mercredi 29 octobre 2025

Le Notitia Dignitatum de Gelenius (1552)

Le livre présenté ce mois-ci conjugue plusieurs qualités qui le font rechercher des bibliophiles : Un ouvrage historique tiré d’un manuscrit perdu de l’Antiquité tardive, une riche iconographique, un sujet qui concerne pour partie l’histoire du livre. 

Page de titre de l'édition de Froben, 1552

Le titre complet est Notitia utraque cum Orientis tum Occidentis ultra arcadii honoriique cæsarum tempora, illustre vetustatis monumentum, imo thesaurus prorsum incomparabilis, abrégé en Notita Dignitatum, le Registre des Dignitaires. C’est un document sur l’Empire romain exhumé par Sigismondis Genelius (Sigismond Gelensky), un ancien correcteur de l’éditeur bâlois Froben, qui recense, pour les parties orientale et occidentale de l’empire, les dignités civiles et militaires, autrement dit les principaux postes et administrations des romains.

L’objectif était de déterminer des règles de préséances entre dignitaires de l’Empire. Il devait servir au notaire impérial qui avait dans ses fonctions la responsabilité de rédiger les brevets de nomination des hauts fonctionnaires. Il donne ainsi un aperçu organisationnel concret de l’administration romaine, décrivant les strates territoriales, ministères, préfectures, diocèses, et distinguant ce qui appartient aux autorités civiles (préfets du prétoire, vicaires de diocèses, etc.) et aux unités militaires (Les unités comme les limitanei, c’est à dire les troupes frontalières par distinction avec les comitatenses, les troupes mobiles et les grades de commandement : magistri militum, duces, comites, etc.).

Les insignes des dignités

Le livre à l'image de l'empereur, symbole du pouvoir judiciaire

Nous savons que l’original remonte à la fin du IVème siècle ou tout début du Vème siècle pour l’empire d’Orient, marqué par la réconciliation entre Honorius et Arcadius, comme le rappelle le titre de notre exemplaire, puis l’ouvrage a pu être envoyé en occident, possiblement autour des années 420, pour être complété. Il s’agit d’une œuvre unique en deux parties.

C’est une source d’information importante sur le bas-empire romain malgré sa probable altération au fil du temps. Le texte, remanié anciennement, n’est pas toujours très cohérent, notamment pour la partie concernant l’occident qui a été rédigée à une date postérieure. Il a été constaté des manques ou des oublis de copistes.

Genelius a puisé dans un manuscrit tardif du IXe siècle qui se serait retrouvé à Ravenne où il aurait servi aux Carolingiens après 800 comme modèle pour l’organisation du nouvel Empire créé par Charlemagne. Il était conservé à l’époque de Genelius dans la bibliothèque de Spire mais il est aujourd’hui perdu et connu seulement par 4 copies du XVème et XVIème siècle. (Oxford, Munich, Paris, Vienne).

 Genelius a complété ce texte administratif par différentes œuvres sur des sujets connexes :

-         - La Description des provinces d'Illyrie, par Beatus Rhenanus. Cet humaniste de Sélestat qui léguera l’intégralité de sa bibliothèque à sa ville natale, soit 670 volumes constituant encore aujourd’hui le fonds ancien de la bibliothèque municipale, était un ami d’Erasme. Son texte sur les provinces illyriennes, publié 5 ans après sa mort, ici en édition originale, constitue son dernier écrit, Genelius l’a placé dans les pièces liminaires,

-         Un traité d'Alciat sur l'organisation militaire,

-     La topographie de Rome (Descriptio Urbis Romae) par Publius Victor, auteur ayant vécu sous Constantin et qui donne un descriptif des quartiers de la ville de Rome sous forme d’énumération,

-         Une description de Constantinople, d’un auteur inconnu, sur le même principe de l’énumération,

-       Un traité des affaires militaires (De Rebus Bellicis) d'un auteur incertain (incerto autore annonce le titre), dans lequel nous découvrons un navire à roues très novateur, premier exemple de propulsion sans rame ni voile qui inspira Leonard de Vinci et des exemples de balistes, sorte de char de combat aux lames redoutables. Malgré son titre et les gravures qui l’illustrent, le livre est principalement un traité d’économie sur la maitrise de la dépense publique…

-     Enfin, les deux dernières pages constituent la première publication d'une suite d'énigmes conçues sous forme d’un dialogue supposé entre l'empereur Hadrien et le philosophe Epictète : Altercatio Adriani Augusti et Epicteti philosophi, présenté comme inclus dans le manuscrit antique et pour n’en rien omettre. (ne quid de antico exemplari omitteretur). Il s’agit de questions et de réponses courtes : Qu’est-ce que la fortune ? Qu’est-ce que la mort ? Qu’est-ce que le ciel et les étoiles ? La réponse est poétique, parfois étrange. Qu’est-ce que l’homme ? C’est une lampe à huile ou une bougie allumée dans le vent. C’est une pomme pendue à un arbre qui tombera une fois mûre. Cette introduction à la philosophie stoïcienne a eu un succès certain à l’époque médiévale.

Les villes de l'Empire

Une baliste du De Rebus Bellici

Un bateau à roues

Dialogue entre l'Empereur Hadrien et le philosophe Epictète 

L’édition de 1552 de cet ensemble composite est la première édition complète et illustrée, et la plus recherchée du Notitia dignitatum en raison de son iconographie. Les 108 feuillets [1] contiennent une remarquable illustration comprenant 127 figures gravées sur bois, dont 89 à pleine page et 16 en demi-page. Bien que la reprise des dessins originaux ait pu être réinterprétée au fil du temps, ces images ont été abondamment étudiées [2].

L’énumération des postes des dignitaires est accompagnés d’insignes correspondant probablement à ce qui figurait sur les brevets de nomination de ces fonctionnaires et officiers. Ils sont suivis des boucliers des différentes unités placées sous leur commandement.

Certaines gravures représentent des vues de villes, comme Rome ou Constantinople. D’autres s’attachent à décrire les costumes antiques avec quelques libertés car ils font parfois penser à des tenues du XVIème siècle ! Quelques-unes sont signées du monogramme CS pour Conrad Schnitt [3] ; d'autres sont attribuées à l'atelier de Hans Rudolf Manuel Deutsch (Erlach 1525 - Berne 1571) qui travailla comme illustrateur pour l’imprimeur Heinrich Petri. Les figures d'armes et de machines militaires qui illustrent le De Rebus Bellicis ont été copiées par un artiste anonyme sur un manuscrit conservé aujourd'hui à Munich.



Gravure de Conrad Schnitt au monogramme CS. 

Détails des gravures qui sont d'une belle execution 

Conrad Schnitt (1495-1541) qui signait CS (Parfois CA pour Cunrad Appodecker au début de sa carrière) est un peintre et graveur sur bois né à Constance. Formé à Augsbourg, Il travailla avec Thomas Schmid et Ambrosius Holbein sur le cycle décoratif de la salle des fêtes de l'abbaye Saint-Georges à Stein-am-Rhein (1515-1516).

Mais c’est à travers les gravures sur bois destinées à illustrer des livres qu’il démontra ses talents de dessinateur. Il dessina et, probablement, grava les cartes de la Géographie de Ptolémée publiée par Sebastian Münster (1540) et exécuta de nombreuses gravures pour la première édition de la Cosmographie de ce dernier (parue en 1544).

Les gravures présentées ici ont été datées de 1536. Deux d’entre elles sont signées CS et plusieurs autres, de même facture mais non signées, pourraient être de la main de Conrad Schnitt ou de celle d’un assistant moins adroit.

Autre intérêt de ce livre qui n’avait pas échappé à Léon Gruel (1841-1923), la reproduction de rouleaux et de codex se rapportant aux origines du livre et de la reliure. Le relieur s'est servi dans son Manuel de l'amateur de reliures de cette iconographie pour expliquer les prémices des couvrures sur manuscrits [4] car les gravures des codex, avec leurs différentes lanières de cuirs, sont données avec beaucoup de détails.

Les multiples représentations du livre sont associées aux préfets du prétoire et montrent en tête des gravures ou dans leur coin supérieur un livre orné du portrait de l’empereur disposé sur une table richement recouverte. Dans la plupart des cas se trouve une colonne d’ivoire sculptée sur un trépied représentant l’écritoire de cérémonie qui symbolisait le pouvoir judiciaire. Sur une des pages figurent à la fois le rouleau (volumen) et le codex (volume relié en feuillets) comme pour rappeler qu’on doit aux romains cette invention si pratique. 

Exemple de reliures antiques sur codex et de rouleaux

Pour une raison difficile à comprendre, cet exemplaire du Notitia Dignitarum a été relié anciennement avec l’édition originale de l’Inclytorum Saxoniæ Sabaudiæque principum arbor gentilitia c’est-à-dire la généalogie des Princes de Savoie rédigée par Emmanuel-Philibert Pingon et publié en 1582. C’est d’ailleurs ce qui m’a fait l’acheter car si je connaissais bien l’ouvrage de Pingon, j’ignorais tout du Notitia Dignitarum. L’auteur de ce rapprochement voulait-il mettre en parallèle les institutions des Ducs de Savoie et l’organisation administrative de l’Antiquité ? ou bien est-ce le style très germanique des gravures du Pingon, notamment l’immense arbre généalogique qui s’étend sur plusieurs pages, qui aurait pu lui faire penser à Conrad Schnitt ou Hans Rudolf Manuel Deutsch et l’inciter à ce rapprochement ?

Voilà un mystère de plus…

Bonne journée,

Textor



[1] Signés * 8, a-o 6, p 4, q-r 6

[2] La liste des études sur l’ouvrage est longue, nous pouvons citer G. Clemente, La Notitia dignitatum, Cagliari, Sarda Fossataro, 1968 (En italien). Otto Seeck in Notitia dignitatum. Accedunt notitia urbis Constantinopolitanae et laterculi provinciarum. Berlin, Weidmann, 1876.  La liste des versions latines du texte et de leur traduction est consultable sur le site australien The Compilation Notitia Dignitatum : https://www.notitiadignitatum.org/

[3] Attribution communément admise mais certains experts estiment que le monogramme s’applique à Christoph Schweytzer.

[4] Léon Gruel - Manuel historique et bibliographique de l'amateur de reliures, Paris Robert Engelmann-Lahure, 1887.


mardi 30 septembre 2025

L’inédit de Nantes, à propos d’une inscription conservée au musée Dobrée (1723)

Il y a un peu plus d’un an le musée Dobrée à Nantes réouvrait ses portes après une bonne dizaine d’années de fermeture. La maison de ce collectionneur féru d’antiquité, de sculptures du moyen-âge, de manuscrits enluminés et de tableaux de toutes les époques est une caverne d’Ali-Baba que je n’avais jamais visitée avant ce dernier week-end.

C’est dans les sous-sols du musée que je suis tombé sur une inscription romaine gravée dans un bloc qui semble être du calcaire mais qui est en fait un moulage en plâtre. Il est écrit : NUMINIBUS AVGG DEO VOLIANO, M GEMELLUS SECUNDUS. ET C. SEPTIMIUS FLORVS ACTORUM VICANORUM PORTENS. TRIBVNAL C. M. LOCIS EX STIPE CONLATA POSVERVNT.

Le moulage conservé dans les sous-sols du musée Dobrée.

C’est une dédicace aux divinités (numina) des Augustes et au dieu Volianus, appellation locale de Vulcain. L’affichette sous la pierre donne une traduction intégrale pour les visiteurs du musée : Aux Numen Augustes et au dieu Vulcain, Marcus Gemellius Secundus et Caius Sedatus Florus, représentants des habitants du quartier du port, ont bâti une tribune par souscription publique.

L’inscription me disait vaguement quelque chose. Et pour cause, j’ai dans un coin de la bibliothèque un petit opuscule intitulé Explication historique et littérale sur une inscription conservée à Nantes, imprimé à Nantes en 1723 par les soins de Nicolas Verger, qui cumulait les titres d’imprimeur du Roy, de la Ville, de la Police et du Collège. [1]

Page de titre de l'opuscule 

La pierre en question a fait couler beaucoup d’encre depuis sa découverte en 1580 [2]. Cette année-là des ouvriers déblaient les matériaux issus de la démolition de la porte Saint Pierre. La ville est trop à l’étroit dans ses remparts, il faut gagner de l’espace. Parmi les gravats, ils découvrent un bloc monolithe, sans doute utilisé en réemploi dans la muraille. Sur ce bloc figure une inscription. Ils préviennent les édiles qui la font transporter dans la cour de l’hôtel de ville. 

La mode était à la redécouverte de l’Antiquité et les inscriptions anciennes suscitaient beaucoup d’intérêt. Les amateurs éclairés recherchaient des preuves de l’antiquité de la ville. Or justement, Nantes ne possédait que très peu de témoignage de sa période romaine et l’inscription sur la pierre pouvait donner des indications sur son histoire [3]. C’est Pierre de Biré, professeur de droit, avocat du Roy et savant antiquaire qui eut l’idée de l’incorporer en 1623 dans une galerie en construction à l’hôtel de ville [4] où Dubuisson-Aubenay la voit et la décrit en 1632 : M. de Cornullier, chargé de la direction des bâtiments publics en qualité de Trésorier de France & grand Voyer, fit placer ce Marbre dans la Galerie neuve construite par ses soins en 1606. Où il se voit à présent. [5]

La première relation de la découverte ne sera publiée qu’en 1636 par l’oratorien Pierre Berthault [6] ce qui relance l’intérêt pour le texte de l’inscription. Suivront la même année deux autres communications sur ce texte, l’un par Albert le Grand de Morlaix et l’autre par Biré de la Doucinière [7].

Aussi curieux que cela puisse paraitre et bien que le texte soit court, facile à lire et peu abrégé, l’interprétation de ces quatre lignes va entrainer des débats passionnés entre latinistes, de multiples interprétations et de savantes polémiques, si bien qu’en 1808 Pierre-Nicolas Fournier recensait 32 publications traitant du sujet dont celle publiée en 1723 par Nicolas Verger, lequel avait déjà publié l’année précédente la publication de Moreau de Mautour. D’après ses dires, il s’agissait d’une interprétation différente : L'Imprimeur croit devoir avertir que l'Explication qu'il donne aujourd'huy, de l'ancienne Inscription de Nantes, est nouvelle, différente de celle qu'il imprima l'an passé. Il espère que le Public qui a bien reçu la précédente, recevra encore mieux celle-cy & lira des choses qui ne luy laisseront aucun doute sur le véritable sens des paroles & le Dieu marqué dans l'Inscription.

L’auteur de l’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes a préféré rester anonyme mais comme il indique « par ***** prêtre du diocèse de Nantes » il est à peu près certain qu’il s’agit de Nicolas Travers, un théologien qui publia plusieurs ouvrages sur la religion et qui se piquait d’histoire locale. Nous avons conservé de lui une étude sur les Princes et comtes seigneurs de Nantes, depuis les Romains jusqu'à l'an 1750, petit in-octavo de 32 pages imprimé par le même Nicolas Verger.

La Bibliothèque Nationale conserve une dizaine d’ouvrages dont Nicolas Travers est l’auteur, principalement des monographies historiques, mais n’a aucun exemplaire de celui traitant de l’inscription de Nantes. 


Inscription telle que relevée par l'auteur

Pierre de fondation d’un tribunal ou autel dédié aux dieux, les débats étaient vifs dans les années 1720 entre Moreau de Mautour et Nicolas Travers et je ne suis pas certain que les continuateurs modernes comme Y.  Maligorne et Yann le Bohec (2007 et 2011) n’aient définitivement clos le sujet.

Dom Lobineau fait figurer l’inscription en tête de ses Preuves de l’Histoire de Bretagne (1715) [8]. Il ne nous donne pas de traduction littérale mais nous dit qu’il est à présumer que ce tribunal était le siège destiné à juger des affaires des marchands, autrement dit le siège du consulat. Les 2 lettres CM signifieraient apparemment communi moneta ce qui suggère une souscription publique pour l’érection du tribunal mais la construction de Locis est assez difficile à debroüiller car il ne paraist pas à ceux qui ont vû l’original qu’il y ait eu rien d’efacé.

Bref il lui semble assez évident que cette inscription est relative à la fondation d’un tribunal et non à un autel malgré la dédicace aux empereurs et au Dieu Volianus, identifié comme étant l’appellation locale de Vulcain. 

L’auteur de notre ouvrage, rédigé 6 ans après la publication de Lobineau, se livre à une étude approfondie du texte, mot à mot, en analysant syntaxe et grammaire. Il est curieux de comparer les deux traductions et les substantielles différences entre Lobineau et Travers. Ainsi, par exemple, le Dieu Vulcain chez Lobineau  devient au bon plaisir du Dieu Janus chez Travers parce qu’il découpe le mot Voliano en Vol(ente) Ianus. Nouvelle divergence, Lobineau lit Communi Moneta là où Travers, le bien nommé, lit tout simplement Cum (avec). En fait la bonne interprétation semble bien être Communi Moneta en référence à la souscription publique.

L'Histoire de Bretagne de Dom Lobineau
La section des Preuves débute par la mention de l'inscription de Nantes

Cette nouvelle interprétation de Travers méritait une réponse et Nicolas Verger imprima dans la foulée une Lettre de monsieur Moreau De Mautour,... écrite à M. M. (Mellier), le 8e avril 1723, au sujet d'un imprimé ayant pour titre : Explication historique et littérale d'une inscription ancienne conservée à Nantes, à l'hôtel de ville. Ce nouvel opus permet de comprendre que l’ouvrage de Nicolas Travers était sorti au tout début de l’année 1723.

Charles Dugast-Matifeux rédigera un petit ouvrage sur la vie de Nicolas Travers et lèguera à la bibliothèque de Nantes le seul exemplaire connu de l’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes [9]. Le conservateur de la bibliothèque mentionne en commentaire dans son catalogue : Cette pièce, donnée à la Bibliothèque par M. Dugast-Matifeux, est très-rare.

L’Explication Historique et Littérale sur une inscription conservée à Nantes bénéficie d’une réédition en 1749 par le père P-N. Desmolets avec quelques corrections, comme le fait remarquer une note manuscrite d’un ancien possesseur sur la page de titre, mention qui a été conservée par le relieur lors du changement de la reliure au début du 20ème siècle, sans doute à l’initiative du bibliophile bourguignon Henri Joliet : cette pièce est imprimée mais avec plusieurs différences dans les mémoires de P-N. Desmolets, tome V, partie 1, p.60.

Ex-libris au chiffre CBMHI (Henri Joliet) à la devise "Plus penser que dire".

Petit opuscule imprimé sur un modeste papier, il a été protégé de la destruction et de l’oubli grâce à ce bibliophile attentif aux curiosités régionales. Il l’avait soigneusement encarté dans la reliure d’un autre ouvrage sur une inscription archéologique [10] qui a permis de le conserver jusqu’à ce jour.

Bonne Journée,

Textor

 


[1] Il ajoutait parfois pour faire bonne mesure, Seul imprimeur de Monseigneur l’Evêque. Il publiait entre autres documents les Etrennes Nantaises et le Mercure de France. Il avait obtenu dès 1717 l'autorisation d'ouvrir une librairie en attendant une place d'imprimeur. Reçu imprimeur surnuméraire par arrêt du Conseil du 6 mai 1719, il exerça pendant près de trente années avant de se démettre au profit de son gendre Joseph-Mathurin Vatar, qui lui succède comme imprimeur du Roi dès le 28 nov. 1749.

[2] Certains disent 1588, d’autres 1592.

[3] Voir Marial Monteil, la Naissance de l’Archéologie à Nantes in Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest 2011 n°118-3.

[4] Philippe Bernard de Moreau nous dit en 1722 que cette inscription romaine, découverte en 1580, a été apportée ici à la demande de Me Pierre de Biré, avocat du roi au présidial, et incrustée dans cette galerie par l’ordre de Me Louis Harouys, Sr de la Seilleraye, président à la Chambre des Comptes de Bretagne, maire de la ville. Ph.-B. Moreau de Mautour, Extrait de l’explication historique, d’une inscription antique conservée dans la Ville de Nantes, Nantes, 1722.

[5] Nous n'avons pas pu vérifier si la pierre se voit toujours.

[6] Pierre Berthault, De ara liber singularis, Nantes, Doriou, 1636.

[7] Biré de La Doucinière, Épimasie ou relation d’Aletin le Martyr, concernant l’origine, l’antiquité, noblesse et saincteté de la Bretaigne Armorique et particulièrement des villes de Nantes et Rennes, Nantes, Doriou, 1637.

[8] Histoire de Bretagne, composée sur les titres & les auteurs originaux, par Dom Gui Alexis Lobineau, prestre, religieux bénédictin de la congrégation de S. Maur ; enrichie de plusieurs portraits & tombeaux en taille douce ; avec les preuves & pièces justificatives, accompagnées d'un grand nombre de sceaux. Tome I. [-Tome II.]  1707

[9] Nicolas Travers, historien de Nantes et théologien suivi d'un Complément inédit de son Histoire par M. (Charles) Dugast-Matifeux

[10] Ouvrage de John Needham - De Inscriptione quadam Aegyptiaca Taurini Inventa et charactéribus Aegyptiis olim et Sinis communibus exarata Idolo cuidam abtiquo in Regia Universitate Servato. Ad utrasque Academias Londinensem et Parisiensem erum antiquarum investigationi et studio praepositas data Epistola. Rome 1731 qui avait rejoint ma bibliothèque en raison du fait qu’il est dédié au prince Victor Amédée de Savoie.

samedi 23 août 2025

Luca di Domenico, imprimeur à Venise au XVème siècle.

Un bel in-folio imprimé à Venise en 1482 a rejoint la bibliothèque des incunables. L'ouvrage rassemble les Sermons du pape Léon 1er dit le Grand (Toscane, vers 390 – Rome, 461),  père de l’église et grand orateur, canonisé à la fois par l'Église catholique et l'Église orthodoxe, connu pour être l’auteur de nombreux sermons et lettres dogmatiques et pour avoir participé au concile de Chalcédoine en 451. L'histoire a retenu sa rencontre avec Attila, roi des Huns, afin de l'empêcher qu’il ne marche sur Rome.

Les Sermons de Léon le Grand, Venise 1482. 

La typographie de Luca di Domenico

La lettre introductive de Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II.

Il s’agit de la 6ème édition incunable après celle publiée à Rome par Sweynheim et Pannartz en 1470 ; Elle n’est pas particulièrement rare, il en est conservé 126 exemplaires dans les institutions publiques, principalement en Italie.

L’ouvrage de 128 feuillets à 38 lignes, chiffrés a-c10 d-o8 p10, est à grande marge (295x204 mm) avec des espaces de 2 à 8 lignes laissés libres pour les initiales peintes. Certains ont été remplis récemment par un calligraphe maladroit, heureusement limités à quelques feuillets.

Le premier feuillet est blanc, sans titre, suivi au feuillet chiffré a1 de l'épître dédicatoire de l’éditeur scientifique Giovanni Andrea Bussi au pape Paul II. Elle figurait déjà dans l'édition romaine de 1470. Ce lombard d’origine se fait remarquer par le cardinal Bessarion et devient Evêque d’Accia puis d’Aléria en Corse, sans jamais accoster dans l’Ile de Beauté. Il est connu pour avoir été proche des imprimeurs Arnold Pannartz et Conrad Sweynheim et avoir recherché les manuscrits de l’Antiquité pour les corriger et les faire imprimer, ce qui lui valut le poste de bibliothécaire de la Bibliothèque Vaticane créée par le pape Nicolas V et agrandie par ses successeurs.

Au feuillet p2v, après les sermons de Léon 1er et quelques lettres, figure le Symbole de Nicée (Symbolum Nicenum) autrement dit le crédo chrétien, accompagné d’un commentaire sur ce texte.

Au feuillet p10r, l’imprimeur a laissé au colophon la mention suivante : Divi leonis papae viri Eloquentissimi ac sanctissimi sermones Lucas Venetus Dominici filius Librariae artis pitissimus solita diligentia impraessit. Venetiis Anno Salutis MCCCLXXXII Septimo idus Augusti.

Colophon

Beaucoup d'éditions imprimées par Luca di Domenico
 ont un registre final présenté sous cette forme. 

Cette édition est l'œuvre de Luca di Domenico (Lucas Venetus), imprimeur issu d’une vieille famille vénitienne qui fut très actif à Venise à partir de l’année 1480 pendant une période assez courte. Il s'est distingué par la production de romans de chevalerie en vers (En ottava rima) de textes de dévotion ou théologiques et de quelques œuvres de classiques latins ou grecs.

L’utilisation de l’expression artiste pitoyable a de quoi surprend et pourrait laisser penser qu’il y a une coquille pour piissimus, artiste très pieux, ce qui serait plus en rapport avec le thème de l’ouvrage. Toutefois, dans les Commentaires de Pierre Lombard par Aegidius Romanus imprimé en gothique textura quelques mois auparavant, en Mai 1482, Luca di Domenico reprend ce qualificatif de pitoyable (Lucas Venetus Dominici filius librarie artis pitissimus) tout en ajoutant qu’il l’a imprimé avec grand soin et diligence (summa cura et diligentia). Il ne s’agit donc pas d’une coquille mais d’une marque d’humilité, sans doute, pour un artisan qui, par ailleurs, n’hésite pas à louer l’art magnifique des imprimeurs.

Luca di Domenico n’a, semble-t-il, pas beaucoup intéressé les biographes jusqu’à présent et il est bien difficile de trouver des informations à son sujet. La seule chose certaine est qu’il est né dans la cité des Doges, d’un père lui-même vénitien appartenant sans doute à la meilleure société de la ville. Ce n’est pas si courant dans ces premières décennies de l’imprimerie où les imprimeurs exerçant à Venise sont pour la plupart d’origine extérieure à l7a ville. La majorité d’entre eux sont germaniques, à l’image du premier imprimeur vénitien, Johann de Spire, mais d’autres communautés étrangères ont également contribué au développement de l’imprimerie, les milanais, les florentins, ceux de Montferrat ou encore le français Nicolas Jenson.

Même son nom n’est pas fixé de manière uniforme dans les grandes bibliothèques mondiales. Il faut dire que ses impressions sont rares, moins d’u7ne vingtaine de titres sont recensés par l’ISTC [1] sur une très courte période allant de 1480 à 1485. 

Les anciennes bibliographies d’incunables (Goff L134; HC 10012, etc) lui donnent différents noms :  Lucas Dominici - Lucas Dominici filius, Venetus - Lucas Venetus - Luca di Domenico ou encore Maestro Luca.

La Bibliothèque Nationale de France a choisi de le dénommer Luca di Domenico, faisant ainsi du prénom de son père un patronyme. La British Library l’a enregistré plus prudemment sous la dénomination qui figure sur la plupart des éditions en latin : Lucas Venetus Dominici filius. (Lucas de Venise, fils de Domenico). Dans plusieurs colophons filius est abrégé en un simple f.  Son nom est presque toujours associé à celui de son père dont il parle au passé et qui avait dû mourir quelques temps avant qu’il ne s’installe.

Dans les ouvrages imprimés en italien, il se fait appeler Luca Veneziano, Luc de Venise, ce qui semble démontrer que le nom Domenico n’était pas un patronyme, mais il est vrai que l’on trouve dans la Vita della Vergine Maria (Vie de la Vierge Marie) d’Antonio Cornazzano du 17 Février 1481 : Maestro Luca di dominico Venetiano in Venetia.

L’examen des colophons est intéressant car ils diffèrent sensiblement d’un livre à l’autre, l’imprimeur adaptant son texte à chaque ouvrage, nous donne ainsi quelques brides d’information sur son travail ou sur lui-même.

Dans le poème narratif il Filostrato de Boccace publié vers 1481, la fin du texte suit la forme de l’œuvre c’est-à-dire l’ottava rima pour glorifier le nom de l’imprimeur :

Mirabil cosa e cierto la pictura / & quella che subantiquo era in gran pregio / larchitectura dico in ciascun canto / ma cui l'efecto de l'arte prochura / meritan gli impressori un nobil segio / tra quali maestro Luca porta il vanto.

Que nous pourrions traduire approximativement par : La peinture est une chose vraiment admirable / et celle qui, dans l'Antiquité, était très appréciée / l'architecture, je le dis dans chaque chant / mais l'effet de leur art procure aux imprimeurs une place noble / parmi lesquels le maître Luca porte la gloire.

Nous retrouvons cette même intégration de son nom au poème dans une autre œuvre en ottava rima : Oger le Danois. Une épopée chevaleresque du cycle de Charlemagne. Là encore la dernière strophe est une sorte de colophon donnant le nom de l’imprimeur : Luca l’imprima de sa propre main / subtile d’esprit et encore plus d’inventivité / Domenico était son père vénitien / et si vous voulez savoir l’année, / en l'an mil quatre cent quatre-vingt, le troisième jour d'octobre, on le chante.[2]

La production de Luca di Domenico touche trois domaines distincts, de nature très variée pour ne pas dire contradictoire : D’un côté les épopées en vers italiens (Ottava rima), sorte de romans de chevalerie versifiés, très en vogue à la fin du XVème siècle, de l’autre des classiques latins destinés aux universitaires. Enfin, des textes religieux et des livres de dévotion.

Qu’y a-t-il de plus éloigné de l’humanisme que la chevalerie ? Le renouveau des lettres antiques, et l’éloge des armes médiévales ne font pas bon ménage, et d’ailleurs les humanistes ne se sont pas privés de condamner la culture chevaleresque, produit grossier de l’âge « gothique » qui fait suite à la chute de Rome aux mains des barbares.

Quoiqu’il en soit, dès les débuts de son activité Luca di Domenico parait se spécialiser dans ce genre de l’épopée en vers. Les ouvrages que nous pouvons inclure sous ce thème représentent la moitié de sa production (10 titres). Nous y trouvons l’Histoire de Merlin (1480), et les aventures d’Ogier le Danois (1480). Tous deux au format in-folio, format qu’il abandonnera pour cette catégorie de textes. Suivrons le Philostrate de Boccace (1481) en ottava rima, et du même auteur la Nymphe de Fiesole (1482), le Libro chiamato Dama Rovenza (1482) du cycle de Charlemagne et Renaud de Montauban, toujours en vers italiens, dont il ne reste plus qu’un seul exemplaire dans la Bibliothèque du Vatican. Il poursuit sur sa lancée en 1483 et 1484 en publiant l’Histoire de Troie et un ouvrage aujourd’hui perdu dont le titre était peut-être Libro chiamato Persiano quall tratta de Carlo Magno et de tutti li paladini, ou bien simplement Persiano figliuolo di Altobello (Le Persan, fils d’Altobello) de Francesco Cieco Da Firenze.

Cette édition, citée par Brunet [3], aurait été imprimée pour la première fois par Luca di Domenico en 1483 mais aucun exemplaire n’existe dans aucune bibliothèque du Monde. La seule référence à l’ouvrage est la stance ajoutée par l’imprimeur Christophorus de Pensis de Mandello, dix ans plus tard en 1493, puis reprise dans les éditions successives :

Sachez, Bonnes gens, que Maitre Luca fils de Domenico l’a vraiment imprimé pour que s’accordent à tort la Rose (de Venise) et le Lys (Rouge de Florence - il Giglio) et il était aussi compétent et prudent dans cet art / (qu'il) abordait tout avec sagesse, gentillesse et humanité / (car) il était Vénitien de sang ancien. Et cette belle histoire fut transcrite en l’an mille quatre cents quatre-vingt-trois.[4]

Page finale du Persiano figliuolo di Altobello imprimé par Christophorus de Pensis en 1493, citant l’édition antérieure de Luca di Domenico. (Image numérisée par la BEIC)

Après les Romans de Chevalerie, ce sont les livres religieux qui représentent le plus grand nombre d’éditions (7 titres). Des livres de dévotion, au format in-quarto comme la vie de la Vierge Marie (1481) ou un confessionnal, des textes des pères de l’Eglise incluant les œuvres de Saint Cyprien ou les Commentaires des Sentences de Pierre Lombard (1482). Sans oublier les Sermons du Pape Léon le Grand, publiés cette même année 1482, année de sa plus grande production avec pas moins de 6 impressions.

Enfin, la dernière catégorie, en nombre très limité (4 titres) est représentée par les deux éditions successives des Declamationes de Quintilien, par le Traité d’Hermétique du pseudo Hermès Trismégiste édité pour la première fois par Marcile Ficin en 1471 et par un ouvrage d’un juriste contemporain, Laelianus Justus.

Visiblement Luca di Domenico ne travaillait pas pour l’Université mais trouvait sa clientèle chez les familles patriciennes de Venise friandes de romans courtois.

Il avait à cœur de soigner son travail et de rechercher le meilleur support pour l’impression de ses textes. Les Sermons de Léon 1er en attestent. L’imprimeur a utilisé un papier fort, à vergeures serrées, caractéristique du papier italien. Ces feuillets proviennent de sources diverses. Nous avons identifié au moins trois filigranes distincts indiquant qu’il se fournissait localement soit à Venise même, soit dans le pourtour de la lagune.

Ainsi une lettre L apparait à plusieurs reprises sur le premier tiers de l’ouvrage et sur le premier feuillet blanc. Presque tous les papiers portant ce logo sont d’origine italienne nous dit Briquet.  On le retrouve dans des documents datés de 1477 et 1479 et plus spécifiquement à Venise.[5]

Un autre filigrane en croissant de lune pourrait avoir été fabriqué dans la ville voisine de Trévise. Trévise est un centre typographique de faible importance, 113 éditions ont été recensées entre 1471 et 1500 compte tenu de la concurrence de la cité des Doges. En revanche, ce fut un centre de production de papier important dès le XIVème siècle, stimulé par le développement de l’industrie typographique de sa voisine.  Ce croissant de lune fortement bombé n’est pas dans le Briquet, il est proche du n°5208.


Filigranes des papiers utilisés par Luca di Domenico

Enfin une dernière marque dans le papier apparait vers la fin de l’ouvrage. C’est un volatile aux pattes palmées qui est très proche de Briquet n° 12133. Là encore, ce filigrane se retrouve dans des documents de Trévise de 1481. Donc, un papier de fabrication récente, aussitôt utilisé par l’imprimeur.

L’activité de Luca di Domenico s’interrompt brusquement en 1485, avec, il est vrai, une nette diminution des parutions dans les deux années précédentes.

A-t-il rencontré des difficultés financières ? Une concurrence de confrères plus efficaces ? La guerre commerciale semble rude dans la cité des Doges. Dès la mort de Johann de Spire en 1470, de très nombreux ateliers s’installent dans la lagune. Dans les années 1480 plus d’une cinquantaine d’officines sont actives simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuelles, parfois plus.

Quand Luca di Domenico publie Uberto et Filomena, un autre imprimeur de Venise, Antonio de Strata, venait de sortir le même titre moins d’un an auparavant. L’activité de ces ateliers est extrêmement instable et précaire, comme le montre le grand nombre d’imprimeurs qui ne poursuivent par leur activité dans la ville au-delà d’un an [6].

Peut-être, simplement, Luca di Domenico est-il mort de la peste qui sévissait dans la cité cette année-là et qui emporta le Doge Giovanni Mocenigo ? Nous n’en savons rien. Il ne nous reste que son travail soigné, ces belles pages aux caractères typographiques parfaitement alignées.

Bonne Journée,

Textor



[1] Incunabula Short Title Catalogue de la British Library à l’entrée Lucas Venetus

[2] Luca limpresse con sua propria mano / Domenico fu il padre venitiano / et se voi saver lano/  del mille quattro cento con otanta / el zorno terzo de octubre si canta.

[3] Brunet cite l’édition de 1493 tout en donnant une mention qui n’y figure pas et qu’il a dû prendre dans une édition postérieure : Luca di Domenico figlio lo stampo in prima nel mille quattrocento ottante trene. Voir Brunet Manuel du Libraire pp. 322, à l’entrée Francesco da Fiorenza.

[4] Perché voi sapiate o bona gente / maistro luca de dominico fiolo / Si la fatto in stampa veramente / perché s’acorda a torto la rosa [i.e. Venise] e ‘l ziglio [i.e. Florence] ed era in questa arte saputo e prudente / ad ogni cosa darebbe di piglio / sapiente, piacevole e umano / del sangue antico egli è veneziano.  / i stralata fu la bella storia / Nel mile quatrocento ottenta trene….

[5] La lettre L est répertoriée par Briquet au numéro 8282.

[6] Voir la thèse de Catherine Rideau Kikuchi, La Venise des livres, 1469-1530, Champ Vallon, 2018.


Annexe : Liste des éditions de Luca di Domenico