Mise à jour le 24 Nov. 2023.
Genève, ville paisible en apparence, appartenait au duché de Savoie depuis 1401. Mais en 1535 les Genevois chassèrent leur évêque, Pierre de La Baume, et se révoltèrent contre le duc de Savoie pour ériger leur ville en république indépendante et adopter la religion réformée.
Depuis
cette époque, les ducs de Savoie tentèrent plusieurs fois, mais vainement, de
s'emparer de Genève. A cette lutte par les armes succéda une guerre médiatique à
coups de pamphlets, au cours de laquelle les Genevois cherchèrent à prouver
qu'en se déclarant libres, ils avaient recouvré un droit qu'ils possédaient de
temps immémorial. Les ducs de Savoie voulurent aussi établir les preuves de
leur ancienne souveraineté sur la ville de Genève. On fouilla les chartes et
les archives puis chaque partie publia les pièces qui devaient justifier de leurs
prétentions respectives. Le Cavalier de Savoye est l'un des plus connus
de tous ces pamphlets anonymes [1].
Tout
commence par un libelle rédigé par Pierre de L’Hostal, gentilhomme béarnais
calviniste, en 1604, et intitulé le Soldat François dont le but était de
convaincre Henri IV de déclarer la guerre à l'Espagne. Les savoyards, alliés des
espagnols, y sont maltraités et leur chef qualifié de petit duc
audacieux… Il fallait laisser ce pygmée pour les grues qui passent en
septembre… Mais qu’en personne un roi de France monte à cheval contre un duc de
Savoye c’est ravaller son autorité et mettre sa grandeur à pied. Cette
insulte méritait une réplique !
Marc
Antoine de Buttet, avocat au Senat de Savoie, écrivit alors pour le duc un
pamphlet intitulé Le Cavalier de Savoye, ensemble l'Apologie
Sauoysienne, en 1605, dans lequel il répond au Soldat François en ce qui
concerne la Savoie. Toutefois il eut la malencontreuse idée d’insérer dans son
livre quelques pages virulentes contre Genève où il s'efforçait d'établir les
prétentions du Duché sur la ville dont Charles-Emmanuel l n'avait pas réussi à
s'emparer trois ans auparavant [2].
Cette digression n’échappa pas aux genevois qui ne pouvaient que répliquer
vertement. Jean Sarrasin, syndic de Genève, fut chargé de réfuter l'ouvrage de
Buttet par Le Citadin de Genève ou réponse au Cavalier de Savoye, Paris (Genève),
chez Pierre le Bret, 1606.
Deux
mois après, paraissait Le Fléau de l’Aristocratie Genevoise ou
harangue de M. Pictet, conseiller à Genève. Servant de response au Citadin,
publié à la fausse adresse de Saint Gervais (1606). L’ouvrage est tout aussi
anonyme que le Cavalier de Savoye, mais divers passages du livre
attestent qu’il fut composé par le même auteur et le matériel typographique
prouve qu’il provient du même imprimeur.
Jean
Sarrasin ne répondit point au Fléau de l’Aristocratie parce qu'il refusa
d'accepter, comme insuffisante, l’indemnité de cent ducatons que le Grand
Conseil lui alloua pour le Citadin à condition qu'il réfuterait aussi le
Fléau de l’aristocratie. L’échange des invectives s’arrêta donc là, non
pas faute d’arguments mais parce que le nerf de la guerre faisait soudainement
défaut.
Les
deux petits ouvrages que j’ai entre les mains sont intéressants car l’auteur
inséra des documents importants pour l'histoire de la cité de Genève, transcrit
de nombreux extraits d'anciens titres qui prouvaient que les comtes et ducs de
Savoie étaient souverains de Genève. Ce sont donc des pièces capitales pour
l’histoire de la Savoie au XVIIe siècle.
Cette
série de pamphlets possède la particularité de contenir sur la page de titre un
petit quatrain. Celui rédigé par le Cavalier de Savoye :
Je suis né dans les allarmes, / Mon harnois est ma maison: /Mais je déteste les armes / Que l’on prend hors de saison.
La Guerre est ma patrie, / Mon Harnois ma maison, / Et en toute Saison / Combattre c'est ma vie.
Alors qu'un posera deux / Pour un trois imaginaire. / Le grand Terpandre des Dieux / Se fera place au Sagittaire.
Mais nous ne l’avons pas retrouvé dans Nostradamus.
Les pièces liminaires du Cavalier, dans l’édition originale, sont constituées d’un envoi au Duc, d’une adresse à la Savoie et de petits poèmes signés de Jean de Piochet, sieur de Salins, un émule de Ronsard, et d’Antoine Louis de Pingon, tout à la gloire de l’auteur. Ces pièces ne seront pas reproduites dans les éditions postérieures. En effet, le succès du Cavalier entraina trois réimpressions.
La seconde édition est de 1506 et fut publiée à la fausse adresse de Bruxelles chez les héritiers de Jean Reguin. En réalité, elle est dû à Jean Arnand, imprimeur de Genève. Malgré la précaution qu’il prit à cacher son nom, le Conseil de Genève nota dans son registre des délibérations à la date du 24 Juin : Il est rapporté au Conseil que Jean Arnand a imprimé le Cavalier Savoyard, livre diffamatoire contre cest Estat, sans congé. Arresté qu'il soit mis en prison pour en respondre.
La
condamnation ne se fit pas attendre. Dès le surlendemain, 25 Juin, l'imprudent
imprimeur est condamné à recognoistre sa faute céans à genous et à
vingt-cinq escus d'amende. Le
Consistoire enchérit sur cette condamnation qui lui parait bien douce. Il
estime que, pour cette faute, Arnaud aurait mérité de perdre la vie.
La troisième (1606) et la quatrième édition (1607) ajoute au texte du Cavalier des extraits de la Première et Seconde Savoisienne.
Marc
Antoine de Buttet, qui se prénommait donc Claude Louis, ne doit pas être
confondu avec son oncle, le plus illustre écrivain de cette famille,
Marc-Claude de Buttet (1530-1586), poète natif de Chambéry et auteur de l'Amalthée.
Marc-Claude de Buttet a lui aussi fait paraitre à Lyon un libelle destiné à
défendre la réputation de sa patrie contre les Français, à la suite de
l'occupation par François 1er. Ce libelle est intitulé : Apologie de
Marc-Claude de Buttet pour la Savoie contre les injures et calomnies de
Barthélémy Aneau (1554).
Ce qui est singulier, c’est qu’encore aujourd’hui dans les catalogues de livres anciens, le Cavalier de Savoye est toujours donné à Marc Antoine de Buttet [5]. Bien mieux, mon exemplaire relié au XIXème siècle pour un membre de la famille de Buttet qui y a laissé son ex-libris, postérieurement à 1874, porte au dos « Marc Antoine de Buttet » !
C’est sans doute ce morceau de bravoure qu’est le Cavalier de Savoye qui permit à Geoffroy Dufour, [6] imprimeur et libraire originaire de Barraux en Isère, alors possession du duché de Savoie, de devenir en 1606 imprimeur ducal, titre très convoité qui permettait au bénéficiaire de recevoir les commandes officielles des impressions législatives et lui donnait alors une sorte de monopole pour la ville de Chambéry. Le poste était vacant depuis le décès de François Pomar. La lettre patente du 3 octobre 1606 le qualifie de personnage instruit et très éclairé en ladite profession. Effectivement l’imprimeur ne devait pas manquer d’intelligence et d’humour à en juger par la préface qu’il donne dans le Fléau de l’Aristocratie genevoise. Il pousse assez loin les détails de la fausse information pour brouiller les pistes et il fait mine d’être l’imprimeur du Citadin de Genève et d’avoir dû donner la fausse adresse de Paris pour Genève, qu’il qualifie d’imposture, non pas de son fait, mais à cause de la coutume qu’ont les réformés d’en faire ainsi !
De
son côté, l'auteur place ses propos sous la plume d’un certain Pictet, membre
du Grand Conseil de Genève, à la date précise du 19 mars 1606. Nous ignorons
s'il existait vraiment en 1606 un conseiller genevois nommé Pictet, mais il est
certain que le Grand Conseil n’aurait jamais écouté une telle harangue sans
interrompre promptement l'orateur et le jeter en prison illico ! C'est une
trouvaille amusante que de faire plaider la déchéance de Genève par un membre
de son propre conseil.
Parmi
les pièces liminaires, on remarque une adresse à la France. L'auteur espérait
sans doute qu'après avoir lu cette réponse au Citadin, Henri IV retirerait son
appui aux habitants de Genève, ce peuple rebelle qui brave son souverain.
L’objectif ne fut pas atteint mais le duc de Savoie, satisfait, offrit par
lettres patentes à Claude Louis de Buttet la charge d’historiographe ducal « connoissant
sa loyauté en ce que par cy-devant il a écrit sur ce sujet ».
« Du temps de ce bon et pacifique
prince furent inventées aux Allemagnes deux choses de très grande et
inestimable conséquence ; dont la première qui est l’art de fabriquer, charger
et tirer les bombardes et artillerie à feu, est d’autant pernicieuse, formidable,
malheureuse et damnable, que l’autre est profitable, heureuse, salutifère et
récréative, qui est l’art d’impression et façon de moller les écritures et livres,
car celle-ci, par son excellence et noblesse, n’est autre chose qu'une douce
paix, parfaite amour et entier plaisir. L’autre, au contraire, n’est sinon, un
impétueux bruit, haine et importune fâcherie. Celle-ci ne contient que bien et
profit, l’autre que mal, perte et dommage. En somme, l’impression court pour
nourrir et sauver les humains, et la canonnerie ne cesse de tirer, pour les
tuer et les envoyer à tous les diables. » [7]
Le
Cavalier de Savoye ne filait pas le parfait amour mais il a tout de même préféré
le plomb de la fonte d’imprimerie à celui du boulet....
Quant au Citadin de Genève, attribué à Jean Sarasin et Jacques Lect,[8] entré plus récemment dans notre bibliothèque, et dont il faut dire un mot, c’est une réponse au Cavalier de Savoye commandée par les syndics de la ville à l’un d’entre eux. Jean Sarasin avait été plusieurs fois syndic, il était alors membre du conseil des deux-cents et du Petit Conseil. Fin diplomate, il avait été l'un des négociateurs, avec Jacques Lect, de la paix de Saint-Julien en 1603.
Cet ouvrage nous donne une autre
vision de la bataille et de ses protagonistes, vus de l’autre camp. Il se veut
précis et il documente ses sources dans le détail, ce qui le rend précieux pour
l’histoire de Genève et de la Savoie durant le conflit. C’est le complément
nécessaire au Cavalier de Savoye.
Après une entame quelque peu
excessive où le Cavalier est traité de « pestiféré crapaud »
et de « pourri gosier » (!) démontrant ainsi que les genevois
avaient été piqués au vif par le pamphlet et que la pertinence des arguments
avait porté, la suite du texte se veut plus rationnel et plus démonstratif.
Plusieurs témoignages rapportés
sur les évènements lors de la Nuit de l’Escalade sont pittoresques,
comme le fameux exploit de la Mère Royaume qui jeta sa soupière sur les
savoyards. Il semble que les genevoises aient fait preuve de beaucoup de
courage lors de cette attaque prêtes à terrasser les assassins à l’aide de leur
seule quenouille.
Jean Sarasin relève que « Les
autres femmes se tinrent coites en cette nuit là dans leur maison et vaquèrent à
leur prières et oraisons, sans qu’on ouït ni les pleurs, ni les hurlements que
l’infirmité du sexe leur fournit en pareil cas…. Vers la porte de la Monnaie,
il y en eut aussi une qui mit par terre son homme du haut des fenêtres d’une
maison à grand coup de pierres et avec un fond de tonneau qu’elle lui jeta sur
le cerveau. »
Pour relativiser l'importance que donnent les genevois à leur héroïne, symbole de la résistance patriotique au Duc de Savoie, il faut préciser que Catherine Royaume, née Cheynel, n’était pas genevoise mais lyonnaise et qu’elle s’était
réfugiée à Genève avec son mari comme beaucoup de Huguenots….
L’exemplaire présenté du Citadin
de Genève, bien que reprenant à la lettre, fautes comprises, sans tenir compte
de l’errata qui figurait dans l’édition originale, parue à la fausse adresse de
Pierre Bret en 1606, est en réalité une réédition du XVIIIème siècle. Copie
soignée et plaisante dont les culs-de-lampe et les bandeaux sont à l’état de neuf et dans l’esprit
des originaux. Il semble qu’aucune bibliothèque publique possédant cette
édition ne se hasarde à proposer une date et un éditeur. Il est pourtant curieux d’avoir pensé rééditer
ce texte de circonstance, plus d’une centaine d’années après sa sortie. Il y a
certainement une raison mais elle reste à découvrir….
Bonne Journée,
Textor
[1]
Voir Théophile Dufour, Notice bibliographique sur le cavalier de Savoie, le
citadin de Genève et le
fléau de l’aristocratie genevoise, in "Mémoires
de la Société d'histoire et d'archéologie de Genève". T. XIX, 1877, p. 14.
[2]
Bataille de l’Escalade qui vit la victoire de la république protestante sur les
troupes du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier le 12 décembre 1602 - dernier
épisode de la lutte commencée en 1535.
[3]
Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la royale maison de Savoie,
justifiée par titres, G. Barbier, 1660.
[4]
Par exemple, Grillet, Dictionnaire des départements du Mont Blanc et du Léman,
180 t ;II p 112
[5]
Voir par exemple le dernier catalogue de la librairie Bonnefoi de Sept. 2020.
[6]
Dufour et Rabut, dans leur bibliographie des éditions savoyardes ne citent que
très brièvement le Cavalier de Savoye dont ils n’avaient pas rencontré
la première édition qui est très rare. (L’Imprimerie, les imprimeurs et les
libraires en Savoie du XVe au XIXe siècle, p. 81)
[7] Guillaume Paradin, Chronique de Savoie, Lyon, J. de Tournes 1552 p. 333. Aimablement communiqué par Rémi Jimenes.
[8] Le Citadin de Genève ou Response au Cavalier de Savoye, Paris (Genève) Pierre le Bret, 1606. – Voir le Dictionnaire biographique des Genevois et des Vaudois, II, p. 445 "pamphlet d'un style enflé et maniéré, dans lequel il prodigue l'injure, mais où il ne néglige aucun argument propre à défendre son pays et à mettre en évidence la bonté de sa cause"; et "Notice bibliographique sur le Cavalier de Savoie, Le Citadin de Genève et le fléau de l'aristocratie genevoise", in Mémoires et Documents de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Genève, XIX, pp. 318 à 343.
En faisant des recherches sur ce Cavalier de Savoye, je me suis demandé ce qui pouvait bien pousser un imprimeur genevois à publier un texte polémique qui ne pouvait qu’entrainer les foudres de la censure, quand on sait qu’à l’époque plus d’un imprimeur a fini sur le bucher.
RépondreSupprimerJolie conclusion, Textor ! Et si le Cavalier présente dans la première épître liminaire sa "victorieuse repartie" comme l'issue favorable d'un "duel de langue", le Citadin proteste rester sur le même terrain ou champ clos : "Les coups de ceste escrime ne se donnent qu'en l'air, et avec la plume". Ce qui ne l'empêche pas, dit-il, de "lancer satyriquement quelques rudes estoquades" ("à rude asne, rude asnier" !). Peut-être le quatrain qui figure au titre du Fléau rebondit-il sur ce "satiriquement" en menaçant son adversaire par la figure du Sagittaire : si le Citadin persiste en remettant le couvert (je veux dire, en répliquant à nouveau par un deuxième libelle, en passant de "un" à "deux"), le duel prendrait les proportions d'une nouvelle guerre de Troie (puisque un plus deux font "trois"), et il aurait affaire à une volée de flèches...
RépondreSupprimerQuid, dans cette interprétation, du troisième vers ?
Difficile de ne pas penser à Ronsard, tellement l'expression "grand Terpandre" lui colle à l'ode, sous l'autorité de Dorat, depuis les Quatre premiers livres des odes. A tel point que l'expression est enregistrée dans les Epithètes de M de La Porte (avec une virgule intempestive entre "grand" et "Terpandre", mais il s'agit bien de cette expression que l'on retrouve sous de nombreuses plumes, "ce grand T", "le grand T", "notre grand T"...). Il me semble que ce vers 3 est ironique, et que Buttet moque Sarrasin dans ses prétentions de poète, en fait un piètre Ronsard au service des Beze, Calvin, etc., eux-mêmes piètres dieux de Genève.
Pardon pour ces divagations, que j'aurais sans doute mieux fait de garder par devers moi !
Je vous souhaite une bonne soirée, en attendant le plaisir de découvrir quelque autre trésor de votre collection,
Dryocolaptes
Lumineuse explication sur ce quatrain très hermétique. Merci Dryocolaptes pour vos encouragements. Je partage mes recherches sur ce blog, non par vantardise (bien qu’un collectionneur soit toujours fier de ses trouvailles…) mais pour recueillir des compléments d’informations. Alors oui, les divagations sont les bienvenues. Autrefois, sur le Bibliomane Moderne, un article pouvait recueillir 20, 30 commentaires. L’usage s’est perdu et d’ailleurs Bertrand Hugonnard-Roche a choisi de supprimer cette faculté de laisser des commentaires sur son blog. Ils m’apparaissent encore utiles, vous en êtes la preuve. Au plaisir de continuer à vous lire. Textor
RépondreSupprimerPuisque vous m'y encouragez, je vous poserai volontiers la question qui m'est venue lorsque j'ai lu votre travail sur les publications destinées aux étudiants. C'était je crois en septembre : je retrouve l'article, et je vous invite à consulter la rubrique "commentaire".
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