vendredi 3 janvier 2025

Petite histoire de reliure à cabochons (1478)

 Le cabochon d’une reliure est un clou de protection en cuivre, à tête ornée ou en simple ronde de bosse, qui traverse le bois et le cuir pour faire saillie sur le plat. Lorsqu'il est placé au centre du plat du livre, il est appelé ombilic et bouillon lorsqu'il est situé dans un des coins du plat. 

Initialement prévu à des fins de protection de la couvrure, leur emplacement, leur nombre et leur forme ont variés selon les pays et les époques. Ils peuvent aussi, lorsqu’ils ont été travaillés (notamment par ciselure), prendre une dimension décorative.

Les cabochons sont des ornements des reliures monastiques, très courants au XIV et XVème siècle, ils disparaitront progressivement à partir de la fin du XVe siècle, lorsque les livres commencent à être rangés debout dans les rayonnages de bibliothèque au lieu d'être posé à plat sur les pupitres. Seuls subsistent alors les ferrures des livres liturgiques de grand format, parce qu’ils restent sur un pupitre, ou bien ceux des in-folio de certaines régions (Dans les pays germaniques, notamment). 

Reliure sur ais de bois XVème siècle

Je ne possède qu’un seul représentant de cette catégorie de reliure dans la bibliothèque, que j’ai effectivement toujours eu beaucoup de mal à glisser entre deux autres livres sur son étagère, bien qu’il ait perdu presque tous ses cabochons. Il est promis à une future boite. 

C'est une reliure en peau retournée (daim ou autre animal sauvage, utilisée côté chair et offrant au toucher un contact velouté) sur ais de bois, contemporaine de l'ouvrage qu'elle protège, à savoir une édition vénitienne de 1478. 

La reliure n’a pas traversé ces quelques cinq cent quarante années sans de nombreux dommages. Les vers se sont intéressés au bois des ais (Heureusement un peu moins au papier). Un restaurateur est intervenu pour reboucher les manques laissés par les trous des cabochons, renouveler les gardes et changer la tranchefile. Il a eu la bonne idée de conserver comme feuillets volants les anciennes gardes, ce qui permet de constater tout le mal que les cabochons en cuivre ont pu apporter au papier au fil des siècles par leur acidité. L’oxydation avait troué les gardes aux emplacements des clous et avait même commencé à toucher la page de titre. Il était temps d’intervenir !

Ces anciennes empreintes des éléments métalliques sur le papier permettent de confirmer que la reliure n’est pas rapportée mais qu’elle protégeait ce livre depuis l’origine. 

Page de garde et page de titre du livre avec les traces des cabochons

Accessoirement, les anciennes gardes révèlent aussi le passage du livre dans une bibliothèque italienne au XVIIIème siècle.  Ex Biblioth. q. Mr. Angeli Aloysii de Cella Januensi Medici 1744. Un certain Ange Aloysius de Cella qui était un médecin génois. Quoi de plus naturel pour un livre d’astronomie que d’être dans la bibliothèque d’un médecin ? Il valait mieux avoir une bonne connaissance du mouvement des planètes si on voulait guérir ses patients à l’époque. 

Un acte notarié passé par le supérieur du couvent de San Donato Jan(uensis) (Saint Donat de Gênes) le 7 Juillet 1519, sans rapport apparent avec l’ouvrage, a été relié à la suite du livre. Il donne les noms de notaires et de familles de Gênes, ce qui atteste d’une longue présence de l’ouvrage dans la ville de naissance de Christophe Colomb.  

Sacrobosco : Schéma du mouvement apparent d'une planète 

Si l’ombilic et les bouillons ont une fonction bien identifiée préservant tous frottements sur les plats, je m’explique moins bien la présence de ces petites plaques métalliques placées sur le bord des ais. 




Quatre plaques carrées sciselées à la destination incertaine. 

Ce ne sont pas des cornières de protection, puisqu’elles ne sont pas dans les coins et elles n’ont pas de cabochon saillant. A l’origine il y en avait, semble-t-il, huit, mais seulement quatre, celles du plat inférieur, sont conservées. Celles du plat supérieur ont laissé des traces qui révèlent une forme – a priori - similaire.  Trois présentent des bords droits, la quatrième est découpée en forme d’accolade sur un coté seulement. 

Grâce à l’intelligence artificielle (que je n’utilise jamais pour écrire mes articles !) il est possible aujourd’hui de chercher des images similaires dans les bibliothèques publiques ou dans les catalogues des libraires. Or, je n’ai trouvé aucune pièce métallique similaire à celles-ci sur une reliure. En général, lorsqu’il y a présence de plaques carrées de métal, ce sont les supports des cabochons. La pièce de métal sert alors de renfort pour le cabochon en même temps que de cornière pour ceux qui sont placés proche des angles, comme dans l’exemple de ce croquis qui a l’avantage de nous rappeler les termes techniques de la reliure.

Croquis présentant les différentes parties d’une reliure d’une reliure 
mais sur lequel ont été inversées les positions des tenons et agrafes [1] 

Certainement produite à l’unité, aucune des quatre plaques n’est exactement semblable aux autres. La face apparente a été ciselée d’une bordure hérissée et évidée en son centre de trois trous de forme circulaire et d’un quatrième de forme rectangulaire vers le bord. On pense d’emblée à des tenons mais leur position, joignant le chant de l’ais, sans le dépasser, rend difficile l’attache d’une agrafe (Il n'y a pas de prise pour l'accroche).  Par ailleurs, il y aurait eu quatre points de fermeture, ce qui parait beaucoup pour une seule reliure. 

S’agit-il de simples éléments de décoration ? L'impression d'ensemble est plus curieuse qu'esthétique. Auraient-ils eu une autre fonction ? Le livre ne semble pas avoir été enchainé à un pupitre, la forme laissée par une attache de chaine est caractéristique et elle est toujours sur le premier plat. 

Je penche donc, en définitive mais sans certitude, pour des tenons plutôt que de simples plaques décoratives. S’il était resté un des éléments du plat supérieur, il aurait été facile de trancher : une plaque coinçant une bande de cuir avec une agrafe aurait permis de conclure que les plaques du dessous étaient des tenons.

Car les tenons, comme les étiquettes de titre ou les décorations sont toujours placés sur le plat inférieur. C’est une habitude qui vient de l’époque carolingienne, comme nous l’explique Berthe Van Regemorter qui s’est intéressée aux techniques de couture des reliures médiévales : 

En parlant de la couture de l'époque carolingienne, nous avons dit qu'elle avait le premier ais comme base et commençait par le premier cahier. La reliure achevée, la fin du volume et le second plat se trouvaient au-dessus. Cette chose, qui paraît peu importante, a eu pourtant une conséquence étrange : le volume se posait sur le rayon non seulement à plat, mais avec le second plat au-dessus et c'est le second plat qui recevait le plus souvent l'ornementation la plus belle. Quand le cousoir fut inventé, l'habitude de commencer par le premier cahier était prise et on ne passa pas immédiatement à la couture commençant par le dernier cahier ; on continua également à poser les volumes le second plat au-dessus. Ceci nous explique par exemple la très belle reliure orfévrée de la bibliothèque de Troyes (ms. 2251) dont seul le second plat est orné, le premier plat, en tissu, n'ayant pas la moindre décoration ; les fermoirs en argent attachés au premier plat et s'agrafant au second plat.  [2]

Cela se vérifie avec cette autre reliure portant une étiquette de bibliothèque qui a bien été clouée sur le plat inférieur, tandis que la chaine était sur le plat supérieur.

Reliure enchainée avec étiquette de bibliothèque sur le second plat

Donc nos petites plaques de cuivre seraient des tenons dont il reste à comprendre comment l’agrafe pouvait tenir….

Bonne journée, 

Textor

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 [1] Croquis tiré de : Élisabeth Baras, Jean Irigoin et Jean Vezin, La reliure médiévale : trois conférences d’initiation, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1978, (fig. 31).

 [2] Van Regemorter Berthe. Évolution de la technique de la reliure du VIIIe au XIIe siècle, principalement d'après les mss. d'Autun, d'Auxerre et de Troyes. In :  Scriptorium, Tome 2 n°2, 1948. pp. 275-285.


7 commentaires:

  1. Est-ce que ce ne sont pas pas tout simplement les attaches recevant des crochets de fermeture qui se trouvaient à l'extrémité des lanières retenues sur le premier plat ?

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  2. Un peu comme ça : https://www.facebook.com/photo?fbid=1038411734960662&set=pcb.1038411771627325

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  3. Oui, c’est ce qu’il y a de plus plausible, sauf que dans l’exemple que vous montrez le tenon dépasse du plat, ce qui laisse un espace pour ‘’clipser’’ le crochet, alors qu’ici le tenon ne dépasse pas le plat. Il n’y a pas un décroché ou un vide suffisant pour fixer un crochet. On pourrait imaginer que les éléments ont été démontés lors de la restauration et mal remontés mais il me semble que ce décalage se verrait sur le cuir en dessous, à travers les trous de la pièce métallique. Ceci dit, par leur forme, il reste vraisemblable que ce soient des tenons.

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    1. Est-ce que la pièce métallique ne pouvait pas être un peu plus saillante à l'origie et que le métal ait été arasé ou légèrement écrasé ? Un déplacement des éléments métalliques aurait laissé plus de traces, non ?

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    2. Pour l’une des pièces, oui, le bord semble légèrement enfoncé mais c’est moins évident pour les autres.
      Bon, peut-être que je me trompe complètement et qu’un crochet d’une forme étudiée était capable d’agripper ce tenon, aussi léger soit le décroché. Ou bien, cela marchait tellement mal que le relieur a doublé le nombre d’attaches… Dommage qu’il ne soit pas resté au moins une attache pour permettre de résoudre cette énigme.

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  4. Bonjour, merci pour ce bel article. Si j'ai bien saisi, il y a quatre plaques, ce qui fait qu'il y aurait pu y en avoir deux par plats, pour les utiliser comme tenons. Je note que les clous ne sont pas sur le bord, ce qui aurait permis une fixation laissant l'orifice rectangulaire dépasser du plat. Reste que, comme vous le faites observer, s'ils avaient été déplacés, des marques devraient être visibles à leur ancien emplacement. Ne pourrait-on envisager que le destinataire du livre, ayant renoncé à se servir de tenons, ait demandé au relieur de se contenter de fixer les plaques sur le premier plat au cas où il changerait d'avis ?

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  5. Merci pour votre commentaire. Je ne crois pas qu’il y ait eu deux tenons sur chaque plat, ce n’était pas l’usage. Sur la 3ème photo, on voit le premier plat et les traces des pièces qui y figuraient anciennement. Une en haut et en bas, deux à droite. Sans doute, l’emplacement des fixations des quatre crochets. D’ailleurs, à bien y regarder, la trace n’est pas un carré (comme je l’ai dit un peu vite dans l’article) mais possède plutôt une forme triangulaire se terminant par une pointe arrondie.
    Ceci dit, quatre fixations pour une seule reliure, c’est n’est pas très courant …. :)

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