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vendredi 22 janvier 2021

Franz Renner de Heilbronn, imprimeur vénitien. (1471 – 1486)

Mon précédent billet consacré à une impression vénitienne de la géographie de Denys le Périégète méritait une suite sur son imprimeur, Franz Renner, tant les trois émissions sorties de ses presses en 1478 sont atypiques par rapport à l’ensemble de sa production.  Mais cette recherche soulève plus de question qu’elle n’apporte de réponse car sa biographie apparait bien mince.


Page de l’incipit du De Sphera Mundi de Jean de Sacrobosco avec le titre imprimé en rouge (Détail).
 
Page de l’incipit.
 L'imprimeur n’utilise pas de page de titre distincte. La première page contient le titre, la table et le début du premier chapitre.
Notez que le mot Sphera est orthographié Spera dans tout l’ouvrage. 

Franz Renner, de son nom allemand qu’il transformera en Franciscus Renner de Hailbrun sur ses livres ou Francesco della Fontana dans ses relations commerciales, apparait à Venise en 1471 et y produira une cinquantaine d’ouvrages [1] avant d’interrompre son activité en 1486.

L’imprimerie arrive à Venise en 1469 avec les frères Jean et Wendelin de Spire qui obtinrent du Doge le privilège exclusif pour tailler des lettres et imprimer des livres selon la nouvelle technique. Lorsque Jean de Spire meurt fin 1469, Wendelin poursuit seul l’activité de l’atelier mais perd le privilège obtenu par son frère, ce qui permet à d’autres imprimeurs, essentiellement venus d’Allemagne d’ouvrir des officines à Venise [2]. C’est ainsi que débute l’activité de Franz Renner et de son compatriote Nicolas de Francfort, comme celle de très nombreux ateliers qui choisissent de s’installer dans la lagune. Il faut dire que Venise est une ruche, un carrefour commercial et un des foyers intellectuels des plus brillants. Dans les années 1480, plus d’une cinquantaine d’imprimeur sont actifs simultanément, réalisant une centaine d’éditions annuellement. Venise dépasse rapidement les villes allemandes, puis Rome, avant d’être rattrapée par Paris à la toute fin du siècle.

On suppose que Franz Renner est né avant 1450 à Heilbronn sur le Neckar, en Bade-Wurtemberg, fils de Jean Renner, un riche propriétaire terrien dont la famille alliée aux von Böckingen avait reçu en apanage une des fermes du monastère Schöntaler Hof, comme fief héréditaire en 1430 [3]. Nous ne savons pas où Franz fit ses études mais la famille était lettrée et comptait un juge en son sein. [4]

Où avait-il appris la typographie ? Avec Peter Schoeffer à Mayence ? Ulrich Zell à Cologne ? Nous ne le savons pas non plus, mais c’est nécessairement dans un des rares ateliers qui a précédé le sien dans la décennie précédente, ce qui ne laisse que 5 possibilités [5]. Il s’installe d’abord dans le quartier de Sancti Apostoli puis déménage dans celui de la Merceria. Il est membre de la confrérie de S. Maria dei calegheri tedeschi (des cordonniers allemands), puissante corporation des artisans du cuir, où il aurait été en contact avec des figures importantes du milieu typographique vénitien. Le lien entre cordonniers et imprimeurs ne saute pas aux yeux à moins qu’il n’ait été aussi relieur ou, comme l’indique d’anciens biographes, que son père ait été cordonnier.

La première production connue de Renner est le Quadragesimale aureum du dominicain Leonardo da Udine et l'Oratio habita apud Sixtum IV contra Turcos de l'historien vénitien Bernardo Giustinian. Les deux éditions datent de 1471 mais le nom de l’imprimeur n’apparait pas, c’est l'examen du matériel typographique qui permet de les lui attribuer. La première signature au colophon, "Franciscus de Hailbrun", apparait dès l’année 1472 dans l’ouvrage de Roberto Caracciolo, les Sermones quadragesimales de poenitentia. Il ajoutera plus tard son patronyme Renner à ses productions, à partir de 1478.

Les Sermones aurei de Sanctis Fratris Leonardi de Utino imprimé par Franciscus Renner de Heilbronn avec Nicolaus de Frankfordia, Venise 1473, contenant un signet avec un indicateur de colonne tournant - Bibliothèque de l’Université de Princeton.

Doté d'un esprit d'entreprise certain, Franz Renner s’associe en 1473 avec l'imprimeur Nicolò da Francoforte (Nicolas de Francfort) qui pourraient avoir joué un simple rôle de financier. Une quinzaine d’ouvrages associent leurs deux noms, des bréviaires, des sermons, des ouvrages théologiques et des Bibles.

Ils ont été les premiers imprimeurs vénitiens à se spécialiser dans le secteur des livres religieux et liturgiques au format in-octavo, ce qui était assez rare à l'époque, et la première Bible latine imprimée à Venise datant de 1475 provient de leur presse [6]. Cette Bible servira de modèle pendant dix ans. Elle sera notamment copiée par Jenson l’année suivante.  Son format, que Renner et Francfort avaient été les premiers à choisir, destinait le livre à une lecture individuelle et non à la lecture à haute voix dans les réfectoires. Le texte lui-même provenait indirectement de la Bible de Gutenberg. Celle-ci avait servi de copie à l’édition imprimée à Mayence en 1462, utilisée à son tour par Giovanni Andrea Bussi pour l’édition romaine de 1471. Franz Renner et Nicolas de Francfort reprirent la plupart des modifications et ajouts apportés par Bussi à partir de manuscrits et ils firent à leur tour de modestes changements et complétèrent la préface.[7]

La seule exception à la ligne éditoriale qu’ils s’étaient fixée est la sortie des Questiones super Metaphisicam Aristotelis [8], composé par le théologien franciscain Antonius Andreas, un étudiant de John Duns Scot.

Le partenariat entre Franz Renner et Niccolo da Francoforte est rompu en 1477 mais suivi rapidement d’un rapprochement, de courte durée, avec un autre imprimeur, Petrus de Bartua, pour éditer à nouveau des sommes théologiques, souvent des rééditions d’ouvrages produits par sa première association [9], ce qui dénote un certain succès de l’atelier.

Ce Petrus de Bartua est un imprimeur venu de Hongrie, du village de Bártfa, aujourd’hui en Slovaquie orientale. (Il se fait appeler également Petrus Hungarus, Pierre le Hongrois ou Pierre Hongre). Il aurait fondu des caractères pour Renner mais ils resteront peu de temps ensemble et Pierre de Bartua partira ensuite à Lyon où il fut un des premiers imprimeurs et libraires de cette ville, à partir de 1482. Avec Matthias Huß, il imprime l'année suivante la version française de la Légende dorée de Jacques de Voragine. Guillaume Le Roy a également utilisé les caractères typographiques de Bartua. Décidemment très itinérant, il part ensuite à Toulouse où il fait des caractères pour Henry Mayer tout en étant inscrit comme libraire (Mercator Librorum) avant de retourner à Lyon en 1492, puis finir ses jours en Hongrie.

Sacrobosco, chapitre quatre, la révolution des planètes et les éclipses solaires.

Le succès de l’atelier au cours de cette période est confirmé par le réseau d’influence que Renner parvient à tisser au sein de sa corporation. Ainsi, il marie deux de ses filles à des membres important de la profession.  Sa fille Cristina (qui, dans son testament rédigé en 1547, se décrit comme "fiola del quondam messer Francesco Fontana, todesco") a d'abord épousé l'influent libraire vénitien Francesco de Madiis et, en secondes noces, le jeune imprimeur et papetier de Brescia Paganino de Paganini (lequel avait probablement commencé son apprentissage sous la direction de son beau-père). Une autre de ses filles contracte mariage avec le célèbre éditeur et libraire Giovanni Bartolomeo da Gabiano, qui a dirigé avec succès la librairie Fontana crée par le fils de Renner. Enfin, Renner était aussi proche de l'imprimeur Gregorio de Gregori qui est cité comme témoin dans un testament de 1491.

Bien que l'association avec Petrus de Bartua ait été semble-t-il active dès 1477-1478, Renner imprime déjà seul deux ouvrages géographiques et un ouvrage astronomique. Les deux premières éditions sont le De situ orbis de Denys le Périégète, publié dans la traduction faite par Antonius Beccaria, récemment présenté sur ce site [10]  et la Cosmographia, sive De situ orbis de Pomponius Mela [11]. Beaucoup plus complexe a été la préparation de l'édition illustrée du Traité des Sphères de Johanes de Sacrobosco, le De sphaera mundi, que Renner imprime en y ajoutant un autre traité distinct : la Theorica planetarum de Gérard de Crémone [12].

Le traité des Planètes est attribué à Gérard de Crémone, auteur de nombreuses traductions de textes scientifique grecs et arabes mais il n’est peut-être que le traducteur d’une œuvre de Gérard de Sabbioneta.

Chapitre sur la triade Saturne, Jupiter et Mars.

C’est une petite révolution dans la politique éditoriale de Franz Renner difficile à expliquer. Pourquoi éditer brusquement des traités scientifiques que ne devait pas lire sa clientèle habituelle de clercs et de théologiens. S’agit-il d’une commande particulière ? D’un gout de notre imprimeur pour les voyages et le cosmos ? Il ne possède visiblement pas les connaissances nécessaires qui vont avec le sujet puisque tout au long du Traité de Johannes de Sacrobosco, il va orthographier Spera au lieu de Sphera !

L’expérience sera de courte durée puisque l’année suivante, après un dernier livre hors du champ théologique, Les Pronostiques pour l’année 1479 de Hieronymus de Manfredis, Renner revient à ses sujets de prédilection que sont les bréviaires, les missels, un Supplément à la Somme de Pisanelle, et une volumineuse édition in-folio de la Bible, en trois tomes, accompagnée du commentaire de Nicolas de la Lyre parue entre 1482 et 1483. Il s’agit de la cinquième Bible imprimée par Renner. Cette édition sera vendue, au moins en partie, par son gendre, le libraire Francesco de Madiis, comme nous l'a rapporté l'inventaire de son échoppe dans lequel sont répertoriés les exemplaires de la « Biblia con nicolao de lira de mastro francesco ». [13]


Le De Sphera de Sacrobosco comme le Theorica Planetarum de Gerard de Cremone sont illustrés de schémas cosmologiques.

Après quoi, Il n’imprimera plus. La dernière édition où son nom est cité est un bréviaire en date du 1 Avril 1486, imprimé par Johannes Leoviler de Hallis, où Renner n’assume que le rôle d'éditeur en fournissant à l'imprimeur les matériaux nécessaires à la préparation de l'impression ainsi que le matériel typographique, ce qui suggère qu’il a sans doute pu lui vendre son atelier.

Que fit-il ensuite ? Après cette date, il n’y a plus de trace de son activité en tant qu’imprimeur. D’anciennes biographies suggèrent qu’il ait pu déménager à Nuremberg en 1491 et à Ulm en 1494, mais il existe peu de preuves tangibles de ces déplacements. Ses enfants restent à Venise et son fils y tient une librairie. Une inscription peu claire de la Chambre des Comptes de Heilbronn pourrait signifier que l'imprimeur était déjà décédé en 1487, ce qui pose aujourd’hui un problème de cohérence avec le testament de 1491. Ce qui est certain, c'est qu'il n’est plus de ce monde en 1496, puisque son fils Benedetto, dans deux demandes de privilèges adressées à la République de Venise, se décrivait comme orphelin de père et mère.

Il reste de Franz Renner de Heilbronn cette suite d’ouvrages aux impressions particulièrement soignées et toujours très esthétiques qui donne plaisir à lire.


Le colophon du De Sphera suivi d’une épigramme de Francesco Negri (1450-1510) philologue et professeur à Padoue.

Bonne Journée !

Textor

 


[1] L’ISTC dénombre 47 titres  et le GW 51.

[2] A l’exception notable de Jean Jenson, champenois, mais qui avait travaillé en Allemagne et peut-être à Subiaco avant d’arriver à Venise en 1480.

[3] Archives Municipales UB Heilbronn I n ° 422

[4] Klaus Renner, accède à la fonction de juge en 1459.

[5] Mayence, Strasbourg, Cologne, Nuremberg, Augsburg.

[6] ISTC ib00541000.

[7] Voir L’article de la BNF consacré à la Bible de Jenson de 1476. http://classes.bnf.fr/livre/grand/1079.htm

[8] ISTC ia00579000

[9] Comme par exemple, le Breviarium Fratrum Praedicatorum (ISTC ib01139000), le Breviarium Romanum (ISTC ib01118200), le Mammotrectus super Bibliam (ISTC im00238000), la Summa theologiae (ISTC it00204000) et le Supplementum Summae Pisanellae (ISTC in00068000).

[10] ISTC id000254000

[11] ISTC im00450000

[12] ISTC ij00402000

[13] Voir C. Dondi - N. Harris, The Zornale of the Venetian Bookseller Francesco de Madiis, 1484-1488, in Documenting the early modern book world. Inventories and catalogues in manuscript and print, M. Walsby - N. Constantinidou, Leiden-Boston 2013, pp. 341-406.

dimanche 17 janvier 2021

Le Monde habité selon Denys le Périégète. (1478)

Samedi, début du couvre-feu. Cette assignation à résidence me donne des envies de voyages. Pas vous? Partir vers l’ouest, franchir les colonnes herculéennes, changer de beau temps. Heureusement, j’ai un livre dans la bibliothèque pour m’évader, celui de Denys d’Alexandrie dit le Périégète. 

Denys d’Alexandrie est un géographe grec du IIème siècle de notre ère qui vécut sous le règne d’Hadrien. Il écrivit un traité de géographie destiné aux élèves des écoles d’Alexandrie. Ce voyage poétique autour du monde habité (En grec, Periêgêsis tês oikoumenês) décrit les régions connues des grecs à son époque, c’est-à-dire l’Europe, les rivages de la Méditerranée et ses îles, l’Orient d’Alexandre le Grand. Denys offre une vision grecque du monde romain et une réflexion philosophique sur le rapport des hommes, des héros et des dieux [1].

La page d'incipit de l’édition de Franciscus Renner de Heilbronn, 1478.

Comme il était d’usage à l’époque pour certain textes scientifiques, sa description du monde fut écrite sous forme d'un poème didactique de 1187 hexamètres. C’est une tradition développée en Grèce à la suite des Travaux et des Jours d’Hésiode, un manuel pratique de techniques agricoles auquel se mêlent des considérations religieuses et philosophiques sur la condition des hommes. A l’époque hellénistique et gréco-romaine, alors que la prose s’est depuis longtemps imposée pour les textes savants, certains auteurs choisissent encore la forme de la poésie didactique. Il s’agit parfois d’un jeu littéraire où le poète affronte avec virtuosité un sujet technique. Mais parfois, on trouve un contenu scientifique réel traversé par une méditation philosophique. Tel est le cas des Phénomènes d’Aratus qui adaptent un traité d’astronomie ou de cette Description de la Terre Habitée.

Denys d’Alexandrie est un contemporain de Claude Ptolémée ou de Marin de Tyr; il composa son traité vers 124 après JC. et il choisit de mêler des descriptions topographiques avec des annotations historiques, ethnographiques et même minéralogiques. L’ouvrage était sans doute accompagné d’une carte, aujourd’hui perdue. Ce sera une des sources importantes de la géographie au Moyen-âge, traduite en latin par Rufus Festus Avienus dès le IVe siècle, puis par Priscien au VIe siècle, versions qui ont été conservées. Il continuera de jouir d’une grande popularité pendant tout le Moyen-âge et Begnine Saumaise en donnera une traduction en français en 1597.

L'édition princeps (Donc en grec, avec le commentaire d'Eustathe) a été publiée par Robert Estienne à Paris en 1547. Mais avant cela, plusieurs traductions latines ont vu le jour. La première est celle qui parut à Venise en 1477 chez Bernhard Maler, Erhard Ratdoldt, et Peter Löslein, en 42 pages, immédiatement suivie par la traduction de Beccaria, l’année suivante, sortie des presses vénitiennes de Franciscus Renner de Heilbronn, présentée ici. On trouve ensuite des réimpressions de la traduction de Beccaria en 1498 (Venise, de Pensis) et 1499 (Paris, Kerver) ainsi que des versions de la traduction de Priscien en 1497 (Rome), 1499 (Cologne et Deventer).

L’Europe est une ile que l’on peut contourner par les colonnes herculéennes. Gadira (Cadix) nous apparait tout d’abord, ville connue autrefois des Phéniciens qui redoutaient Héraclès (Hercule).

Marseille. La mer d'Ibérie se présente d'abord, puis les ondes Galatiques où s'étend la terre de Massalie, au port contourné.

Id est Corsica dans la Mer de Sicile.

Denys le Périégète est un compilateur de livres et de récits de marins. Il devait arpenter les quais d’Alexandrie et rêver de terres lointaines que les navigateurs avaient quelquefois cru voir. Il condense la science d’Erasthotène et les mythes d’Homère sur 36 feuillets de 26 lignes. Il y égrène les noms de lieux, de fleuves et de montagnes.  Une sorte d’aide-mémoire pour les élèves que le chant devait aider à mémoriser, comme pour nous les tables de multiplication psalmodiées.

Ce qui intéresse Denys, c’est moins le monde hellénistique, connu de tous, que les confins du monde habité, là où la terre en forme de trapèze s’enfonce dans l’océan, là où on aura le plus de chance de croiser les Argonautes, les nomades des steppes glacées de Scythie ou les Blemye, au sud de la terre noircie par le feu solaire.  

Au passage, il donne des indications sur des lieux jusqu’alors non décrits comme l’Irlande ou des détails sur certains rites celtes. Il s’intéresse aussi beaucoup à la minéralogie et ne manque pas de donner la localisation des pierres fines ou des minerais qui se trouvent dans les contrées traversées, l’ambre des Celtes, l’étain des galates. Il cite une rivière qui fait couler le cristal et le jaspe couleur de brume, odieux aux spectres et autres fantômes. D’autres quêtent incessamment le béryl vert de mer, le riche diamant, le jaspe au front luisant, la pierre aux yeux de feu du pur topaze ou la douce améthyste au léger éclat pourpre…

« Après eux (les Ibères), ce sont les Pyrénées et les demeures des Celtes, près des sources de l'Éridan aux belles eaux. Sur ses bords jadis dans la nuit solitaire, les Héliades gémissantes pleuraient Phaéton, et là, les enfants des Celtes, assis sous les peupliers, recueillent les larmes de l'ambre qui a l'éclat de l'or. À la suite sont les demeures de la terre Tyrsénide (Tyrrhénienne), à l'orient de laquelle on voit commencer les Alpes, et du milieu d'elle les eaux du Rhin roulent au bout (du monde), vers les flots de la boréale Amphitrite.» [2] 

« Près (des îles Bretanides), il est un autre groupe d'îlots, et sur la côte opposée, les femmes des braves Amnites célèbrent en des transports conformes au rite les fêtes de Bacchus, elles sont couronnées de corymbes de lierre, et c'est pendant la nuit, et de là, s'élève un bruit, des sons éclatants. Non, même dans la Thrace, sur les rives de l'Absinthe, les Bistonides n'invoquent pas ainsi le frémissant lraphiotès; non, le long du Gange aux noirs tourbillons, les Indiens avec leurs enfants ne mènent pas la danse sacrée du frémissant Dionysos, comme en cette contrée les femmes crient : Evan ! » [3]

Terra Omnis

Par delà la Caspienne, les Macrones de Colchide.

Le texte s’est prêté à de nombreuses exégèses, comme celle d’Eustathe de Thessalonique au XIIème siècle et à des paraphrases [4].

Si nous cherchions à dessiner la carte du monde tel que décrit par le Périégète, nous aurions vite l’impression d’être au milieu d’un labyrinthe car l’abondance des repérages est trompeuse. Il utilise la course du soleil et le souffle des vents pour situer telle et telle contrée, laquelle est au-delà de telle autre, ou « fort loin » en remontant un fleuve. Il en appelle aux Muses pour tracer la route : « Dites-moi les chemins et obliques détours, mignonnes, servez-moi de fanal et de guide ». Il faut se positionner comme derrière une caméra qui balayerait l’espace pour suivre la progression du voyage : « Et considère, depuis cet endroit, de nouveau tourné vers les ourses, le large chemin de la Mer Egée ».

Alors nous finissons par être un peu perdu à tourner la carte mentale dans tous les sens mais peu importe, les innombrables épithètes qui singularisent une description la rendent pittoresque et les disgressions donnent un tour philosophique à sa description du monde et des peuples rencontrés. C’est un voyage intérieur dans le monde antique.

Les bateaux ne partent pas que des ports, ils sont poussés par un rêve et en cette fin de XVème siècle, on rêve beaucoup d’horizons lointains dans les ports de Méditerranée, à Venise comme à Gênes ou à Lisbonne. Franscicus Renner de Heilbronn l’a bien compris. Il imprimait en association avec Nicolas de Frankfort jusqu’en 1476, essentiellement des livres religieux, mais en 1478, il semble s’être séparé de son associé et change sa politique éditoriale pour des livres scientifiques. Sortent de ses presses, la même année 1478, le De Situ orbis du Périégète, le De Sphæra mundi de Sacrobosco complété de la Theorica planetarum de Gérard de Crémone, ainsi que la Cosmographia de situ orbis de Pomponius Mela. Un riche amateur fera relier les trois premiers titres ensemble sous une reliure de daim.

 

Colophon de Franz Renner

La reliure d’époque est en feutre de daim sur ais de bois avec des restes de cabochons et de fermoirs de cuivre.

C’est dans cette profusion de livres de voyages et de cosmographie que seront nourris les projets des navigateurs. Quatorze ans après la sortie de ces trois livres, Christophe Colomb découvrira les Indes Occidentales.

Bon Dimanche

Textor



[1] Pour une traduction moderne du texte grec comparé à la traduction de Bégnine Saumaise au XVIème siècle, voir Christian Jacob, La description de la terre habitée de Denys d’Alexandrie, Paris Albin Michel, 1990.

[2] In Extraits des auteurs grecs concernant l’histoire et la géographie des Gaules, traduction d’Edmond Cougny, Paris, Librairie Renouard, 1878, numérisé sur Gallica.

[3] Idem préc.

[4] Voir les extraits d’Eustathe dans l’ouvrage de Ed. Cougny op. préc.

lundi 17 août 2020

L’imprimeur Ludwig von Renchen (Actif à Cologne entre 1483 et 1505)

Un petit ouvrage in quarto du 15ème siècle me donne du fil à retordre. Son imprimeur serait Ludwig von Renchen, il avait installé ses presses à Cologne, une des premières villes d'Allemagne à voir l’imprimerie se développer après Mayence. Le premier imprimeur de la ville fut Ulrich Zell qui avait appris son art dans l’atelier de Gutenberg et qui emprunta ou bien copia les caractères de Schoeffer.  La vie et l’activité de Ludwig von Renchen sont restées assez confidentielles et les bibliographies se disputent encore aujourd’hui l’attribution de ses éditions. 

  

 Feuillet a2r - Prologue dans lequel Rampigollis s’adresse aux membres de son ordre des Augustins à Naples : Incipit: ‘[R]eligiosis atque honestis viris in Christo dilectis fratribus Neapolim conuentus ordinis fratrum heremitarum sancti Augustini, frater Anthonius Rampigollis . . .

Une page du livre

L’ouvrage en question est une compilation des meilleurs préceptes de la Bible, comme on les aimait tant au 15ème siècle, classés dans l’ordre alphabétique pour plus de facilité, en commençant par l’Apathie (Accidia) pour finir par le Bon Zèle (Zelus Bonus) dans une suite d‘une logique implacable. L’œuvre est attribuée à Rampigollis et porte comme titre (quand on a la chance de l’avoir car le mien est manquant) :  "Compendium Biblie quod et aureum alias Biblie Roportorium nuncupatur" mais vous le trouverez à la British Library et ailleurs avec le titre générique de toutes les autres impressions (car il fut souvent réimprimé ) à  l’entrée : "Aurea Biblia, sive Repertorium aureum Bibliorum" [1]. En fait seul le prologue serait d'Antonius d'Ampigolius, prédicateur génois surnommé Rampigollis (1360- 1423) ; Le texte, quant à lui, est donné au frère Bindo de Sienne (ou Bindus Senensis 13..- 1390) [2].

1. La vie et l’activité de Renchen.

Que sait-on de l’imprimeur ? Les premières références à Ludwig von Renchen se trouvent dans les notes manuscrites du chanoine de Cologne Konrad von Büllingen [3]. Dans ses "Annales typographici Coloniensis", il rapporte : "Né à Renchen, un village de Lotharingie, il fut en activité de 1485 à 1489, de sa presse sont sortis quelques livres d'église et un Passionel allemand, qui est rare, et s'il est complet, bien payé. Après l'année 1489, nous perdons sa trace et il est sans doute mort prématurément". Ce village de Lotharingie, c’est Kehl an der Rech. Autrement dit, il serait né dans la banlieue de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin.

Quelques mentions dans les registres de la ville et les colophons de certaines de ses impressions nous apprennent tout le reste : Le premier livre où il se désigne est daté du 31 janvier 1483, c’est un missel romain, ce qui laisse penser qu’il a monté son atelier dans la seconde moitié de 1482. Le 4 octobre 1482, les chroniques de la ville de Cologne rapportent qu’un ouvrier de Von Renchen est arrêté et retenu prisonnier au château de Wildenburg. Nous apprenons à cette occasion que Ludwig von Renchen possédait déjà la citoyenneté de la ville de Cologne. Dans les colophons, il aime préciser cette qualité de bourgeois de la ville, comme dans l’exemplaire de la Légende dorée de Jacques de Voragine de 1485: "gedruckt durch mich Lodovvich van Renchen, burger tzo Coellen".

Colophon de la Légende dorée de Jacques de Voragine

On ne sait toujours pas comment Ludwig von Renchen a obtenu ses droits civiques. Son nom ne figure pas dans les listes des nouveaux citoyens, on ne le retrouve pas dans les listes de la guilde de Fischmenger, à laquelle les imprimeurs étaient affiliés à cette époque, et il ne compte pas parmi les étudiants de l’université. Il est possible qu’il ait acquis cette citoyenneté par son mariage mais rien ne dit qu’il ait épousé une femme de Cologne.

Nous sommes mieux renseignés sur les différentes adresses de son atelier. Dans les registres de l’évêché, il est consigné que Ludwig von Renchen et sa femme Sophia ont pris une maison à la Porte de Mars (Marspforte), l'Erbschaft Syvertzkapelle, le 27 septembre 1485 pour 10 florins rhénans en prêt héréditaire.

Après quelques années seulement, le 22 avril 1490, Ludwig von Renchen vend le bâtiment et installe l'atelier d'imprimerie dans la grande Neugasse, dans la maison à l’enseigne de la Roue (Haus zum Rad).  Cette adresse apparait au colophon de plusieurs impressions, comme le Cisioianus, un calendrier donné par l’ISTC comme "about 1485" mais nécessairement postérieur [4], où on lit : "yn der nuwer gassen",  ainsi que dans l’Aureum reminiscendi d’Hermann von dem Busche : "in nova platea in rota". 



L'exemplaire a été soigneusement rubriqué

Notre imprimeur ne se contentait pas de diriger son imprimerie, il semble qu’il ait eu aussi des fonctions de trésorier pour la ville ou un rôle municipal quelconque. En 1493, un droit d'accise a été perçu par lui pour l'importation de livres. Son nom est également cité dans une pétition de 1501, pour en appeler à Rome, auprès du pape Sixte V, à l’encontre de l’ordonnance qui autorisait l’université de Cologne à exercer sa censure sur les livres jugés hérétiques, ce qui fut sans doute le cas pour une de ses productions,  et peut-être même cette Biblia Aurea, car, chose curieuse, ce livre, bien que destiné aux prédicateurs, n’a pas plu à la censure ecclésiastique et il fut mis à l’index plus tard sous le pontificat de Clément VIII !

2. L’attribution de l’Aurea Bibliae à Ludwich von Renchen.

Comme pour la plupart des publications de Von Renchen, ce dernier n’a laissé ni nom ni date sur l’Aurae Bibliae mais cette impression lui est traditionnellement donnée par tous les bibliographes par comparaison avec les caractères typographiques d’autres ouvrages mieux documentés [5].

Le problème est qu’il existe 2 impressions distinctes, bien différentes, du texte sorti de ses presses qui sont aujourd’hui considérées par la British Library comme publiées à la même date, en 1487. C’est en se fondant sur un exemplaire conservé à Wurzburg qui a été rubriqué en 1489, qu’il est possible de dater approximativement l'impression de 1487. Or, l’exemplaire de Wurtzburg est répertorié sous la référence ISTC ir00018000. Donc, rien ne dit que l'autre édition, ISTC ir00018500, la mienne, ne pourrait pas être légèrement postérieure à 1489 [6]. D’ailleurs, les anciennes bibliographies donnaient les dates de 1473, 1487 ou 1490 [7].

Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018000 de Dusseldorf


Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018500 de l’exemplaire Textor


Notice d’un libraire collée sur l’exemplaire Textor

Les deux textes se distinguent nettement par un jeu de caractères provenant de fontes très différentes. Cette différence se voit au premier coup d’œil, notamment par le I de départ, plus tarabiscoté sur mon exemplaire, mais de manière générale par le style plus rond des lettres pour l’autre émission. La différence est si grande que Joachim Schüling doute de l’attribution de l’Aurea Bibliae ISTC ir00018500 à Renchen [8] ! Son explication est assez technique (surtout pour les profanes qui n’ont pas fait d’allemand depuis 40 ans) mais convaincante :

Personne ne semblait jusqu’alors contester les recherches faites sur les incunables par des experts aussi reconnus que Proctor ou Vouillème. Proctor a été le premier à attribuer un grand nombre d'impressions avec une police de caractère de type rotunda à l’atelier de Renchen, bien qu’il ait mis certaines réserves pour un groupe d’entre elles : "Ce groupe de livres est conjecturalement attribué à Ludwich von Renchen en raison de la présence de son type 2 dans l'un d'entre eux ; mais il ne s'agit pas nécessairement de productions de sa presse."

Page sur les bons anges. On remarque que le rubricateur a utilisé 2 couleurs  : le rouge et le jaune, la seconde s'est moins bien conservée.

Joachim Schüling reprend le travaille à zéro et démontre qu’on ne trouve pas un certain N bastarda "soufflé", qui, est en fait une caractéristique de l'écriture de la rotunda de Renchen : "Le caractère rotunda avec bastarda-N "soufflé" a été assimilé à tort au Type 9 de Renchen, mais il présente des caractéristiques complètement différentes de celles du caractère de Ludwig von Renchen". Je vous passe les détails techniques sur la forme d’un N beaucoup moins raide, d’un U plus étroit, du crochet inférieur de l'abréviation "con" à peine plié vers la droite et des ligatures pour be, pe et ve, etc … Or, la police de caractères rotunda avec bastarda-N et les autres caractéristiques différentes de la police 9 se retrouvent dans le Compendium bibliae de Rampigollis ir00018500.

Il en conclu que cette police ne peut pas être donnée à Renchen mais qu’elle peut être clairement identifiée à celle d’un ouvrage de la Bibliothèque de Munich où l’imprimeur a eu la bonne idée de laisser une mention manuscrite avec son nom. C’est un exemplaire du livre de Johannes Vivetus, Tractatus contra daemonum invocatores dans lequel il est dit à la fin du texte : "Impressum per me, Vdalricum Geyswincz de Haydelberg, anno dom(ini) 1489".

Ruhling rappelle qu’un de ses prédécesseurs, Karl Schottenloher, avait déjà demandé, lors de la publication de la mention manuscrite, que les activités de l'imprimeur de Cologne Ludwig von Renchen soient clairement distinguées de celles d'Ulrich Geyswinz.

Cette analyse, pourtant bien étayée, n’est pas encore complètement acceptée par la communauté des conservateurs puisque la Bibliothèque de Berlin indique en marge d’une analyse sur les types de Renchen : "Selon Schüling, certaines impressions précédemment attribuées à Renchen sont celles d'Ulrich Geyswinz de Heidelberg ; ce point doit faire l'objet d'une enquête plus approfondie" [9].

Un lecteur attentif a signalé d’une manicula insistante un passage important.

La bibliophilie est une maitresse exigeante et ingrate. J’ai passé plusieurs heures à rechercher des informations sur un imprimeur quasiment inconnu pour finir par découvrir que mon livre ne serait peut-être même pas imprimé par lui mais par un autre imprimeur encore moins connu, lequel s'est contenté de laisser son nom à la plume en guise de colophon, le comble pour un imprimeur. Je crois que je vais me consoler en me disant que je tiens là un livre rare d’un atelier qui a très peu produit puisqu’un groupe de 6 titres seulement peut lui être attribué.

Bonne journée

Textor



[1] Le titre ‘Aureum Reportorium Bibliae' est mentionné dans l’explicit, au folio y5v.

[2] Exemplaire rubriqué en rouge, avec une grande initiale R peinte en rouge et décorée d'un portrait à la plume (f.a2r°). GW : M36979. ISTC ir00018500

[3] La plupart des informations de cet article sont tirées de l’étude faite par Joachim Schüling in « Der Drucker Ludwig von Renchen und seine Offizin: Ein Beitrag zur Geschichte des Kölner Buchdrucks ». Harrassowitz Verlag, Wiesbaden 1992.

[4] D’ailleurs le Gesamtkatalog est plus précis : [Köln: Ludwig von Renchen, um 1485] [vielmehr 1491].

[5] C 5025; Voull(K) 1001; Pell Ms 9968 (9759); CIBN R-14; Polain(B) 3298 = 3299; Sajó-Soltész 2904; IBP 4670; IDL 3871; Finger 826; Bod-inc B-345E; Sheppard 953; Pr 434; GW M36979.

[6] Mon exemplaire est représenté dans les institutions publiques par un nombre de copies plus faible que l’autre émission (24 occurrences contre 42).

[8] Il ne fait pas référence à l’ISTC mais au Gesammtkatalog : GW M36979

[9] https://tw.staatsbibliothek-berlin.de/of0615