dimanche 2 août 2020

Lettrines (1491)

On croirait un titre de Julien Gracq. Sauf qu'ici, il sera vraiment question de lettrines, celle d'un incunable, juste pour le plaisir de partager l’élégance de la rubrication qui agrémente une impression strasbourgeoise de 1491 pour laquelle j’ai présenté dernièrement les gardes de la reliure. 

En comparaison d'autres livres à lettrines peintes de ma bibliothèque, cet exemplaire m'a toujours frappé par la variété des styles pour une même lettre. Plutot que de répéter mécaniquement la même forme, comme font d'ordinaire les enlumineurs, celui-ci a tracé ses lettres, tantôt rondes, tantôt anguleuses, parfois d'une main légère dont le mouvement s'achève en fines hastes marginales parfois, tout au contraire, en marquant les contours de gros traits terminés par un pompon ou un cœur floral. Certaines lettres sont même totalement extravagantes, comme ce I de Igitur tellement déstructuré qu’il n’en est plus lisible ou cet autre I qui n’a rien à envier à la période cubiste.  Cela fait plusieurs années que je cherche à savoir quelle main a bien pu tracer ces initiales originales, s'il s'agit bien d'une seule main. Reprenons l’enquête. En bibliophilie, les vaines recherches sont les plus belles.



L comme Livre (Libros)

Le terme d’enluminure, est issu du Latin "illuminare" qui signifie éclairer ou mettre en lumière. Cette mise en lumière repose sur l’association d’une peinture à base de pigments (souvent rouge, vert, jaune ou bleu), de feuilles d’or (ou d’argent) pour les lettrines des ouvrages de luxe, et d’un liant d’œuf ou de colle de poisson. Ici, point d’or, c’est le rouge qui a été choisi exclusivement. D’ailleurs, plutôt que de parler d’enluminure, terme générique qui vaut pour les lettrines comme pour les peintures à scènes, il serait plus juste de dire rubrication (du latin ruber, rouge).

Plusieurs piments pouvaient entrer dans la composition de la couleur rouge :

Le Minium: forme minérale naturelle de l'oxyde de plomb. Le Cinabre: forme minérale naturelle de sulfure de mercure, provenant des mines d’Espagne et de Toscane. Le Vermillon: variant chimiquement modifié du cinabre, obtenu en faisant chauffer du mercure avec du sulfure. La Cochenille:  produit à partir d’un insecte Dactylopius Coccus. Appelé aussi carmin. La Garance: C’est le nom d’une fleur (couleur issue de la racine) ou le Sangdragon: décrit dans les encyclopédies médiévales comme le mélange de sang de dragons et d’éléphants belliqueux mais qui provient plus simplement de la sève d’un arbuste, le Pterrocarpus draco.

Compte tenu de petits cristaux qu’on voit briller en surface, je pencherais pour le minium ou le cinabre. Tous deux produits toxiques. Donc, on regarde mais on ne lèche pas la page comme le moine du Nom de la Rose d’Umberto Eco.


Le Q de Quoniam

L’artisan n’a pas compté ses heures, le livre possède plusieurs centaines de lettrines. Il a laissé libre cours à son imagination. Il maitrisait bien son art et possédait un sens affirmé des volumes. Il avait dû copier maintes et maintes pages manuscrites, J’imagine qu’il pouvait déjà être avancé en âge, à tout le moins, ce n’était pas un débutant. Il avait appris son métier 20 ou 30 ans plus tôt, avant que cette satanée foire de Mayence vienne tout bouleverser. Nous assistons là aux derniers feux de l’art de la rubrication voué à disparaitre au tournant du siècle, remplacé par les lettrines typographiques.


A raison de 3 à 4 lettrines par page, l'ouvrage en contiendrait environ 2000

Comme nous savons que l’ouvrage a été conservé longtemps dans la bibliothèque de l’abbaye de Bronnbach, grâce aux ex-libris de sa page de titre, il serait possible que le travail ait été exécuté au sein même du monastère. Avant l’imprimerie, les livres étaient copiés dans les scriptoria des abbayes et les cisterciens de Bronnbach avaient sans doute dû garder des compétences en la matière. Je m’étais même demandé si ce frère Oswald Stockhard qui a laissé son nom sur l’ouvrage aurait pu être l’auteur, bien que les enlumineurs ne révélaient que très rarement leur nom. Mais la date mentionnée à la suite du nom permet d’écarter rapidement cette hypothèse : 1573, bien trop tardive pour être celle de notre homme.

En fait, l’idée qui veut que les livres aient été copiés dans un scriptorium d’abbaye est remise en cause aujourd’hui. En effet, dès le XIIIème siècle, les marchands de livres, les stationnaires, sont les intermédiaires entre les clients qui passaient commande et les artisans du livre. Il se créa de nombreux stationes, souvent rattachés aux Universités, qui réalisaient ces travaux de copie. Au XIVème siècle, il était déjà devenu exceptionnel pour un monastère de fabriquer ses propres livres ; Les moines les achetaient aux marchands comme les autres clients. A fortiori, lorsque l’imprimé remplaça le manuscrit, et sauf installation d’une presse au sein de l’abbaye comme, plus tard, à la Grande Chartreuse, il est très probable que l’ouvrage ait été acheté à ce libraire-marchand qui rétribuait l’enlumineur, lequel pouvait être hébergé au sein de son échoppe ou avoir son propre atelier en ville.



Comparaison entre différents styles pour une même lettre A,T et S.

Moines ou laïcs, il est communément admis que les enluminures étaient réalisées par des hommes. D’ailleurs, les images des copistes montrent toujours des hommes au travail. Et si celles-ci avait été réalisées par une femme ? C’est une hypothèse pas tout à fait farfelue puisque l’on sait depuis l’année dernière que des femmes enluminaient aussi les livres, grâce aux travaux de A. Radini du Max Planck Institute. Lors de fouilles archéologiques, dans le cimetière de l’abbaye de Dalheim, non loin de Mayence, en Allemagne (et à une centaine de kilomètre de l’abbaye de Bronnbach) fut découvert une sépulture contenant le squelette d’une femme. Surprise, la plaque dentaire dans sa mâchoire était incrustée de particules de couleur bleue. Après analyse, il s’avéra que cette couleur venait du lapis lazuli, pierre précieuse entrant dans la composition des enluminures les plus luxueuses. C’est en suçant son pinceau que le dépôt s’était fixé au fil du temps. Seule l’hypothèse que cette femme ait été peintre d’images était plausible parmi toute celles étudiées par les archéologues.[1] Ce cas n'est peut-être pas isolé. Celle-ci vivait dans une communauté monastique mais les enlumineurs en ville pouvaient tout aussi bien travailler en famille et avoir des femmes dans leurs équipes.

Si mon hypothèse que l'auteur serait une femme ne vous convainc pas, (bien que cette thèse soit renforcée par l’adage "Souvent femme varie dans l'execution d'une lettrine"), l’autre option serait que des mains différentes aient participé à la rubrication. Chacun avec son style. L’examen attentif de la formation des lettres et des petits coups de pinceau complémentaires ne le confirme pas. Mais c’est une question d’appréciation et vous pouvez avoir un avis différent. En revanche, il apparait que les grandes lettrines sont toujours exécutées d’une main très assurée alors que les petites lettres, pourtant plus facile à réaliser a priori, sont parfois maladroites. La main a trembloté ou la ligne a bavé. On dirait qu’elles ont été copiées. Pourrait-il y avoir eu au sein de l’atelier un maitre es-calligraphie et des apprentis malhabiles ?  

Le I de Igitur part en vrille.

Un I cubiste.

Je ne retrouverai sans doute jamais l’auteur des lettrines mais ce qui est émouvant dans un livre ancien, c’est le témoignage qu’il nous a laissé sur le travail des hommes du passé. L’un d’eux l’a noté au dos du titre. Il s’adresse à nous, lecteurs d’aujourd’hui, à travers la tombe, comme s’il avait su que ce livre allait passer les siècles et être admiré par d’autres générations : «fui, non sum, estis, non eritis, (nemo immortalis) » (Je fus, je ne suis plus, vous êtes, vous cesserez d'être ; personne n'est immortel.)[2]

 

Bonne Soirée

Textor



[1] Science Advances, 09 Jan 2019, Vol. 5, no. 1, eaau7126. https://advances.sciencemag.org/content/5/1/eaau7126

[2] Mention certainement postérieure à l’année 1623, puisque relevée sur un caveau napolitain et restituée par Cesare D'Engenio Caracciolo à cette date.




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