vendredi 27 mai 2022

Joachimi Bellaii Andini Poematum : Les élégies latines de Joachim du Bellay, angevin (1558)

En 1553, Joachim du Bellay quitte la France pour accompagner son oncle, le cardinal Jean du Bellay, à la cour pontificale de Rome. La perspective de vivre sur les lieux où vécurent tant de figures antiques et de découvrir les antiquités de Rome l’enthousiasme. Il compte jouer un rôle politique.

Mais il va rapidement déchanter, déçu par Rome, par les intrigues de la Cour comme par les missions qu’on lui confie. Le cardinal du Bellay est tombé en disgrâce auprès du roi de France et ne peut guère influer sur le cours des évènements. Joachim s’ennuie. Plusieurs fois, il envisage un retour au pays natal mais l’espoir d’une brillante carrière diplomatique le retient à Rome. Réduit à administrer l’intendance de la maison du cardinal, il met à profit ses longues périodes d’oisiveté en écrivant des poèmes en français ou en latin, alternant les sonnets, les élégies, les œuvres satiriques et les épigrammes.

L’édition des Poemata chez Fédéric Morel, au Franc Meurier.

En août 1557, Joachim tombe malade et souffre de plus en plus de surdité, le cardinal Jean du Bellay le renvoie en France. Le poète loge au cloître Notre-Dame chez son ami Claude de Bizé, auquel il s'adresse dans les sonnets 64, 136 et 142 des Regrets.

En janvier 1558, il fait publier par Fédéric Morel, tenant boutique rue Jean de Beauvais, ses trois principaux recueils : Les Regrets, Les Antiquités de Rome et les Poemata. Alors que les Antiquités de Rome évoquent la grandeur et le déclin de l'ancienne capitale du monde, Les Regrets fustigent la corruption de la Rome moderne et témoignent de la douleur de l'exil. Joachimi Bellaii Andini Poematum libri Quatuor est un recueil plus hétérogène, composés de 162 pièces inédites divisées en quatre parties distinctes : Elegiae, Epigrammata, Amores et Tumuli. La première partie, les élégies, constitue le pendant latin des Regrets. Leur date de parution peut-être estimée à novembre ou décembre 1558 puisqu’ils contiennent une épitaphe de Saint Gelais, mort le 14 octobre (Tum. 39) bien qu'ils portent au verso de leur page de titre un privilège à la date du 3 mars, qui protège les autres recueils publiés bien plus tôt dans l’année comme les Antiquitez.

La lettre dédicace du Chancelier Francois Olivier à Fédéric Morel 

Ad Lectorem

Il peut paraitre paradoxal que celui qui avait critiqué neuf ans plus tôt dans Défense et illustration de la langue française, ces poètes néo-latins, pâles imitateurs de Cicéron, suive le même chemin. Et d’ailleurs, Du Bellay en est quelque peu embarrassé et tient à se justifier dans la préface Ad Lectorem.

Mais le paradoxe n’est qu’apparent. La Défense distinguait déjà l’imitation servile et improductive des anciens à l’imitation inspirée et créatrice des poètes de l’antiquité. Or, c’est par référence à Ovide que du Bellay use du latin, la langue de l’exil, tout comme Ovide avait utilisé le sarmate pour composer Tristes. « Ce n'est l'air des Latins, ni le mont Palatin, Qui ores, mon Ronsard, me fait parler latin …. C'est l'ennui de me voir trois ans et davantage, Ainsi qu'un Prométhée, cloué sur l'Aventin… »

Par ailleurs, son séjour à Rome lui avait permis de côtoyer deux poètes néo-latins italiens, Janus Vitali et Lelio Capilupi qui furent ses amis, c’est donc tout naturellement et à leur contact qu’il expérimente les formes poétiques latines, qui entraine en retour la production d’une poésie dont la richesse et la variété n’ont pas d’équivalent dans les recueils en langue française.

La partie du recueil contenant les Elégies est construite avec beaucoup d’habileté pour suggérer une progression du sentiment de l’exil. La première élégie décrit le poète embarqué sur la mer hostile que constitue la poésie latine. Puis les trois suivantes sont écrites autour de la première épreuve que connaît le poète : les séductions romaines. Tandis que l’élégie 7, « Patriae desiderium » (le Regret de la Patrie), s'inscrit dans le cycle des trois élégies suivantes, qui traduisent une deuxième épreuve pour le poète : la nostalgie du pays natal. Cette septième élégie retient l’attention car c’est la version latine, largement inspirée d’Ovide, du plus connu des sonnets français de du Bellay : Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage.

Felix qui mores multorum vidit et urbes, sedibus et potuit consenuisse suis ! …

Quando erit ut notae fumantia culmina villae, et videam regni jugera parva mei ?

(Heureux celui qui a vu les mœurs et les cités de beaucoup (de peuples) et a pu vieillir dans sa demeure ! … Quand arrivera-t-il que je voie les toits qui fument d'une maison connue et les petits arpents de mon royaume ?)

Cette élégie est construite sur l’alternance entre des passages sombres, marqués par le regret de la France (vers 7 et s. puis vers 29 et s.) avec des passages sur le désir d'une autre patrie, celle de Rome (vers 18 et s.). Le poème est ainsi construit, de façon formelle, sur l'alternance et la dualité de la posture de l'exilé, qui se situe à la fois entre deux patries - l'une dans laquelle il se situe géographiquement, et l'autre dans laquelle il se situe sentimentalement - entre désir et regret. [1]

Elegie 7

En dehors des vers inimitables du poète, l’ensemble de l’ouvrage retient l’attention par sa composition typographique, particulièrement attrayante. Du Bellay avait eu jusque-là eut recours à Guillaume Cavellat, Arnoul l'Angelier ou Gilles Corrozet pour faire imprimer ses œuvres mais il n’était pas très satisfait de leur travail et il s’adressa donc à Fédéric Morel, tout juste installé au clos Bruneau.  La vocation typographique de Fédéric Morel commença, dans l’atelier de Charlotte Guillard, à l’enseigne du Soleil d’Or, où il était correcteur des impressions savantes publiées par la maison. Il épousa en 1550 Jeanne Vascosan, la fille de l’imprimeur Michel Vascosan et petite fille de Josse Bade. Cette longue lignée de typographes renommés obligeait à l’excellence. Du Bellay écrit dans l’épitre au lecteur des Divers Jeux Rustiques : « car combien que ce qui est le meilleur de mon ouvrage ne mérite l'impression, si est ce que j'ayme beaucoup mieulx que tu le lises imprimé correctement que dépravé par une infinité d'exemplaires, ou, qui pis est, corrompu misérablement par un tas d'imprimeurs non moins ignorants que téméraires et impudents. »

Fédéric Morel s’était vu mettre le pied à l’étrier par Michel de l’Hospital qui lui avait demandé de publier entre 1558 et 1560 une dizaine de plaquettes de ses épitres, jusqu’alors diffusées sous forme manuscrite. Morel avait démarré sa production au prix d’investissements très importants : il utilisa dès ses premiers tirages un papier troyen d’excellente qualité, très blanc et lisse et, pour se lancer, il ne récupère pas, à la différence de ce qu’avait fait Vascosan en 1532 avec les fontes de Bade, les polices de caractère de son beau-père. Au moment de ses premières impressions, il dispose en effet de fontes neuves, et magnifiques, gravées par Claude Garamont (en particulier cet élégant italique de corps 14 dans lequel sont composés tous les textes de L’Hospital) [2]

Lettrine B du matériel de Fédéric Morel

Quelques pages du recueil

Du Bellay ne fut pas déçu. Les exemplaires des éditions exécutées à l'officine du Franc-Meurier en 1557 et 1558 sont bien imprimés. Les caractères sont neufs leurs arêtes sont vives, les barres des lettres apparaissent nettement et la mise en page est particulièrement élégante. Quelques années plus tard, les impressions de Morel seront moins belles.

Joachim du Bellay, heureux de ses relations avec son imprimeur, continua de lui confier l'exécution de ses travaux. Les Regretz et autres œuvres poétiques avaient obtenu un grand succès, et l'édition était épuisée. Joachim du Bellay en publia une seconde en 1559 ; il fit paraître aussi une seconde édition de Epithalame sur le mariage du duc de Savoye. Seuls les Poemata ne furent jamais réimprimés par Morel.

Bonne Journée

Textor



[1] Œuvres Poétiques de Joachim Du Bellay, Volume VII : Œuvres latines, Poemata. Paris, 1984, Nizet, édition présentée par Geneviève Demerson.

[2] Voir Michel de l’Hospital,  chancelier-poète sous la direction de Perrine Galand-Willemen et Loris Petris Genève, Droz 2014

jeudi 28 avril 2022

La compagnie des Poètes de Francesco Ottaviano, dit Cleophilus. (vers 1505)

Pour faire écho à la belle exposition qui est actuellement présentée à la fondation Martin Bodmer dédiée à Dante Alighieri pour le 700ème anniversaire de sa mort et faute d’avoir un manuscrit de la Divine Comédie à vous présenter, je sors de la bibliothèque un petit opuscule d’un auteur italien qui s’est inspiré de son illustre ainé pour écrire un long poème dédié aux poètes antiques, grecs et latins : le Libellus De Coetu Poetarum.

Page de titre du De Coetu Poetarum

Le début du poème en folio III.

Cet itinéraire dans le monde de l’au-delà est le poème le plus connu de Cléophilus. Le narrateur rêve qu’il se rend de nuit dans les Champs Elyséens pour rencontrer Virgile qui le guide à travers les rangs des poètes de l’Antiquité, classés par genre selon une classification reprise de la Poétique d’Aristote.

Francesco Ottavio, dit Cleophilus, est un contemporain d’Ange Politien. Il est sans doute né vers 1447 à Fano, dans la région des Marches, puisqu’il est parfois appelé le Fanensis, et il décède à Civitavecchia en 1490 après avoir enseigné les humanités à Viterbe et à Fano, s’être intéressé à l’histoire en traduisant Tibulle et avoir publié différents recueils en vers et en prose, notamment des épigrammes,[1] un poème sur l’histoire de la ville de Fano et des lettres d’amour pour Julia qui était sa Béatrice. [2]

Comme Dante quittant le chemin droit pour entrer dans une forêt obscure, c’est par une nuit noire au rayon de la lune tendant très lentement vers l’Ourse Arctique que notre poète, fatigué de l’étude des livres, s’endort entre les bras de dame Quiétude qui met à bas tous soucis, soins et cure. Il entre dans une contrée couverte de fleurs et de rosée et voit un mont très élevé, hérissé d’un temple, où demeurent les poètes entourés des Neufs Sœurs, des dieux et du premier d’entre eux : Apollon.  

Notre poète entame alors de longues disgressions sur les dieux et les héros, nous conte une myriade de scènes mythologiques, l’histoire grecque et les batailles des romains - même Hannibal a droit a quelques vers sur son passage des Alpes - avant de revenir à son propos. Avouant qu’il s’est un peu perdu en chemin, tel un vagabond, il demande à Virgile de le guider : « et luy apprend(re) par où il doibt aller. Le droict chemin instruictz moi je te prie par tes scavoirs après lesquelz je crie. Ainsi parlay. Lors avec grande prestance, Virgil respond à mon dire et sentences [3] »

Pages du poème dans lequel s'intercalent les commentaires de Josse Bade

A vrai dire, la notion de poètes antiques n’a pas grand sens dans la mesure où la distinction entre prose et poésie n’existe pas dans l’Antiquité grecque ou latine, Aristote dans sa Poétique ne distingue que trois genres : La tragédie, la comédie et l’épopée.

C'est bien plus tard, à partir du IVe siècle, que l'on voit une qualification relative à des poètes lyriques devenir la désignation explicite d'un genre défini par l'un de ses modes d'exécution : les poètes « lyriques » sont désormais ceux qui chantent des poèmes composés pour la lyre ; et chez le grammairien latin, le lyrique devient même un « genre » (melicum sive lyricum) qui se caractérise par son rythme métrique.

Il serait plus juste de dire que Cléophilus et ses contemporains de la Renaissance jettent les bases d’une nouvelle versification en rejetant les formes désuètes de la poésie du moyen-âge, ballades et rondeaux, pour s’inspirer des valeurs perdus de l’Antiquité. Le temps littéraire et artistique dans lequel ils s’inscrivent est une renaissance en ce qu’il renoue avec des critères culturels antiques. Il ne s’agit pas de revivre le passé, mais d’y trouver des modèles inspirateurs. Cette imitation va de pair avec une distinction : en renouant avec ce qu'il estime être des thèmes romains et grecs classiques, il s’éloigne des codes culturels gothiques, courtois ou encore scolastiques. Cléophilus le souligne à la fin de poème : « Ceste œuvre fit avec un pentamètre, comme voyez, joinct avec un hexamètre. »

Un ancien possesseur a laissé un commentaire sur le passage sur Hannibal

Cléophilus nous présente donc une suite de poètes, assortie de commentaires sur leur valeur respective. Il entame son énumération par Homère, très docte en rhétorique, dont l’Iliade et l’Odyssée ont droit à de longs développements puis c’est Ovide (« Vois-tu après d’Ovide le labeur ingénieux ? ») auquel succède Claudianus, puis Pindare, plus loin Flaccus et Aratus, puis Plaute, Térence et Menandre, etc. Une analyse sur les choix opérés entre les poètes et une comparaison avec ceux rencontrés par Dante dans la Divine Comédie resterait à faire par plus docte que moi.

Dante avait commencé son voyage initiatique par l’Enfer pour gagner ensuite le Purgatoire puis le Paradis. Cleophilus suit le chemin inverse et termine curieusement par l’Enfer. « Prent cœur Poete et en toy hardiesse nous entrons ja dans les lieux de tristesse, dans les pays et règnes horrificques du noir Pluto, dieu des enfers unicque … ». Il y croise Alecto, Thisiphone et Mégère, les trois Erynies, Gorgone et Libitina mais il n’y a pas de poète dans ce lieu-là. Après avoir entrevu les visions horribles des supplices de l’enfer, Virgile s’arrêta et lui dit qu’en ce lieu il y a deux chemins, celui qui conduit vers les astres brillants et l’autre vers les bas enfers et qu’il lui faudra choisir. Mais à peine eut dit et fini son propos que le soleil envoya sa lumière sur la terre et Cleophilus se réveilla. Ouf !

Les Préfaces 

L’ouvrage fut imprimé plusieurs fois à la fin du XVème siècle en Italie et ailleurs. Nous trouvons une édition in-4 de 14 ff. sans lieu ni date, imprimée en caractères romains (Rome : Eucharius Silber, 1483-85), une autre sans date, à la marque de Martinus Herbipolentis (Martin Landsberg) à Leipsig (1496) puis encore une autre à Paris par Michel Tholoze pour Alexandre Aliatte de Milan en 1499. 

Josse Bade, éminent philologue, éditeur et libraire, en fit alors un abondant commentaire, jugeant le texte trop hermétique pour sa clientèle pourtant déjà bien savante. Il en publia deux tirages en septembre et octobre 1503, puis un troisième le 5 Aout 1505. Le commentaire de Josse Bade fournit un ensemble de notices érudites sur les poètes de l’Antiquité. Il s’agit d’un véritable manifeste de la Renaissance poétique dans lequel les Muses, Apollon et le Parnasse jouent également une large partition.

L’exemplaire du Libellus de Coetu Poetarum que j’ai entre les mains est à l’adresse du libraire parisien Denis Roce qui tenait son échoppe rue Saint Jacques, à l’enseigne de Saint Martin. Il possède, sur la page de titre, la belle marque typographique aux deux griffons encadrant un blason aux armes parlantes. Il y est inscrit sa devise : Alaventure tout vient aponit qui peut atendre. Silvestre nous dit que cette marque incunable dont la première occurrence est de 1498 (Renouard 1005), devait être en métal car elle est demeurée intacte jusqu'au début du XVIe siècle. La faute à Apoint sera corrigée dans une nouvelle version de la gravure à partir de 1509.

Cette émission contient encore la préface de Josse Bade datée de 1503 mais elle est imprimée par Antoine Bonnemère aux dépens de Denis Roce. Il est bien difficile de lui donner une date certaine, sachant qu’elle ne devrait pas être postérieure à 1508 puisque l’année suivante Josse Bade donnera une nouvelle édition chez Poncet Lepreux en réécrivant sa préface.  

Un précédent possesseur a laissé dans le livre une note manuscrite dans laquelle il affirme que c’est un exemplaire unique daté de 1505. Par la suite, un libraire souligne dans sa notice que cette affirmation est exagérée car il a recensé au moins 6 exemplaires à la marque de Denis Roce. Effectivement, nous trouvons à la BNF un exemplaire sans date à la marque de Denis Roce mais il n’y a pas de colophon et le catalogue précise que cette impression est de Jean Barbier et qu’elle peut être datée, malgré la mention dans la préface, autour de 1507, « d'après le matériel de J. Barbier et la marque de D. Roce » [4]. Affirmation sujette à débats car la datation par référence à Renouard 1005 est reprise partout, quasi automatiquement, alors qu’elle n’a aucune utilité pour affiner la date puisque cette version de la marque a été utilisée de 1498 à 1509 sans trace d’usure majeure !

Nous trouvons encore répertoriées dans les institutions publiques d’autres impressions à la marque de Denis Roce mais aucune ne contient le colophon d’Antoine Bonnemère.  

Le colophon d’Antoine Bonnemère

Un gros plan sur les types d'Antoine Bonnemère

Comme Denis Roce n’allait pas faire imprimer le même texte par deux imprimeurs différents au même moment, cela signifie qu’il s’agit de deux émissions espacées dans le temps, faisant de l’impression de Bonnemère soit un tirage plus ancien que 1507 soit plus récent. Je pencherais, en allant dans le sens du précédent possesseur, pour 1505. Cependant, les répertoires des impressions de Bonnemère de la BNF comme de la British Library font débuter l’activité de cet imprimeur en 1506-1507, avec le soutien de Denis Roce. La plus ancienne trace de cette collaboration se trouve dans le Vita omnium philosophorum & poetarum de Gualterus Burlaeus, une émission sans date (que la BNF estime être de 1506) dont le thème n’est pas éloigné de l’ouvrage de Cléophilus. Les deux œuvres auraient pu être imprimées dans la foulée.

En résumé, si nous retenons 1505, l’activité de l’imprimeur Antoine Bonnemère serait de 1 à 2 ans plus ancienne que ce que l’on croyait, ou bien si nous retenons 1507, il resterait à trouver pourquoi Denis Roce a fait travailler 2 imprimeurs en même temps. La dernière possibilité serait que les auteurs de la notice enregistrée à la BNF se soient trompés sur l’estimation de la date de cet exemplaire de 1507. [5]

La page de titre de la traduction de Griachet, Lyon, 1543. 
Exemplaire de la Bibliothèque Mazarine (Inc 774-8)

L’œuvre de Cléophilus a fait l’objet d’une traduction ancienne par le bourguignon Guillaume de Villebichot de Talent dit Griachet [6],  bien pratique pour aborder l’œuvre de Cleophilus dont le latin est pour le moins hermétique. Griachet nous précise dans sa préface qu’un soir à la veillée, ayant commencé la lecture du poème, il tomba sur une phrase si joconde et délectable qu’il se décida à le traduire entièrement car le texte en était profitable même à ceux qui n’entendait rien au latin. Sa traduction est fort correcte et contient beaucoup de poésie en elle-même mais elle ne parait pas avoir été rééditée.

Pour finir, un mot sur l’épitre dédicatoire de Fauste Andrelin (Publius Faustus Andrelinus, 1450-1518), poète royal de Charles VIII à François Ier, ami d’Erasme, qui enseigna à Paris et y publia plusieurs ouvrages de distiques et d’élégies. Elle est adressée à l’humaniste Robert Gaguin, avec lequel il était en relation et qui, entre autres activités, avait publié en 1473 son Ars versificatoria [7], traité de versification latine par lequel il veut, en s'appuyant sur Pétrarque, renouer avec la poésie antique. Andrelin rend donc hommage à l’un des pionniers de la renaissance des poètes latins antiques et Josse Bade, à son tour, dédie son édition commentée du Cléophilus à Fauste Andrelin. Belle chaine de relations entre différentes générations qui ont toutes œuvré à faire revivre la poésie antique.

Bonne journée

Textor



[1] Epigramma ad Matthaeum Thomassum Senensem

[2] Julia et epistolae de amore imprimé à Naples par C Guldemund, 1475.

[3] Les citations sont tirées de la traduction de Guillaume Griachet, seigneur de Talent et de Villebot. Lyon, 1543.

[4] Renouard, ICP, I, 1507, 154 P. Renouard, Les marques typographiques parisiennes des XVe et XVIe siècles, Paris, 1926, 1005 (marque de D. Roce).

[5] BNF, notice BP16_100984 Deux exemplaires identifiés à Bale et Cambridge.

[6] Le livre de Octavius Cleophilus De Coetu poetarum, tra[n]slaté de latin en rhetoricque fra[n]çoise par Gulielme Griachet aliâs de Villebichot de Talent près Dijon Un seul exemplaire à la Bibliothèque Mazarine sous la réf. Inc 774-8.

[7] Le De Coetu était parfois associé à l’Ars Versificarum de Gaguin et reliés ensemble comme dans cet exemplaire normand ayant appartenu à Seymour de Ricci et dont il donne la description dans les annales normandes. (Comptes rendus des séances de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : Une impression normande inconnue. Année 1917, 61-4 pp. 286-294)

 

 


vendredi 4 mars 2022

Le supplément à la somme du Pisanelle par Nicolas d’Osimo (1483).

La Préface du Supplementum


En prenant un livre au hasard dans la bibliothèque et en cherchant à savoir quels renseignements les érudits des siècles passés et, plus récemment, les historiens du livre ont pu rassembler, il n’est pas rare que mon investigation se résume à quelques maigres paragraphes.  Il y a décidément encore beaucoup de travail à venir pour les étudiants en histoire du livre. Ce fut le cas pendant longtemps pour cette impression de Cologne, dénichée il y a près d’une décennie et sur laquelle je ne savais que ce que me donnaient les 10 lignes du catalogue du libraire.

L’ouvrage s’intitule Supplementum Summae Pisanellae et Canones poenitentiales fratris Astensis. C’est-à-dire le supplément à la somme du Pisanelle et les règles de pénitence de Frère Astensis.

Ce livre fut en son temps un des plus grands best-sellers de l’occident et quand Ulrich Zell, proto-imprimeur de Cologne décida de l’imprimer à son tour en 1483, il y avait eu déjà 15 éditions précédentes. La première avait été publiée 10 ans auparavant par l’imprimeur de Venise Vindelinus de Spira. La plupart des autres à Venise également (Bartholome de Crémone, Renner de Heilbronn) mais aussi à Gênes (Mathias Moranus 1474) et à Milan (Léonard Pachel, 1479). Puis l’Allemagne se mis à son tour à en donner des éditions, à Nuremberg (1478) et à Cologne (Conrad Winters de Homborch, 1479) et enfin celle d’Ulrich Zell.

Ulrich Zell avait participé à l’aventure de l’imprimerie depuis ses débuts, probablement en travaillant dans l’atelier de Gutenberg. C’est lui qui racontera à l’auteur de la Chronique de Cologne comment la technique s’était développée et qui en avait été le génial inventeur [1].

On dit qu’Ulrich Zell avait formé dans son atelier Conrad de Homborch. Quoiqu’il en soit, les deux hommes étaient certainement restés en relation d’affaires et J-C. Brunet note que leurs fontes respectives étaient très similaires, à moins qu’ils ne se prêtassent tout simplement leur matériel. Il est arrivé que les bibliographes attribuent à Zell des impressions de Homborch, comme l’avait fait Hain pour un De Arte Amandi libri tres d’Ovide, sans lieu ni date.  Toujours est-il que c’est seulement après la mort de Conrad Homborch en 1482 qu’Ulrich Zell fit imprimer le Supplément à la Somme de Pisanella pour la seconde fois à Cologne.

Cette impression de Cologne est restée relativement confidentielle. Il n’en existe qu’un seul exemplaire dans une bibliothèque publique en France (BNF) et encore est-il incomplet. Et l’ISTC en dénombre 37 exemplaires de par le monde.

Le Supplément à la Somme du Pisanelle est un ouvrage de casuistique, organisé de façon très pratique, par ordre alphabétique.

Le résultat de ce classement méthodique se voit du premier coup d’œil, dès l’ouverture du livre, puisque toutes les lettrines peintes sont les mêmes pour une page depuis A pour Abbas (in suo monasteio…) jusqu’à Z. Lorsque l’auteur passe à une autre lettre, la première de la série est distinguée par une enluminure bicolore. Dans une série de lettres, pour une raison inconnue, l’enlumineur a voulu orner sa lettrine par une couleur qui n’était ni le rouge vermillon, ni le bleu de cobalt mais sans doute un jaune ou un vert qui n’a pas tenu au fil du temps et qui apparait aujourd’hui en grisé.

Une lettrine T grisée dont la couleur n'a pas tenu et qui, par ailleurs, ne correspond pas à la première lettre de la série des entrées de mots commençant par T. 

L’ouvrage n’a pas de titre, le feuillet a1 est blanc au recto et contient une table des abréviations au verso. Voilà une nouveauté éminemment pratique. Je ne sais pas si cette table aidait le lecteur du XVème siècle mais elle facilite la vie du lecteur d’aujourd’hui. Sachant qu’un mot sur deux est abrégé et que cette liste d’abréviations est très succincte, je ne sais pas quel critère a été retenu, sans doute les abréviations non courantes ou sujettes à interprétation. Nous y retrouvons principalement des noms propres, comme Ac pour Acursius ou Goff pour Goffredus ou Lau pour Laurentius mais pas seulement. Des choix curieux ont été opérés : F pour facit mais aussi F pour digestis (un bon latiniste doit pourvoir résoudre cela). Le nom de Guillaume (William) a posé quelques problèmes linguistiques car il est défini par deux entrées, à Guil et à VVil pour Gvvilhelmus, VVilhelmus ou Guillermus ou Guilielmus.

Le volume se termine par une table de toutes les rubriques (incipit tabula omnia rubrica…). Comme les thèmes sont dans l’ordre alphabétique les numéros des folios se suivent dans la table.  Le Supplementum est traditionnellement suivi, après la table, des Règles de pénitence de Frère Astensis, court extrait du livre V de cette somme appelée l’Astesana.

La table des rubriques

A l’origine, c’est un dominicain de Pise, Bartholomé de Saint Concord (Bartolomeo da San Concordio - 1260 - 1347), qui se faisait appeler le Pisan ou le Pisanelle ou encore le Maitre (Magistruccia), qui eut l’idée de composer vers 1288, une sorte de manuel des confesseurs (Summa de casibus conscientiae) destiné à guider les ecclésiastiques dans les méandres de la contrition, car la religion catholique est basée sur la recherche et la rémission des péchés et il n’est pas toujours évident de faire la part du bien et du mal.  Son idée fut d’imaginer une grille d’examen (on dirait aujourd’hui un maping) de tous les cas possibles classés par grands thèmes et numérotés par sous thèmes. Il y a, par exemple, 17 entrées pour le thème Impedimentum, c’est-à-dire les empêchements au mariage.

La plupart de ces thèmes sont tirés du Manuel du Confesseur de Jean de Fribourg et du droit canon, quelques fois d’une vertu ou d’un vice, ce qui donne alors lieu à un développement d’ordre moral. Cette organisation alphabétique a renvoyé aux oubliettes des bibliothèques monastiques tous les recueils qui avaient précédé. Par ailleurs, l’ouvrage était réputé synthétique (350 folios tout de même !) car le Pisanelle ne cherche pas à entrer dans les vives polémiques qui agitaient le monde intellectuel de son temps autour de la doctrine thomiste. Il cite peu ses références, à l’exception de Saint Thomas qui constitue sa source essentielle. En réalité, il laisse de côté le raisonnement et la controverse, qu’adoraient pourtant les lecteurs de l’époque, pour donner sa solution sans nuance, et le public aima cela[2].

Une double page du Supplément. Passage de l'entrée D à E

Le chapitre des entrées de la lettre A


La composition du livre par thèmes facilitait les annotations et les compléments. D’où l’intervention de frère Nicolas d’Osimo (Nicolaus de Ausimo). Ce franciscain qui vécut une centaine d’années après le Pisanelle était originaire d’Osimo près d’Ancone. Il avait fait des études de droit à Bologne, obtint le titre de docteur puis, changeant de voie, au lieu de pratiquer le droit, rejoignit les Observants franciscains pour se tourner vers l'étude de la théologie. Il fit alors la connaissance de St Bernardin de Sienne et devint l'un de ses fidèles. Il l'assista dans la réforme de l'Ordre ainsi que dans la lutte contre la corruption. Il mourut au couvent Santa Maria d'Aracoeli à Rome, peu après le milieu du XVe siècle.

Dans cet ouvrage, Nicolas d’Osimo n’a pas cherché à faire une œuvre novatrice mais à enrichir et compléter le travail de son prédécesseur. Et d’ailleurs, il intitule son ouvrage : le Supplément, tout simplement.

Dans la préface du Supplementum, Nicolas d’Osimo présente son projet et explique qu’il a cherché à corriger 2 défauts du Pisanelle, le premier serait d’avoir mal numéroté ses références et le second, plus grave car touchant le fond de l’œuvre, d’avoir proposé des solutions peu sures (valde dubia) qui nécessiteraient des rectifications et des compléments. Il reprend donc systématiquement tous les thèmes du Pisanelle et y ajoute ses propres réflexions. Par ailleurs dans cette même courte préface, il explique sa méthode graphique qui permet de bien distinguer ce qui résulte de son cru et ce qui appartient à l’original : il commence son propre texte par une lettre A et le finit par un B.

A vrai dire ses ajouts n’ont rien de très originaux. Il s’agit pour lui de mettre à jour les écrits de son collègue de Pise à partir des dernières évolutions du droit canon, mais comme il n’y a pas eu de bouleversements jurisprudentiels durant la période, ses développements sont plutôt restreints. En revanche, il s’attacha à citer toutes les références omises par le Pisanelle et à rendre à Jean de Fribourg les passages que le Pisanelle lui avait empruntés. Il le fît de façon subtile, en utilisant l’ouvrage de Jean de Fribourg comme d’une justification des thèses du Pisanelle, alors que ces dernières n’étaient qu’un copié-collé de l’œuvre amont…

Donc, vous l’avez compris, quitte à rechercher un ouvrage de casuistique imprimé au XVème siècle, il vaut mieux acheter le Supplément à la Somme de Pisanelle que tout autre manuel des confesseurs, bien moins complet. Le Supplementum finit par détrôner la Somme de Pisanelle elle-même. Il suffit de compter le nombre important de manuscrits de la Somme au XIVème siècle alors qu’il n’en sera imprimé qu’un nombre très réduit d’exemplaires au siècle suivant, pendant que le Supplément voit ses éditions incunables se multiplier.

Une page du Supplément ouverte au folio 193 dans laquelle on distingue sur la première colonne, par trois fois, les lettres A et B qui enferment les commentaires de Nicolas d’Osimo. Le rubricateur surligne de rouge le B, donc la fin du commentaire, mais non le A. J’aurais plutôt fait le contraire, mais bon …

La fin de la table des rubriques suivi des Canons Pénitentiels d’Astesanus d’Asti.

Enfin, la dernière partie du livre est un extrait de l'Astesana, ou Summa de casibus conscientiae, qui avait été rédigé en 1317 par un frère des ordres mineurs connu sous le nom tautologique d’Astesanus d’Asti, mais pour lequel on ne sait rien, sinon qu’il est sans doute originaire d’Asti dans le Piémont. Cette somme a connu aussi un certain succès ; elle est représentée dans de nombreux manuscrits médiévaux et dans une quinzaine d'éditions imprimées, ce qui témoigne de sa popularité et de son influence tout au long du XIVème et XVème siècle.  Elle était composée de huit livres, dont le livre V, sur la pénitence, pourrait être considéré à lui seul comme un véritable et bref confessionnal. Il explique les étapes du processus pénitentiel, offre quelques conseils pratiques pour le confesseur et inclut une liste de canons pénitentiels. C’est cette liste de canons qui est reprise à la suite du Supplementum.

Crosse d’évêque à laquelle pend un huchet. (Briquet n° 5803) Cette marque de papetier serait d’origine baroise (Bar-le-Duc) selon Briquet et connut une durée d’existence très courte, moins d’une douzaine d’années. On la retrouve dans des impressions champenoises, d’Utrecht et de Cologne.  

Pour revenir au travail d’Ulrich Zell, cet ouvrage permet aussi d’étudier la méthode avec laquelle le typographe assurait ses fournitures de papier. Les 350 folios ne contiennent pas moins d’une quinzaine de filigranes différents qui indiquent que celui-ci s’approvisionnait auprès de moulins à papier d’origine très variée. On trouve une coquille à la croix de Malte, une crosse d’évêque surmontée d’un huchet, un blason aux armes de France et du Dauphiné, un chien errant, une tête de bœuf surmontée d’une croix, diverses mains avec croix, etc …. En prenant l’ouvrage de référence pour cette période, celui de C-M. Briquet et en croisant les données, il apparait que c’est sans doute lors d’un passage par une foire de Champagne qu’Ulrich Zell a constitué ses stocks de papier.

Coquille à la croix de Malte (Briquet 4510). Les coquilles indiquent souvent une origine champenoise, fréquentes au XIVème siècle, elles donnèrent leur nom à un format de papier.

Filigrane aux Armes de France et du Dauphiné.


Bonne Journée !

Textor

 


[1] Chronique de Cologne : «  les débuts et les progrès de cet art m'ont été racontés de vive voix par l'honorable homme et maître Ulrich Zell de Hanau, toujours imprimeur de livres à Cologne à notre époque » (1499)

[2] Voir les Sommes casuistiques et Manuels de confession - Michaud-Quantin, 1962

mardi 15 février 2022

A propos de deux polices de lettres cursives de Jean II de Tournes (1581 et 1602)

A l’heure où j’ai de plus en plus de difficultés à écrire à la main à force de taper sur un clavier et de ne plus exercer mon poignet aux moulinets nécessaires à l’écriture cursive, je me dis que l’avenir de l’écriture manuscrite est compté et qu’il est peut-être temps de réimprimer en caractère de civilité si nous voulons conserver l’usage des pleins et des déliés.

Les lettres françaises, appelés bien plus tard, au XVIIIème siècle, caractères de civilité, sont nées de l’envie d’imiter au plus près l’écriture manuscrite. Vers 1557, le typographe Robert Granjon décida de tailler des lettres qui imiteraient la cursive gothique pour les rendre propres à l’imprimerie. Il explique dans une épitre dédicatoire au Chevalier d’Urfé que les lettres françaises ne cédaient en rien à celles des autres nations. Granjon avait en tête la création d’un caractère typiquement français dans le but que les français aient un style d’imprimerie bien à eux, comme les italiens avaient le romain et l’italique [1].

Une page composée en lettres françaises

Le caractère typographique cursif de Granjon qu’il désignait sous le terme de lettres françaises d’art de main fut utilisées pour la première fois par lui-même dans la composition du Dialogue de la vie et de la Mort de Ringhieri [2], une adaptation française d’un texte italien, qu’il édita et imprima sur ses presses. Son objectif était clairement politique, défendre et illustrer la calligraphie française qu’il jugeait meilleure à toutes les autres. Il imaginait que les lettres françaises allaient supplanter les polices italiques et, pour protéger son invention d’éventuelles contrefaçons, il demanda au roi un privilège exclusif pour 10 ans, qu’il obtint. C’était une grande première car auparavant les privilèges royaux protégeaient l’édition d’un ouvrage et non la police utilisée.

Les lettres françaises sont nettement identifiables avec leur grandes attaques bien encrées, leurs ligatures variées et suffisamment caractéristiques des autres types d’imprimerie ; l’innovation est audacieuse et tellement moderne que dès l’année suivante d’autres imprimeurs, notamment Philippe Danfrie à Paris, copièrent les caractères de Granjon dans un corps de caractère plus grand. Bon prince, le roi donna également des privilèges exclusifs à ces concurrents… Robert Granjon, quant à lui, fabriquera 7 polices de civilité différentes pour son propre usage et quelques autres pour des confrères.

Modèle des lettres françaises : les actes manuscrits des notaires. 
(Parchemin de réemploi daté de 1554 sur les Chroniques de Savoye)

Son imitation en imprimerie (Dans les Chroniques de Savoye)

Evidemment, à l’origine de toute typographie il y a une écriture manuscrite que le graveur prend pour modèle, le style ‘italique’ de Griffo des éditions aldines cherchait aussi à se rapprocher de l’art inimitable de la main. Mais les caractères de civilité se rapprochent plus fidèlement encore de la souplesse des lettres cursives ; Ils s’inspirent des variantes de la gothique bâtarde, ce qui est plutôt paradoxale car l’écriture gothique n’était plus à la mode depuis quelques décennies, au point que Pétrarque écrivait déjà qu’elle avait été inventée pour autre chose que pour être lue…

Ensuite, il faut un modèle, les Maitres d’écriture royaux sont de bons exemples à imiter : Pierre Habert, calligraphe et valet de chambre du Roi, a pu inspirer Granjon, tandis que Pierre Hamon, calligraphe réputé, aurait inspiré Philippe Danfrie. Mais ce ne sont que des conjectures car tous les notaires du royaume possédaient cette belle écriture cursive.

La diffusion internationale des lettres françaises sera aussi rapide qu’éphémère. Elle eut le plus de succès aux Pays Bas, où Plantin qualifie ce style de moyen d’écrire à la presse sans plume. La raison de cette diffusion était due à Granjon lui-même qui était parti pour Anvers en 1562 au moment du début des troubles religieux à Lyon. Mais il existe aussi des exemples de cette graphie à Genève, en Angleterre, en Ecosse, etc...

Au début, des textes d’origine variée sont imprimés en civilité, des poésies, des traductions ou des ouvrages bilingues, des traités de linguistique et, bien sûr, des ouvrages scolaires pour apprendre la calligraphie en même temps que la civilité puérile. Toutefois, la mode passe assez rapidement, et la production diminue dès les années 1580. (Une cinquantaine d’éditions a été recensé pour la décennie 1560 et seulement une quarantaine pour les trente années suivantes).  Une progressive spécialisation s’opère. Il ne s’agit plus de composer n’importe quel texte dans ce style. Le lettré du XVIème siècle accepte de lire certaines pages pendant un certain temps dans cette écriture mais pas plus. On ne conçoit plus d’imprimer un ouvrage entier, mais plutôt d’en réserver l’usage à des impressions bien particulières, essentiellement les actes officiels, les épitres dédicatoires et autres pièces liminaires.

La lettre française n’a donc pas réussi à remplacer le romain et l’italique. La raison en est peut-être une certaine difficulté de lecture à mesure que la calligraphie elle-même évolue. D’ailleurs un arrêt du Parlement de Paris, en 1632, finira par interdire aux écrivains-jurés d’écrire et d’enseigner en gothique.  Il y a aussi une raison bassement matérielle : les caractères de civilité se doivent d’avoir une grande variété de ligatures pour imiter au plus près l’écriture et il faut donc fondre de nombreux types, ce qui coute cher. Par ailleurs les grandes hastes et les attaques prennent de la place sur la feuille et le papier aussi a un coût. Il suffit pour en juger de contempler une page d’une édition bilingue comme les Facéties de Ludovic Domenichi et Bernard du Hailland où le texte en langue italienne, composé en italique, prend le tiers de la feuille quand le texte en lettres françaises occupe les deux tiers restants. Enfin, de Pierre Habert à Jean de Tournes, le style imprimé cursif prend une connotation protestante qui détourne les autres imprimeurs de son usage.

Facecies, et motz subtilz, d'aucuns excellens espritz et tresnobles seigneurs. En françois, et italien, Lyon, Granjon 1559 (Page tirée de Gallica)

Au fil du temps, et à partir du milieu du XVIIIème siècle, on finira par réserver cette police de caractères aux seules impressions de livres scolaires dans le but de servir de modèles pour les exercices d’écriture, suivant en cela l’ouvrage précurseur d’une traduction d’Erasme : la civilité puérile distribuée par petitz chapitres et sommaires (Anvers, Jean Bellère, 1559). Ces manuels faisaient coup double, celui d’enseigner les règles de savoir-vivre en même temps que l’écriture manuscrite, mais il s’agissait dès lors d’ouvrages de travail, imprimés à la hâte, sur de médiocres papiers, des livres de colportage qui ne se sont pas toujours conservés.

L’échec relatif des lettres françaises en fait aujourd’hui tout l’attrait bibliophilique car les ouvrages imprimés en caractère de civilité au XVIème siècle, en plus d’être particulièrement esthétiques, sont excessivement rares à dénicher. 

Voici deux exemples tirés de ma bibliothèque de textes imprimés en caractère de civilité, deux polices cursives différentes pour un même imprimeur : Jean II de Tournes.

Les deux textes sont des pièces liminaires à destination des Princes de Savoie. A 20 ans d’intervalle, une même règle s’impose : composer le texte d’hommage en lettres françaises alors que le reste de l’ouvrage est en gros romain classique.

L’épitre dédicatoire de l’ouvrage de Claude Guichard sur les Funérailles des Romains est adressée à très haut, très puissant et très magnanime Prince Charles-Emmanuel duc de Savoie. Elle est datée de Lagnieu ce premier jour de juin l'an M.D. LXXXI. Chronologiquement c’est le plus ancien des deux textes mais sa fonte ‘pointue’ semble la plus éloignée des caractères de Granjon.

Les caractères cursifs des Funérailles des Romains qualifiés de flamands par Audin.

De fait, Marius Audin [3] nous dit que « Robert Granjon, l'inventeur du caractère de civilité, était le gendre du Petit Bernard (Bernard Salomon) ; ce dernier ayant été le graveur préféré de Jean Ier de Tournes, il était inévitable que Jean de Tournes se servît de la singulière cursive qu'avait gravée Granjon en 1556. M. Cartier paraît ne s'être nullement préoccupé de cette curieuse lettre que Jean II de Tournes, surtout, utilisa en effet pour maintes de ses impressions. L'une de ces cursives a été employée par Jean II dans Funérailles des Romains ; c'est, je suppose, celle dont Robert Granjon disait dans la préface du Dialogue de la Vie et de la Mort : « j'espère d'en achever une autre de plus gros corps et beaucoup plus belle » ; cependant cette lettre a un aspect flamand très caractérisé qui me fait un peu douter de son origine lyonnaise. On en trouve une autre, très voisine de celle du Dialogue (de Ringhieri), et de même corps, dans la Métamorphose d'Ovide genevoise de 1597 »

La seconde police de civilité mentionnée par Audin est celle que nous retrouvons utilisée à nouveau par Jean II de Tournes en 1602 dans la 3ème édition des Chroniques de Savoye de Guillaume Paradin.  Elle servit à composer une pièce liminaire sous la forme de 8 quatrains soit 102 vers à la gloire de la maison de Savoie.  L’œuvre anonyme est intitulée Quatrains composant un abrégé de la vie des Princes de Savoye. Au premier coup d’œil, on constate qu’elle diffère nettement de celle des Funérailles et qu’en revanche elle est proche des impressions cursives de Granjon.

Il faut, par exemple, comparer cette fonte avec le Granjon 6 de 1567 donnée par le tableau du Musée Plantin-Moretus

Le Tableau du Granjon 6 (1567) du musée Plantin-Moretus


A mon avis, cette seconde police pourrait provenir de la casse de Granjon lui-même, compte tenu de sa grande similitude avec le Granjon 6. C’est plausible malgré le nombre d’années qui sépare les deux impressions car maintes fontes employées par les de Tournes avaient été gravées par Granjon et par ailleurs les empreintes apparaissent ici comme usées.

Mais ce n’est là qu’une supposition qui mériterait d’être approfondie par un véritable spécialiste de la typographie.   

Bonne Journée

Textor



[1] Sur ce thème, l’ouvrage le plus complet et le plus récent est celui de Rémi Jimenes, Les Caractères de civilité. Typographie et calligraphie sous l’Ancien Régime, Gap, Atelier Perrousseaux, coll. Histoire de l’écriture typographique, 2011.

Voir aussi : Herman de la Fontaine Verwey, Les caractères de civilité et la propagande religieuse, Bibliothèque d'Humanisme et Renaissance, vol. 26, no 1,‎ 1964, p. 7–27

Carter (Harry) – Vervliet (H.D.L.) - ‎Civilité Types. Oxford BIbliographical Society PUblications. New series volume XIV. 1966

[2] Dialogue de la vie et de la mort, composé en Toscan par Maistre Innocent Rhinghiere, Gentilhomme Boulongnois. Nouvellement traduit en françoys par Jehan Louveau, 1557

[3] Alfred Cartier Bibliographie des éditions des de Tournes, imprimeurs lyonnais, mise en ordre par Marius Audin. Paris, Editions de la BNF, 1937.

Dans un article sur Marius Audin, le musée de l’imprimerie de Lyon nous dit que ce dernier s'intéressait aux caractères de civilité de Robert Granjon qui avait été utilisé à plusieurs reprises par les de Tournes et il se procura le manuscrit inachevé d’Alfred Cartier sur l’imprimerie des de Tournes pour le faire éditer.

Malgré cet intérêt pour les caractères de civilité des de Tournes, il n’en est que très peu question dans l’ouvrage d’Audin qui se contente d’écrire que Cartier ne les avait pas étudiés non plus…. Il me semble que les étudiants actuels devraient reprendre le flambeau.

https://www.imprimerie.lyon.fr/fr/edito/fonds-audin