La belle exposition qui se tient actuellement à la Bibliothèque Mazarine sur Claude Garamont [1] me donne l’occasion d’évoquer ce typographe hors norme pour lequel les recherches récentes de Rémi Jimenes apportent un éclairage intéressant et des informations nouvelles [2].
Claude Garamont était tailleur de
lettres et fondeur de caractères typographiques ; il a fourni nombre de
ses confrères du quartier de la rue St Jacques à Paris, si bien que nous avons
souvent dans nos bibliothèques, sans toujours le savoir, des ouvrages issus de
son travail ou de celui de ses imitateurs. Universellement connu, le caractère
typographique Garamond (avec un d) a eu un destin étonnant, au fil des
attributions erronées, des renaissances, de multiples réinterprétations.
Dans cette décennie 1525-1535,
l’imprimerie est en plein essor, protégée par le roi lui-même qui s’attache à
doter son pays d’une lettre typiquement française. Ainsi progressivement, les
ouvrages imprimés le sont de moins en moins en lettres gothiques pour adopter
le style humaniste venu d’Italie : le romain. Garamont accompagnera pleinement
cette volonté politique.
Claude Garamont est né à Paris
d’un père certainement breton qui s’appelait Yvon Garamour, patronyme qui se
rencontre parfois dans le pays léonard. Son père travaillait déjà comme ouvrier
dans les ateliers d’imprimerie de la capitale et il plaça tout naturellement son
fils chez un maitre de cette corporation : Antoine Augereau, lui-même
ancien élève d’André Bocard, dont les lettrines historiées sont célèbres [3].
Dans un mémoire rédigé à la fin
de sa vie, en 1643, Guillaume Le Bé indique que les lettres romaines de bas de
casse utilisées à Venise par Alde Manuce furent imitées par les Français à
partir de 1480 environ ; il cite Antoine Augereau parmi les promoteurs de cette
innovation et signale qu'en 1510 Claude Garamont était son apprenti. Cette date
parait bien précoce, d’autant que le nom d’Augereau, en qualité d'imprimeur, n’apparaît
pour la première fois qu’en 1532, sur la première partie d'une traduction
d'Aristote par Sepulveda, publiée par Jean II Petit. L'année suivante, en 1533,
après le décès de son beau-père André Bocard et désireux de faire une carrière
d'éditeur indépendant, Augereau s'installe rue Saint-Jacques. Il est proche du
milieu réformiste, éditant, entre autres, le Miroir de l'âme pécheresse
de Marguerite de Navarre ainsi que d'autres ouvrages jugés hérétiques qui vont
le conduire au bûcher en 1534, lors de l’affaire des Placards.
Après la brutale interruption des
presses d’Augereau, Garamont se trouve sans maitre de stage. Il est possible
qu’il ait continué sa formation chez Simon de Colines, comme le croit Vervliet,
car cet imprimeur travaillait fréquemment en collaboration avec Augereau, à
moins qu’il ne soit devenu financièrement indépendant comme le pense Rémi
Jimenes car il est déjà marié, ce qui n’est pas autorisé aux apprentis, et il a
déjà les moyens financiers de racheter le matériel typographique d’Augereau.
Le métier de graveur et de
fondeur de lettres est un métier délicat qui demande des années d’apprentissage
et de pratique. Le plomb est un métal très tendre, qui ne supporterait pas la
pression d'une presse typographique. Aussi y ajoute-t-on de l'antimoine, afin
d'obtenir un alliage plus dur. Le mélange du plomb et de l'antimoine étant
incompatible, il faut rajouter de l'étain. Le plomb typographique est donc un
alliage d’environ 70 % de plomb, 25 % d'étain et 5% d'antimoine variable d’un
fondeur à l’autre. Mal dosé, le caractère typographique peut rétrécir en
refroidissant. Les Maitre-fondeurs sont donc très recherchés par les imprimeurs
et Claude Chevallon ou son épouse Charlotte Guillard, une des rares femme du
XVIème siècle à diriger une imprimerie [4],
recrute Claude Garamont dans l’atelier du Soleil d’Or vers le milieu des années
1530. Il exerce plus précisément dans une dépendance de l’atelier, une maison à
l’enseigne de la Queue de Renart, en face de St Benoist le Bétourné. Sans doute
que les clients, protes et correcteurs n’appréciaient guère les vapeurs de
plomb.
Le style des lettres Garamond est
reconnaissable entre tous, ce sont des types de la famille des garaldes d’une grande
finesse qui donnent une ligne fluide et équilibrée. Parmi les caractéristiques
uniques de ses lettres pour le romain, on trouve la petite panse du « a » ou le
petit œil du « e ». Cette police possède aussi l’avantage d’être économe en
encre. Mais c’est avec la police des lettres grecques que Garamont s’est fait
connaitre.
La Gravure des Grecs du Roy
s’inscrit dans un ambitieux chantier éditorial lancé par le conseiller du roi
Pierre du Chastel à la fin des années 1530 : Publier l’ensemble des textes
manuscrits de la Bibliothèque du Roi pour préparer la création d'un futur
collège royal. François 1er ordonne le 17 janvier 1539 la création d'une
imprimerie financée par le Trésor et spécifiquement dédiée à l'impression des
textes grecs. Il en confie la gestion à un humaniste d'origine allemande,
Conrad Néobar, qui exerçait jusqu'alors une activité de correcteur dans
l'imprimerie de Chrétien Wechel. Néobar devient ainsi le premier imprimeur
du roi en langue grecque. Grâce à la recommandation de l'aumônier du roi,
Jean de Gagny, Claude Garamont est chargé d'accompagner la création de cette
imprimerie : tous les caractères de Conrad Néobar seront ainsi fondus par ses
soins, il s’agit de lettres sur corps de Saint Augustin (l’équivalent d’un
corps 13) très largement inspirés d’un caractère gravé en 1532 par son maitre
Augereau. L’équipe est installée par le pouvoir royal dans l’hotel de Nesle,
situé sur les bords de Seine, face au Louvre, à l’emplacement où se dresse
aujourd’hui le pavillon ouest de la Bibliothèque Mazarine.
Néobar n’aura pas l’occasion de
faire un grand usage des poinçons de Garamont puisqu’il meure l’année même de
leur création et le titre d’imprimeur pour le grec passe à Robert Estienne,
tandis que la première police de Grecs est reprise par André Bogard, un neveu
de Charlotte Guillard. Garamont reçoit donc une nouvelle commande de caractères
dont le contrat précise qu’ils doivent imiter l’écriture d’un copiste crétois
recruté pour le projet : Ange Vegèce. Cette police est le chef d’œuvre de
Garamont
Pour illustrer les grecs du Roy,
voici un exemplaire de l’Histoire Romaine de Dion Cassius, publié en 1551 par
Robert Estienne. Entièrement en grec, excepté le titre, grec et latin, et
l'adresse de l'imprimeur, c’est un exemplaire de premier tirage du dernier
livre imprimé par Robert Estienne à Paris, avant son exil à Genève. Sur le
second tirage, le nom d'Estienne disparaît du titre. Il s’agit de l’editio princeps
de l'Epitome de Dion Cassius, composée par le moine Jean Xiphilin au XIème
siècle, elle constitue la seule source historique pour les livres LXI à LXXX de
Dion de Nicée, qui ont été perdus ; ils traitent des années 54 à 229 de
l'Empire Romain, couvrant la fin du règne de Claudius et l'avènement de Néron
jusqu'à la fin du règne d'Alexandre Sévère, en passant par les règnes de Galba
et Othon, Vespasien et Titus, Domitien, Nerva et Trajan, Hadrien, Antonin le
Pieux, Marc Aurèle, Commode, etc.
Nous retrouvons sur la page de
titre de cet ouvrage les mentions qui apparaissent sur tous les titres de la
série : L’indication que la copie imprimée provient directement d’un manuscrit
de la Bibliothèque du Roi, « Ex Bibliotheca Regia ». (Pour le Dion
Cassius, la mention est même rappelée par le doreur sur le titre au dos de la
reliure !). Son caractère exclusif est indiqué par la formule « Cum
privilegio regis », avec le statut de l’imprimeur (« Typographi Regii
») et l’origine de la typographie (« Regiis Typis »). La page de titre
comporte aussi la marque de l’imprimeur royal, un basilic, symbole qui joue sur
la traduction grecque du mot « Roi » (Basilius).
L'ouvrage est remarquablement
imprimé en Grecs du Roi, dans une fonte Gros-Romain 118 (équivalent à un corps
16), police achevée en 1543. C’est seulement en 1546 que Garamont termine la
gravure du deuxième corps de Grecs, un Cicero de corps 9, utilisé pour
l’impression du Novum Testamentum de Robert Estienne de 1546 qui décline
en très petit format les innovations graphiques précédentes.
Sur le plan esthétique les Grecs
du Roy constituent une réussite totale. Les lettrines mêmes sont une véritable
innovation sur le plan ornemental : « Dépourvues d’encadrement,
elles sont ornées d’un décor de rinceaux blancs exubérants déposé sur un fond
de même couleur. La lettrine affiche ainsi un ‘‘gris typographique’’ c’est-à-dire
un rapport entre le noir de l’encre et la blancheur du papier, identique à
celui du texte, créant une harmonie parfaite de la mise en page [5]».
Un document nous apprend que les
éléments décoratifs utilisés par Robert Estienne, « lettres grises et chapiteaux »
(Bandeaux) ainsi que les marques typographiques de l’imprimeur sont la
propriété du roi, au même titre que les poinçons et les matrices. Anna Baydova
a pu attribuer formellement certains éléments de ces décors au peintre Jean Cousin,
notamment les encadrements des Canons d’Eusèbe et du Novum Testamentum
de 1550. [6] Ce style bellifontain sera souvent imité pendant toute la seconde moitié du XVIème siècle.
Il est rare que j’achète un livre dans une langue que je ne
parviens pas à lire. J’ai fait une exception pour ce Dion Cassius pour une
seule raison : l’esthétique de la page.
Bonne journée,
[1] De
Garamont aux Garamond(s) une aventure typographique. Bibliothèque Mazarine
du 30 Septembre au 30 Décembre 2022.
[2] Rémi
Jimenes, Claude Garamont, typographe de l’humanisme. Avant-propos
d’André Jammes. Edition des Cendres, 2022.
[3] Voir
Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. Atelier Perrousseaux,
2005, p.153.
[4] Lire la
passionnante biographie que Rémi Jimenes a consacré à Charlotte Guillard :
Charlotte Guillard - Une femme imprimeur à la Renaissance – Préface de Roger
Chartier - Presse Universitaire François Rabelais, 2018
[5] Rémi
Jimenes op. cit. p. 149.
[6] Anna
Baydova, Illustrer le livre. Peintres et enlumineurs dans l’édition
parisienne de la Renaissance. Tours, Presse Universitaire François Rabelais.
(A paraitre)
Guillaume Le Bé a rapporté des faits qui remontaient à plus d'un siècle, ses propos appellent des correctifs (J. Veyrin-Forrer. La Lettre & le Texte. Paris, 1987, p. 5)
RépondreSupprimerMerci Jean-Paul pour la référence. Il est certain que les témoignages du XVIIème siècle doivent être pris en compte avec réserve. Guillaume le Bé est le successeur de Garamont et il consigne ses connaissances dans un mémoire rédigé dans les années qui ont suivi la mort du typographe (1561). Mais c’est son fils, Guillaume II le Bé qui utilise ces notes pour rédiger un ouvrage manuscrit sur la vie des typographes, en 1643 seulement. Ce Memorandum est aussi riche qu’imprécis nous dit Rémi Jimenes.
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