Du Bellay, Défense et illustration…., ch.XII fo.39r de l’édition de 1568.

[3] Voir Nicolas Ducimetière, Mignonne allons voir si la rose. Fleurons de la bibliothèque poétique Jean-Paul Barbier-Mueller, 2007, p. 130.

[4] Ducimetière op.cit. p.130

[5] Cf Eugène de Buchère de Lépinois in Histoire de Chartres.

[6] J-P. Barbier Mueller a eu plus de chance que moi, il a recueilli l’exemplaire d’un premier possesseur fortuné qui avait réuni les 8 livres et les avait fait couvrir d’un vélin doré du meilleur effet.  

[7] C’est grâce à l’étude généalogique fort détaillée de Mr Hissem que j’ai pu retrouver René Grenet sieur du Bois des Fourches. The Hissem-Montagüe Family https://shissem.com/Hissem_Norman_Genealogy.html

 

lundi 9 novembre 2020

Le Cavalier de Savoye (1605) et le Fléau de l’Aristocratie Genevoise (1606) par Marc-Antoine de Buttet, ensemble le Citadin de Genève (1606) : Quand Chambéry et Genève se faisaient la guerre à coups de libelles.

                                                                                                             Mise à jour le 24 Nov. 2023.

Genève, ville paisible en apparence, appartenait au duché de Savoie depuis 1401. Mais en 1535 les Genevois chassèrent leur évêque, Pierre de La Baume, et se révoltèrent contre le duc de Savoie pour ériger leur ville en république indépendante et adopter la religion réformée.  

Depuis cette époque, les ducs de Savoie tentèrent plusieurs fois, mais vainement, de s'emparer de Genève. A cette lutte par les armes succéda une guerre médiatique à coups de pamphlets, au cours de laquelle les Genevois cherchèrent à prouver qu'en se déclarant libres, ils avaient recouvré un droit qu'ils possédaient de temps immémorial. Les ducs de Savoie voulurent aussi établir les preuves de leur ancienne souveraineté sur la ville de Genève. On fouilla les chartes et les archives puis chaque partie publia les pièces qui devaient justifier de leurs prétentions respectives. Le Cavalier de Savoye est l'un des plus connus de tous ces pamphlets anonymes [1].

Page de titre du Cavalier de Savoye.

Exemplaire de l'édition originale couvert d'un simple vélin d'époque.

Tout commence par un libelle rédigé par Pierre de L’Hostal, gentilhomme béarnais calviniste, en 1604, et intitulé le Soldat François dont le but était de convaincre Henri IV de déclarer la guerre à l'Espagne. Les savoyards, alliés des espagnols, y sont maltraités et leur chef qualifié de petit duc audacieux… Il fallait laisser ce pygmée pour les grues qui passent en septembre… Mais qu’en personne un roi de France monte à cheval contre un duc de Savoye c’est ravaller son autorité et mettre sa grandeur à pied. Cette insulte méritait une réplique !

Marc Antoine de Buttet, avocat au Senat de Savoie, écrivit alors pour le duc un pamphlet intitulé Le Cavalier de Savoye, ensemble l'Apologie Sauoysienne, en 1605, dans lequel il répond au Soldat François en ce qui concerne la Savoie. Toutefois il eut la malencontreuse idée d’insérer dans son livre quelques pages virulentes contre Genève où il s'efforçait d'établir les prétentions du Duché sur la ville dont Charles-Emmanuel l n'avait pas réussi à s'emparer trois ans auparavant [2]. Cette digression n’échappa pas aux genevois qui ne pouvaient que répliquer vertement. Jean Sarrasin, syndic de Genève, fut chargé de réfuter l'ouvrage de Buttet par Le Citadin de Genève ou réponse au Cavalier de Savoye, Paris (Genève), chez Pierre le Bret, 1606. 

Deux mois après, paraissait Le Fléau de l’Aristocratie Genevoise ou harangue de M. Pictet, conseiller à Genève. Servant de response au Citadin, publié à la fausse adresse de Saint Gervais (1606). L’ouvrage est tout aussi anonyme que le Cavalier de Savoye, mais divers passages du livre attestent qu’il fut composé par le même auteur et le matériel typographique prouve qu’il provient du même imprimeur.

Jean Sarrasin ne répondit point au Fléau de l’Aristocratie parce qu'il refusa d'accepter, comme insuffisante, l’indemnité de cent ducatons que le Grand Conseil lui alloua pour le Citadin à condition qu'il réfuterait aussi le Fléau de l’aristocratie. L’échange des invectives s’arrêta donc là, non pas faute d’arguments mais parce que le nerf de la guerre faisait soudainement défaut.

Les deux libelles de Marc Antoine de Buttet

Une pièce liminaire d'Antoine Louis de Pingon

Les deux petits ouvrages que j’ai entre les mains sont intéressants car l’auteur inséra des documents importants pour l'histoire de la cité de Genève, transcrit de nombreux extraits d'anciens titres qui prouvaient que les comtes et ducs de Savoie étaient souverains de Genève. Ce sont donc des pièces capitales pour l’histoire de la Savoie au XVIIe siècle.

Cette série de pamphlets possède la particularité de contenir sur la page de titre un petit quatrain. Celui rédigé par le Cavalier de Savoye :

Je suis né dans les allarmes, / Mon harnois est ma maison: /Mais je déteste les armes / Que l’on prend hors de saison.

répond, par contrepied et non sans un certain humour, au quatrain du Soldat François :

La Guerre est ma patrie, / Mon Harnois ma maison, / Et en toute Saison / Combattre c'est ma vie.

Tandis que celui du Fléau est bien mystérieux et fait penser à une centurie de Nostradamus :

Alors qu'un posera deux / Pour un trois imaginaire. / Le grand Terpandre des Dieux / Se fera place au Sagittaire.

Mais nous ne l’avons pas retrouvé dans Nostradamus.

Les pièces liminaires du Cavalier, dans l’édition originale, sont constituées d’un envoi au Duc, d’une adresse à la Savoie et de petits poèmes signés de Jean de Piochet, sieur de Salins, un émule de Ronsard, et d’Antoine Louis de Pingon, tout à la gloire de l’auteur. Ces pièces ne seront pas reproduites dans les éditions postérieures. En effet, le succès du Cavalier entraina trois réimpressions.

La seconde édition est de 1506 et fut publiée à la fausse adresse de Bruxelles chez les héritiers de Jean Reguin. En réalité, elle est dû à Jean Arnand, imprimeur de Genève. Malgré la précaution qu’il prit à cacher son nom, le Conseil de Genève nota dans son registre des délibérations à la date du 24 Juin : Il est rapporté au Conseil que Jean Arnand a imprimé le Cavalier Savoyard, livre diffamatoire contre cest Estat, sans congé.  Arresté qu'il soit mis en prison pour en respondre.

La condamnation ne se fit pas attendre. Dès le surlendemain, 25 Juin, l'imprudent imprimeur est condamné à recognoistre sa faute céans à genous et à vingt-cinq escus d'amende.  Le Consistoire enchérit sur cette condamnation qui lui parait bien douce. Il estime que, pour cette faute, Arnaud aurait mérité de perdre la vie. 

La troisième (1606) et la quatrième édition (1607) ajoute au texte du Cavalier des extraits de la Première et Seconde Savoisienne.

Page de titre du Fléau de l'Aristocratie Genevoise.

L'adresse de l'imprimeur au Lecteur dans le Fléau


L’auteur des deux ouvrages ne s’est pas nommé mais on y vit l’œuvre de Marc Antoine de Buttet, avocat au souverain Sénat de Savoie. Cette attribution est reprise par Guichenon [3] et tous les biographes de la Savoie après lui [4]. Jusqu’au jour où Amédée de Foras, en 1874, auteur d’un armorial sur la Savoie, s’employa à remonter la généalogie de la maison de Buttet et s’aperçût qu’il n’existait aucun Marc Antoine. En revanche un autre membre de la famille, Claude Louis de Buttet, seigneur de Malatrait serait le véritable auteur du Cavalier. La supercherie aurait pu être découverte bien avant puisqu’un indice avait été glissé dans le Citadin de Genève qui, dès l’introduction de sa harangue, s’adresse à son adversaire en mentionnant en majuscule « et se BUTER MALADROIT qu’il est ». Ce jeu de mots est une allusion au seigneur de Buttet Malatrait mais elle avait échappé à tout le monde.

Marc Antoine de Buttet, qui se prénommait donc Claude Louis, ne doit pas être confondu avec son oncle, le plus illustre écrivain de cette famille, Marc-Claude de Buttet (1530-1586), poète natif de Chambéry et auteur de l'Amalthée. Marc-Claude de Buttet a lui aussi fait paraitre à Lyon un libelle destiné à défendre la réputation de sa patrie contre les Français, à la suite de l'occupation par François 1er. Ce libelle est intitulé : Apologie de Marc-Claude de Buttet pour la Savoie contre les injures et calomnies de Barthélémy Aneau (1554).

Ce qui est singulier, c’est qu’encore aujourd’hui dans les catalogues de livres anciens, le Cavalier de Savoye est toujours donné à Marc Antoine de Buttet [5]. Bien mieux, mon exemplaire relié au XIXème siècle pour un membre de la famille de Buttet qui y a laissé son ex-libris, postérieurement à 1874, porte au dos « Marc Antoine de Buttet » !

Exemplaire du Cavalier en provenance de la bibliothèque
 de la famille Prunier de Saint-André avec la devise Turris Mea Deus.

Le Fléau, exemplaire élégamment relié par Pouillet, relieur à Paris de 1880 à 1910, 
portant l’ex-libris d’un membre de la famille de Buttet dont les armes se blasonnent de sable aux trois butes d'or entrelacées, deux en sautoir et une en pal, accompagnées de la devise La vertu mon but est.

C’est sans doute ce morceau de bravoure qu’est le Cavalier de Savoye qui permit à Geoffroy Dufour, [6] imprimeur et libraire originaire de Barraux en Isère, alors possession du duché de Savoie, de devenir en 1606 imprimeur ducal, titre très convoité qui permettait au bénéficiaire de recevoir les commandes officielles des impressions législatives et lui donnait alors une sorte de monopole pour la ville de Chambéry. Le poste était vacant depuis le décès de François Pomar. La lettre patente du 3 octobre 1606 le qualifie de personnage instruit et très éclairé en ladite profession. Effectivement l’imprimeur ne devait pas manquer d’intelligence et d’humour à en juger par la préface qu’il donne dans le Fléau de l’Aristocratie genevoise. Il pousse assez loin les détails de la fausse information pour brouiller les pistes et il fait mine d’être l’imprimeur du Citadin de Genève et d’avoir dû donner la fausse adresse de Paris pour Genève, qu’il qualifie d’imposture, non pas de son fait, mais à cause de la coutume qu’ont les réformés d’en faire ainsi !

De son côté, l'auteur place ses propos sous la plume d’un certain Pictet, membre du Grand Conseil de Genève, à la date précise du 19 mars 1606. Nous ignorons s'il existait vraiment en 1606 un conseiller genevois nommé Pictet, mais il est certain que le Grand Conseil n’aurait jamais écouté une telle harangue sans interrompre promptement l'orateur et le jeter en prison illico ! C'est une trouvaille amusante que de faire plaider la déchéance de Genève par un membre de son propre conseil.

Parmi les pièces liminaires, on remarque une adresse à la France. L'auteur espérait sans doute qu'après avoir lu cette réponse au Citadin, Henri IV retirerait son appui aux habitants de Genève, ce peuple rebelle qui brave son souverain. L’objectif ne fut pas atteint mais le duc de Savoie, satisfait, offrit par lettres patentes à Claude Louis de Buttet la charge d’historiographe ducal « connoissant sa loyauté en ce que par cy-devant il a écrit sur ce sujet ».

Chronique de Savoye p.333 Inventions de grande conséquence


Au moins, cette guerre de position a-t-elle fait couler plus d’encre que de sang. Claude Louis de Buttet avait lu les méditations philosophiques de Guillaume Paradin dans la Chronique de Savoye, sur la guerre et la plume, il y fait allusion page 203 de son
Cavalier :

« Du temps de ce bon et pacifique prince furent inventées aux Allemagnes deux choses de très grande et inestimable conséquence ; dont la première qui est l’art de fabriquer, charger et tirer les bombardes et artillerie à feu, est d’autant pernicieuse, formidable, malheureuse et damnable, que l’autre est profitable, heureuse, salutifère et récréative, qui est l’art d’impression et façon de moller les écritures et livres, car celle-ci, par son excellence et noblesse, n’est autre chose qu'une douce paix, parfaite amour et entier plaisir. L’autre, au contraire, n’est sinon, un impétueux bruit, haine et importune fâcherie. Celle-ci ne contient que bien et profit, l’autre que mal, perte et dommage. En somme, l’impression court pour nourrir et sauver les humains, et la canonnerie ne cesse de tirer, pour les tuer et les envoyer à tous les diables. » [7]

Le Cavalier de Savoye ne filait pas le parfait amour mais il a tout de même préféré le plomb de la fonte d’imprimerie à celui du boulet....

Quant au Citadin de Genève, attribué à Jean Sarasin et Jacques Lect,[8] entré plus récemment dans notre bibliothèque, et dont il faut dire un mot, c’est une réponse au Cavalier de Savoye commandée par les syndics de la ville à l’un d’entre eux.  Jean Sarasin avait été plusieurs fois syndic, il était alors membre du conseil des deux-cents et du Petit Conseil. Fin diplomate, il avait été l'un des négociateurs, avec Jacques Lect, de la paix de Saint-Julien en 1603.

Page de titre du Citadin de Genève


Cet ouvrage nous donne une autre vision de la bataille et de ses protagonistes, vus de l’autre camp. Il se veut précis et il documente ses sources dans le détail, ce qui le rend précieux pour l’histoire de Genève et de la Savoie durant le conflit. C’est le complément nécessaire au Cavalier de Savoye.

Après une entame quelque peu excessive où le Cavalier est traité de « pestiféré crapaud » et de « pourri gosier » (!) démontrant ainsi que les genevois avaient été piqués au vif par le pamphlet et que la pertinence des arguments avait porté, la suite du texte se veut plus rationnel et plus démonstratif.

Plusieurs témoignages rapportés sur les évènements lors de la Nuit de l’Escalade sont pittoresques, comme le fameux exploit de la Mère Royaume qui jeta sa soupière sur les savoyards. Il semble que les genevoises aient fait preuve de beaucoup de courage lors de cette attaque prêtes à terrasser les assassins à l’aide de leur seule quenouille.

Passage citant la Mère Royaume

Jean Sarasin relève que « Les autres femmes se tinrent coites en cette nuit là dans leur maison et vaquèrent à leur prières et oraisons, sans qu’on ouït ni les pleurs, ni les hurlements que l’infirmité du sexe leur fournit en pareil cas…. Vers la porte de la Monnaie, il y en eut aussi une qui mit par terre son homme du haut des fenêtres d’une maison à grand coup de pierres et avec un fond de tonneau qu’elle lui jeta sur le cerveau. »

Pour relativiser l'importance que donnent les genevois à leur héroïne, symbole de la résistance patriotique au Duc de Savoie, il faut préciser que Catherine Royaume, née Cheynel, n’était pas genevoise mais lyonnaise et qu’elle s’était réfugiée à Genève avec son mari comme beaucoup de Huguenots….

L’exemplaire présenté du Citadin de Genève, bien que reprenant à la lettre, fautes comprises, sans tenir compte de l’errata qui figurait dans l’édition originale, parue à la fausse adresse de Pierre Bret en 1606, est en réalité une réédition du XVIIIème siècle. Copie soignée et plaisante dont les culs-de-lampe et les bandeaux sont à l’état de neuf et dans l’esprit des originaux. Il semble qu’aucune bibliothèque publique possédant cette édition ne se hasarde à proposer une date et un éditeur.  Il est pourtant curieux d’avoir pensé rééditer ce texte de circonstance, plus d’une centaine d’années après sa sortie. Il y a certainement une raison mais elle reste à découvrir….  

Bonne Journée,

Textor




[1] Voir Théophile Dufour, Notice bibliographique sur le cavalier de Savoie, le citadin de Genève et le

fléau de l’aristocratie genevoise, in "Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Genève". T. XIX, 1877, p. 14.

[2] Bataille de l’Escalade qui vit la victoire de la république protestante sur les troupes du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier le 12 décembre 1602 - dernier épisode de la lutte commencée en 1535.

[3] Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la royale maison de Savoie, justifiée par titres, G. Barbier, 1660.

[4] Par exemple, Grillet, Dictionnaire des départements du Mont Blanc et du Léman, 180 t ;II p 112

[5] Voir par exemple le dernier catalogue de la librairie Bonnefoi de Sept. 2020.

[6] Dufour et Rabut, dans leur bibliographie des éditions savoyardes ne citent que très brièvement le Cavalier de Savoye dont ils n’avaient pas rencontré la première édition qui est très rare. (L’Imprimerie, les imprimeurs et les libraires en Savoie du XVe au XIXe siècle, p. 81)

[7] Guillaume Paradin, Chronique de Savoie, Lyon, J. de Tournes 1552 p. 333. Aimablement communiqué par Rémi Jimenes.

[8] Le Citadin de Genève ou Response au Cavalier de Savoye, Paris (Genève) Pierre le Bret, 1606. – Voir  le Dictionnaire biographique des Genevois et des Vaudois, II, p. 445 "pamphlet d'un style enflé et maniéré, dans lequel il prodigue l'injure, mais où il ne néglige aucun argument propre à défendre son pays et à mettre en évidence la bonté de sa cause"; et "Notice bibliographique sur le Cavalier de Savoie, Le Citadin de Genève et le fléau de l'aristocratie genevoise", in Mémoires et Documents de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Genève, XIX, pp. 318 à 343.

samedi 31 octobre 2020

Halloween, la vigile de la Toussaint.

La Toussaint doit son origine à la dédicace de l’ancien temple païen du Panthéon, à Rome, en église de Ste Marie et de tous les martyrs, en 609, par le pape Boniface IV, qui y fit transférer un grand nombre de reliques de martyrs provenant des Catacombes. La date était probablement le 13 mai, qui correspond à celle d’une fête de la Toussaint en Syrie à la même époque. L’anniversaire de cette dédicace deviendra notre fête de la Toussaint. Mais en Angleterre, puis en Gaule la fête sera translatée au 1er novembre à la fin du 8ème s. et elle ne deviendra universelle pour l’Occident que sous Louis le Pieux (+ 840). La mémoire universelle des défunts ne sera instituée par St Odilon de Cluny que vers 998, mais sera expressément placée le lendemain de la Toussaint, car tous les défunts sont des saints à venir.

Incipit vigilia mortuorum - Ici commence la vigile des morts

Un jour, il y a longtemps, alors que je traversais le Nevada pour rejoindre San Francisco, la route fut coupée par un tremblement de terre, m’obligeant à faire un détour de plusieurs centaines de kilomètres. La nuit arrivant, je dus m’arrêter dans un petit village dont j’ai oublié le nom. J’ai diné dans le saloon local et à mon grand étonnement des petits enfants déguisées passaient entre les tables en présentant des paniers. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’ils voulaient. J’ai cru à une kermesse locale. Je n’avais jamais entendu parler d’Halloween….

Bonne fête !

Textor

jeudi 22 octobre 2020

A propos d’un poème de Bérenger de Tours (XVème siècle)

La découverte des sites de numérisation des manuscrits anciens comme Fragmentarium que j’évoquais dans mon article du mois dernier (Fragmentum, XIVème s.) m’a conduit à regarder avec un œil neuf tous les fragments de manuscrits cachés (ou pas) dans mes reliures.

Il y aurait bien, par exemple, ces deux plats d’une reliure en demi vélin estampé dont les cartons sont composés d’une trentaine de feuillets collés les uns aux autres que je ne me suis pas encore résolu à disséquer avant de savoir si le texte en vaut la peine. En revanche la méchante couvrure d’un livre d’heures est plus facilement accessible puisque le texte apparait sur le plat supérieur, bien effacé, et sur le contre plat de manière plus lisible.

Il s’agit d’un seul morceau de vélin plié en deux. Le plat inférieur est composé d’un autre feuillet replié, sans doute provenant du même manuscrit, le tout tenu par un morceau de parchemin collé sur le dos. Les deux feuillets laissent apparaitre des réglures mais seul le vélin du plat supérieur contient un texte copié. Son écriture m’a toujours intriguée car la forme des lettrines de départ des paragraphes possède un air archaïque qui pourrait faire penser à certains manuscrits du Scriptorial d’Avranches ou d’autres textes très anciens de l’époque médiévale.



Le plat supérieur du livre et son verso.

Le copiste s’étant appliqué, la lecture du texte est relativement facile, au moins pour les lignes qui n’ont pas été effacées par plusieurs siècles de manipulation. Les deux premiers vers se lisent ainsi : Juste judex, Jesu-Christe, Rex regum et Domine, ce qui suffit à identifier un poème, en douze strophes et soixante-douze vers, attribué à Bérenger de Tours (Beringerius Turonensis) par Clarius, moine de saint Pierre de Sens.

Bérenger est né à Tours, au commencement du XIe siècle, d’une famille de riches patriciens qui l’envoya étudier les arts libéraux et la théologie à Chartres, où professait alors Fulbert, un des maîtres les plus fameux de son temps. Revenu dans sa ville en 1030, il fut choisi pour écolâtre (Magister scholarum) du monastère de Saint-Martin de Tours, haut lieu des études scolastiques [1], avant de devenir, en 1039, archidiacre d'Angers jusqu’à ce que le comte d’Anjou Geoffroy II Martel lui interdise l’accès à la ville en 1060. 

Berenger avait une solide culture de grammairien et de rhétoricien et il avait étudié les auteurs anciens. Un vif débat agitait alors l’église sur la question du sacrement eucharistique. Son maitre Fulbert s’attachait à défendre l’intégrité des dogmes de l’Eglise et à en combattre les déviances, mais Bérenger soutenait que la présence du Christ dans l'Eucharistie est spirituelle et non corporelle. Position que Fulbert ne pouvait que rejeter et qu’il considérait comme une hérésie. Avant de mourir, il conseilla à son jeune disciple de ne pas persister dans des théories qui le conduiraient hors de l’Eglise. Mais Bérenger avait des idées très arrêtées et surtout il considérait la raison supérieure au dogme. Il écrivit dans un petit opuscule [2] « Sans doute, il faut se servir des autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu'on ne puisse nier, sans absurdité, ce fait évident, qu'il est infiniment supérieur de se servir de la raison pour découvrir la vérité."

Bref, il se passa ce que Fulbert avait prévu : Bérenger poursuivit la querelle avec Adelman, écolâtre de Liège, Abbon de Fleury et Lanfranc. Dénoncé comme hérétique, parce qu'il niait la « présence réelle », il fut condamné par le pape Léon IX, en 1050, au concile de Verceil, puis par plusieurs synodes : Rome (1050-1059), Tours (1055), Bordeaux (1080), etc. A chaque fois, Bérenger faisait alors amende honorable puis se rétractait. Il finit par être exilé sur l’ile Saint Cosme, au large de Tours.

La plupart de ses écrits ont été perdus et ce qui a été conservé est plutôt mince [3] : Quelques éléments de correspondances (lettres à Adelmann), sa Défense contre Lanfranc ou De Sacra Coena, retrouvée en 1777, à Wolfenbüttel [4], et un florilège patristique sur les sacrements, directement utilisé et peut-être composé par Bérenger de Tours, découvert en 2006 dans un manuscrit de la BNF. De l’œuvre poétique de Bérenger, nous ne possédons plus de façon certaine que ce Juste judex, Jesu Christe, édité au 18ème siècle d'après un manuscrit de Marmoutier [5].

Dès lors, il m’a paru utile d’en apprendre un peu plus sur ce poème Juste Judex, qualifié parfois d’oraison ou d’hymne selon les auteurs, notamment pour tenter de déterminer la date à laquelle il avait été recopié, car logiquement, les moines ne recopiaient pas des textes d’auteurs jugés hérétiques et si le style d’écriture était cohérent avec l’écriture carolingienne, n’aurait-il pas été pas possible que le texte date d’avant l’excommunication de 1050 ?



Le texte intégral du poème réduit dans cette copie à 5 strophes sur les 12 connues.

Pour cela, étant parfaitement incompétent en paléographie médiévale, j’ai tenté ma chance auprès de plus savant que moi. On me dit tout d’abord que l’écriture contient des caractéristiques de l’écriture cursive carolingienne (S long sous la ligne, S ressemblant à B à la fin des mots, D oncial en boucles de sorcière), mais aussi des caractéristiques de la calligraphie humaniste (issue de la calligraphie carolingienne du 9ème au 12ème siècle). Donc, les avis penchaient pour une main du 15ème siècle fortement influencée par la calligraphie humaniste.

J’insiste alors pour avoir un second examen en donnant mes raisons : Pourquoi recopier au XVème siècle le texte d’un hérétique ?  Il serait plus vraisemblable que le texte soit du XIème siècle. Mais mon interlocuteur (a) reste ferme sur sa position en donnant ses raisons :

« Pour défendre mon point de vue sur une "écriture qui n'est pas du 11e siècle", je dirais ceci :

1/ La minuscule carolingienne utilise des lettres douces, donc les ponts du "m" et du "n" devraient être arrondis, mais ici, ils sont pointus et tranchants. Le "r" rond (qui ressemble à un 2,) apparaît au 12ème siècle. Son abondance dans vos feuilles fait davantage penser à la cursiva du 15ème siècle.

2/ Dans ces feuilles, les "i" sont pointillés, ce qui est également quelque chose qui apparaît au 12e siècle.

3/ La façon dont les longs "s" sont épaissis montre que le scribe n'a pas écrit son long "s" en une seule ligne pour lever ensuite sa main et compléter le haut du "s" ; cela prouve qu'il a fait son long "s" en un seul trait et qu'il n’a relevé la main que pour passer à la lettre suivante.

4/ De nombreux mots de cette feuille donne cette sensation de "cursiva". A propos du petit "s" à la fin des mots : habituellement dans la minuscule carolingienne, vous auriez un long "s", mais ici vous avez des petits "s" avec un étrange empattement prolongé comme si le copiste avait monté rapidement sa plume pour finir le mot. À mon avis, ce "s" particulier pourrait dériver du "s" en forme de "B" que l'on trouve à la fin des mots à partir de la seconde moitié du 14ème siècle.

5/ En conclusion, de mon point de vue : nous avons quelques lettres inspirées du minuscule carolingien (a, quelques "e", quelques "d", b", quelques lettres majuscules), mais la façon d'écrire du scribe, et beaucoup de lettres utilisées, combinées à l'aspect général "non poli, propre, régulier" du ductus, trahissent une main du 15ème siècle connaisseur de la calligraphie humaniste. »

Il a bien fallu que je me range à ces arguments convaincants. Un scribe du 15ème siècle cherchant à imiter la caroline !

Ceci dit, Yves Perrousseaux, dans son histoire de l’écriture typographique, nous rappelle que le XVème siècle redécouvre les minuscules rondes de l’écriture carolingienne qui avaient été occultées pendant quelques siècles par les écritures gothiques. Déjà Pétrarque, influencé par ses études des textes carolingiens à l’université de Bologne, écrivait à Boccace en 1337, pour faire l’éloge de l’écriture caroline. Plus tard, en 1402, le florentin Poggio Bracciolini (1380-1459) donnait le modèle d’une véritable minuscule humanistique droite : la lettera antica formata.  

Reste alors à trouver ce qui a conduit ce lettré, connaisseur des nouveautés humanistiques, à copier un texte de Bérenger de Tours au XVème siècle. En fait, les condamnations des écrits de Bérenger n’ont pas été aussi tranchées qu’il pourrait paraitre. A la lecture des conciles, ce dernier continue à être qualifié de magister et admirabilis philosophus et au fil de ses professions de foi et de ses rétractations, exprimées lors des conciles de 1059,1078,1079, il semble s’être assagi.

Il aurait écrit le poème à la fin de sa vie, sans doute durant le concile de Rome en 1078 [6]. A cet occasion, moment critique de la vie de Bérenger, sa profession de foi devait être scellée par le jugement de Dieu, c’est-à-dire l’épreuve du fer rouge autrement appelé ordalie. Bérenger se prépara à cet acte solennel par le jeûne et la prière et Il semble bien que c’est à l’occasion des préparatifs qu’il composa le texte où il demandait au Christ de le protéger des embuches de ses ennemis et d’obtenir un juste jugement. (Juste Judex). D’une certaine manière, il anticipait la décision du Pape et faisait appel directement au jugement du Christ. Finalement le Pape Gregoire VII changea d’avis ; l’ordalie n’eut pas lieu mais le poème resta.

Le contexte de la rédaction n’est pas sans rappeler la Ballade de Pendus de François Villon.

Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin NAL 3119 F. 161 v°-
Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. (1492)


Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis. (Début XVème s.)

Le concile de Saintes a donc pu valider le poème qui ne contient rien de contraire à l’orthodoxie. Il connaitra alors une certaine vogue au XVème siècle et sera repris dans les hymnaires des siècles suivants, parfois traduit en français comme dans ce manuscrit conservé à Bruxelles :  Juste et vray juge Jhesucrist, roy des roys et seigneur des seigneurs, qui tousjours regnes avecques le Pere et le saint Esperit, vucillés maintenant mes prieres exauchier et les recevoir debonnairement. Tu descendis des cieulx du ventre de la glorieuse Vierge Marie [7]...

Il faut noter que le texte porté sur ma reliure contient des variantes par rapport à celui publié en 1717 dans le répertoire des actes des conciles [8]. Ainsi, vers 17, Ut possimus permanere devient Ut valeam permanere, ou bien vers 23, Nec servantur corda nostra au lieu de Ne damnetur corpus meum. Il existe aussi des variantes avec le manuscrit 1201 de la BNF.  Par ailleurs, l’ensemble est à la première personne du pluriel et non du singulier. Je n’ai pas encore trouvé d’exemple similaire à ce texte que je reproduis intégralement et qui nécessiterait certainement de plus amples recherches.  

 
Juste judex, Jesu-Christe,
Rex regum et Domine:
Qui cum P(atre) (re)gnas semper
Et cum Sancto Flamine
Nunc digneris preces nostras
Clementer susci(pere).
 
 Tu de coelis desce(ndisti)
Virginis in uterum,
Unde sumens veram carnem
Visitasti servulum,
Tuum plasma (redimeno ?)
Sanguinem per proprium. 
Naque simus o Deus,
 
Gloriosa passio
Nos deffendat incessanter
Ab omni periculo
Ut possimus permanere
In tuo servitio
 
Adsit nobis tua virtus
Semper et deffensio
Mentem nostram ne perturbet
Hostium incursio
Nec servantur corda nostra (ne damnetur corpus meum)
Fraudulenti laqueo
 
Dextra forti qua fregisti
Acherontis januas (junas)
Frange nostros inimicos
Necnon et insidias
Quibus volunt occupare 
Viatorum (Cordis mei) semitas



Bonne Journée

Textor

Appendice : Répertoire des manuscrits identifiés à ce jour contenant le texte Juste judex Jesu Christe de Béranger de Tours.

Références : U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 (A ne pas confondre avec un autre hymne ‘Juste Judex ultionis’, repris dans le Dies Irae et par Mozart dans le Requiem K.626 )

1/BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Avec une traduction en français de la prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….».

2/Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

3/ Bibl. Méjanes Cote Ms. 19 (Rés. ms. 1)  (620— R. 539). Heures du roi René. 15e siècle Vers 1470-1471.Page 468. Longue prière rythmée : ‘’ Juste judex, Jesu Christe, Rex regnum et Domine,… ‘’

Méjane Ms19

4/Bibl. de Tours ms 348, f.  172.

5/Bibl. du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152,

6/BNF Cote : Latin 3003 -Parchemin. Deux mss. réunis au XVe s. 189 ff.155 × 100 mm. B f. 109 Juste judex Jesu Christe // Regum rex et Domine //..

7/BNF Cote : Latin 2895  - Hymne : « Juste Judex J.-C... » ; (f.133-133v)

8/BNF Cote : Latin 2882 - S. Anselmus Cantuariensis Liber precum XIIe siècle Initiales en couleur. Rubriques. Parchemin.91 ff.235 × 160 mm. Reliure XVIII e s. maroquin rouge aux armes royales. Provient de l'abbaye de Mortemer au dioc. de Rouen, d'après l'ex-libris à demi-effacé du XIV e s. au f. Iv, d'où il était passé dans la collection de Mareste d'Alge dont l'ex-libris effacé se trouve au f. 23. B.f. 76 Juste judex J-C.... ».

9/BNF cote : Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis.  Début du XVe siècle. f. 1-16v Oraisons et prières diverses : — « Oratio magistri Berengier. Juste judex Jesu Christe... » Cf. Chevalier, n° 9910 (10).

Décoration anglaise. Initiales en couleur à filigranes, ou d'or sur fond de couleur. Encadrement (f. 1). Rubriques. — Au f. 1, armes d'Orléans. Ce ms. est à rapprocher du Latin 1196. — Cf. Delisle, Cab. des mss ., I, 110 et Champion, Libraire de Ch. d'Orléans , 79. Les ff. 104, 159, 270 sont blancs. Parchemin.379 ff. à 2 colonnes.220 × 145 mm. Reliure chagrin rouge au chiffre de Louis-Philippe ; au verso des plats, velours cramoisi de l'ancienne reliure avec traces de boulons et de fermoirs ; tranches aux armes d'Orléans.

10/BNF Mss Latin 15139. Rhetorica ad Herennium. — Summa sententiarum, etc. XIIe siècle. f. 247. [Hymne] : « Juste judex Jhesu Christe …-…. salvetur humanum genus. », cf. U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 ; H. Walther, Initia carminum ac versuum medii aevi posterioris latinorum, Göttingen, 1959, p. 506, n° 9997. Addition du XIIIe s.

11/ BNF NAL 3119 . Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. XVe siècle (1492) 170 feuillets. 205 × 155 mm. f. 161 v°-162 v° : Manuscrit en latin " Juste judex Jhesu Christe, regum rex et Domine ".

12 / BL Add MS 44874, ff 1r-258v - after 1246-1325 - Psalter in Latin with additions ('The Evesham Psalter') 'Iuste iudex iesu christe rex regum et domine.' (ff. 240r-v)

BL Ms 44874

13 / BM Angers Ms. 1-1928 - N° CGM : 283 Autre cote : 274 Titre : Recueil, venant de Saint-Serge Date : XIe-XIIe siècles. Pages 16-21 Prières diverses. « Oratio ad Crucifixum. — Juste judex, Christe... »



(a) Je remercie Eve Defaÿsse, Doctorante au CIHAM, Université Lumière Lyon 2, pour les renseignements transmis.

[1] Yves Perrousseaux nous dit que le scriptoriale de l’abbaye saint Martin fut pendant longtemps à la pointe de l’évolution de l’écriture et on y trouve des textes qui préfigurent ce que sera l’écriture carolingienne. (Histoire de l’écriture typographique, Atelier Perrousseaux, 2005 p. 19.)

[2] Le De sacra coena ou Rescriptum contra Lanfrancum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1988.

[3] Voir la bibliographie de Jean de Montclos in Lanfranc et la controverse eucharistique du XI ème siècle, Louvain 1971

[4] Berengarii Turonensis de Sacra Coena adversus Lanfrancum liber posterior... Primum ediderunt A. F. et F. Th. Vischer... (1834). In-8° , VI-290 p. réédité in Berengarii turonensis de sacra coena adversus Lanfrancum, ad fidem codicis Guelferbytani edidit et notis instruxit... W. H. Beekenkamp (1941)

[5] Sans doute mms Tours 348, f.  172. On trouve également ce poème dans deux manuscrits du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152, dans le manuscrit 1201 de la BNF et dans 2 manuscrits conservés à Bruxelles et munich, mss 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVe s. et Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon. Bérenger se sentait assez sûr de son talent poétique, loué par Hildebert de Lavardin dans l'Epitaphium Berengarii (PL, t. CLXXI, 1396), pour se moquer du poème qu'Adelman de Liège lui avait envoyé.

[6] Remi Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Volume 20, Paris Lottin et Butard, 1757.

[7] Traduction d'une prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….». BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Voir aussi Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

[8] E.Martène et U. Durand in Thesaurus novus anecdotorum, t.  IV, col.  115-116