lundi 17 août 2020

L’imprimeur Ludwig von Renchen (Actif à Cologne entre 1483 et 1505)

Un petit ouvrage in quarto du 15ème siècle me donne du fil à retordre. Son imprimeur serait Ludwig von Renchen, il avait installé ses presses à Cologne, une des premières villes d'Allemagne à voir l’imprimerie se développer après Mayence. Le premier imprimeur de la ville fut Ulrich Zell qui avait appris son art dans l’atelier de Gutenberg et qui emprunta ou bien copia les caractères de Schoeffer.  La vie et l’activité de Ludwig von Renchen sont restées assez confidentielles et les bibliographies se disputent encore aujourd’hui l’attribution de ses éditions. 

  

 Feuillet a2r - Prologue dans lequel Rampigollis s’adresse aux membres de son ordre des Augustins à Naples : Incipit: ‘[R]eligiosis atque honestis viris in Christo dilectis fratribus Neapolim conuentus ordinis fratrum heremitarum sancti Augustini, frater Anthonius Rampigollis . . .

Une page du livre

L’ouvrage en question est une compilation des meilleurs préceptes de la Bible, comme on les aimait tant au 15ème siècle, classés dans l’ordre alphabétique pour plus de facilité, en commençant par l’Apathie (Accidia) pour finir par le Bon Zèle (Zelus Bonus) dans une suite d‘une logique implacable. L’œuvre est attribuée à Rampigollis et porte comme titre (quand on a la chance de l’avoir car le mien est manquant) :  "Compendium Biblie quod et aureum alias Biblie Roportorium nuncupatur" mais vous le trouverez à la British Library et ailleurs avec le titre générique de toutes les autres impressions (car il fut souvent réimprimé ) à  l’entrée : "Aurea Biblia, sive Repertorium aureum Bibliorum" [1]. En fait seul le prologue serait d'Antonius d'Ampigolius, prédicateur génois surnommé Rampigollis (1360- 1423) ; Le texte, quant à lui, est donné au frère Bindo de Sienne (ou Bindus Senensis 13..- 1390) [2].

1. La vie et l’activité de Renchen.

Que sait-on de l’imprimeur ? Les premières références à Ludwig von Renchen se trouvent dans les notes manuscrites du chanoine de Cologne Konrad von Büllingen [3]. Dans ses "Annales typographici Coloniensis", il rapporte : "Né à Renchen, un village de Lotharingie, il fut en activité de 1485 à 1489, de sa presse sont sortis quelques livres d'église et un Passionel allemand, qui est rare, et s'il est complet, bien payé. Après l'année 1489, nous perdons sa trace et il est sans doute mort prématurément". Ce village de Lotharingie, c’est Kehl an der Rech. Autrement dit, il serait né dans la banlieue de Strasbourg, de l’autre côté du Rhin.

Quelques mentions dans les registres de la ville et les colophons de certaines de ses impressions nous apprennent tout le reste : Le premier livre où il se désigne est daté du 31 janvier 1483, c’est un missel romain, ce qui laisse penser qu’il a monté son atelier dans la seconde moitié de 1482. Le 4 octobre 1482, les chroniques de la ville de Cologne rapportent qu’un ouvrier de Von Renchen est arrêté et retenu prisonnier au château de Wildenburg. Nous apprenons à cette occasion que Ludwig von Renchen possédait déjà la citoyenneté de la ville de Cologne. Dans les colophons, il aime préciser cette qualité de bourgeois de la ville, comme dans l’exemplaire de la Légende dorée de Jacques de Voragine de 1485: "gedruckt durch mich Lodovvich van Renchen, burger tzo Coellen".

Colophon de la Légende dorée de Jacques de Voragine

On ne sait toujours pas comment Ludwig von Renchen a obtenu ses droits civiques. Son nom ne figure pas dans les listes des nouveaux citoyens, on ne le retrouve pas dans les listes de la guilde de Fischmenger, à laquelle les imprimeurs étaient affiliés à cette époque, et il ne compte pas parmi les étudiants de l’université. Il est possible qu’il ait acquis cette citoyenneté par son mariage mais rien ne dit qu’il ait épousé une femme de Cologne.

Nous sommes mieux renseignés sur les différentes adresses de son atelier. Dans les registres de l’évêché, il est consigné que Ludwig von Renchen et sa femme Sophia ont pris une maison à la Porte de Mars (Marspforte), l'Erbschaft Syvertzkapelle, le 27 septembre 1485 pour 10 florins rhénans en prêt héréditaire.

Après quelques années seulement, le 22 avril 1490, Ludwig von Renchen vend le bâtiment et installe l'atelier d'imprimerie dans la grande Neugasse, dans la maison à l’enseigne de la Roue (Haus zum Rad).  Cette adresse apparait au colophon de plusieurs impressions, comme le Cisioianus, un calendrier donné par l’ISTC comme "about 1485" mais nécessairement postérieur [4], où on lit : "yn der nuwer gassen",  ainsi que dans l’Aureum reminiscendi d’Hermann von dem Busche : "in nova platea in rota". 



L'exemplaire a été soigneusement rubriqué

Notre imprimeur ne se contentait pas de diriger son imprimerie, il semble qu’il ait eu aussi des fonctions de trésorier pour la ville ou un rôle municipal quelconque. En 1493, un droit d'accise a été perçu par lui pour l'importation de livres. Son nom est également cité dans une pétition de 1501, pour en appeler à Rome, auprès du pape Sixte V, à l’encontre de l’ordonnance qui autorisait l’université de Cologne à exercer sa censure sur les livres jugés hérétiques, ce qui fut sans doute le cas pour une de ses productions,  et peut-être même cette Biblia Aurea, car, chose curieuse, ce livre, bien que destiné aux prédicateurs, n’a pas plu à la censure ecclésiastique et il fut mis à l’index plus tard sous le pontificat de Clément VIII !

2. L’attribution de l’Aurea Bibliae à Ludwich von Renchen.

Comme pour la plupart des publications de Von Renchen, ce dernier n’a laissé ni nom ni date sur l’Aurae Bibliae mais cette impression lui est traditionnellement donnée par tous les bibliographes par comparaison avec les caractères typographiques d’autres ouvrages mieux documentés [5].

Le problème est qu’il existe 2 impressions distinctes, bien différentes, du texte sorti de ses presses qui sont aujourd’hui considérées par la British Library comme publiées à la même date, en 1487. C’est en se fondant sur un exemplaire conservé à Wurzburg qui a été rubriqué en 1489, qu’il est possible de dater approximativement l'impression de 1487. Or, l’exemplaire de Wurtzburg est répertorié sous la référence ISTC ir00018000. Donc, rien ne dit que l'autre édition, ISTC ir00018500, la mienne, ne pourrait pas être légèrement postérieure à 1489 [6]. D’ailleurs, les anciennes bibliographies donnaient les dates de 1473, 1487 ou 1490 [7].

Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018000 de Dusseldorf


Feuillet A1v de l’édition ISTC ir00018500 de l’exemplaire Textor


Notice d’un libraire collée sur l’exemplaire Textor

Les deux textes se distinguent nettement par un jeu de caractères provenant de fontes très différentes. Cette différence se voit au premier coup d’œil, notamment par le I de départ, plus tarabiscoté sur mon exemplaire, mais de manière générale par le style plus rond des lettres pour l’autre émission. La différence est si grande que Joachim Schüling doute de l’attribution de l’Aurea Bibliae ISTC ir00018500 à Renchen [8] ! Son explication est assez technique (surtout pour les profanes qui n’ont pas fait d’allemand depuis 40 ans) mais convaincante :

Personne ne semblait jusqu’alors contester les recherches faites sur les incunables par des experts aussi reconnus que Proctor ou Vouillème. Proctor a été le premier à attribuer un grand nombre d'impressions avec une police de caractère de type rotunda à l’atelier de Renchen, bien qu’il ait mis certaines réserves pour un groupe d’entre elles : "Ce groupe de livres est conjecturalement attribué à Ludwich von Renchen en raison de la présence de son type 2 dans l'un d'entre eux ; mais il ne s'agit pas nécessairement de productions de sa presse."

Page sur les bons anges. On remarque que le rubricateur a utilisé 2 couleurs  : le rouge et le jaune, la seconde s'est moins bien conservée.

Joachim Schüling reprend le travaille à zéro et démontre qu’on ne trouve pas un certain N bastarda "soufflé", qui, est en fait une caractéristique de l'écriture de la rotunda de Renchen : "Le caractère rotunda avec bastarda-N "soufflé" a été assimilé à tort au Type 9 de Renchen, mais il présente des caractéristiques complètement différentes de celles du caractère de Ludwig von Renchen". Je vous passe les détails techniques sur la forme d’un N beaucoup moins raide, d’un U plus étroit, du crochet inférieur de l'abréviation "con" à peine plié vers la droite et des ligatures pour be, pe et ve, etc … Or, la police de caractères rotunda avec bastarda-N et les autres caractéristiques différentes de la police 9 se retrouvent dans le Compendium bibliae de Rampigollis ir00018500.

Il en conclu que cette police ne peut pas être donnée à Renchen mais qu’elle peut être clairement identifiée à celle d’un ouvrage de la Bibliothèque de Munich où l’imprimeur a eu la bonne idée de laisser une mention manuscrite avec son nom. C’est un exemplaire du livre de Johannes Vivetus, Tractatus contra daemonum invocatores dans lequel il est dit à la fin du texte : "Impressum per me, Vdalricum Geyswincz de Haydelberg, anno dom(ini) 1489".

Ruhling rappelle qu’un de ses prédécesseurs, Karl Schottenloher, avait déjà demandé, lors de la publication de la mention manuscrite, que les activités de l'imprimeur de Cologne Ludwig von Renchen soient clairement distinguées de celles d'Ulrich Geyswinz.

Cette analyse, pourtant bien étayée, n’est pas encore complètement acceptée par la communauté des conservateurs puisque la Bibliothèque de Berlin indique en marge d’une analyse sur les types de Renchen : "Selon Schüling, certaines impressions précédemment attribuées à Renchen sont celles d'Ulrich Geyswinz de Heidelberg ; ce point doit faire l'objet d'une enquête plus approfondie" [9].

Un lecteur attentif a signalé d’une manicula insistante un passage important.

La bibliophilie est une maitresse exigeante et ingrate. J’ai passé plusieurs heures à rechercher des informations sur un imprimeur quasiment inconnu pour finir par découvrir que mon livre ne serait peut-être même pas imprimé par lui mais par un autre imprimeur encore moins connu, lequel s'est contenté de laisser son nom à la plume en guise de colophon, le comble pour un imprimeur. Je crois que je vais me consoler en me disant que je tiens là un livre rare d’un atelier qui a très peu produit puisqu’un groupe de 6 titres seulement peut lui être attribué.

Bonne journée

Textor



[1] Le titre ‘Aureum Reportorium Bibliae' est mentionné dans l’explicit, au folio y5v.

[2] Exemplaire rubriqué en rouge, avec une grande initiale R peinte en rouge et décorée d'un portrait à la plume (f.a2r°). GW : M36979. ISTC ir00018500

[3] La plupart des informations de cet article sont tirées de l’étude faite par Joachim Schüling in « Der Drucker Ludwig von Renchen und seine Offizin: Ein Beitrag zur Geschichte des Kölner Buchdrucks ». Harrassowitz Verlag, Wiesbaden 1992.

[4] D’ailleurs le Gesamtkatalog est plus précis : [Köln: Ludwig von Renchen, um 1485] [vielmehr 1491].

[5] C 5025; Voull(K) 1001; Pell Ms 9968 (9759); CIBN R-14; Polain(B) 3298 = 3299; Sajó-Soltész 2904; IBP 4670; IDL 3871; Finger 826; Bod-inc B-345E; Sheppard 953; Pr 434; GW M36979.

[6] Mon exemplaire est représenté dans les institutions publiques par un nombre de copies plus faible que l’autre émission (24 occurrences contre 42).

[8] Il ne fait pas référence à l’ISTC mais au Gesammtkatalog : GW M36979

[9] https://tw.staatsbibliothek-berlin.de/of0615

2 commentaires:

  1. Depuis 1992, Joachim Schüling n'a rien publié sur la suite de ses passionnantes recherches ?

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    1. Non, il n'a rien publié de plus et curieusement des sites aussi sérieux que l'ISTC n'ont pas mis à jour les informations erronées qu'il véhicule (voir note 4 ci-dessus). Quant à la bibliothèque de Berlin, elle mentionne bien l'existence de Geyswinz par référence à Ruhling mais avec une réserve : "à creuser", ce qui laisse penser que son étude pourtant très détaillée n'a pas fait autorité face au vieux Proctor…
      Merci de me lire Jean Paul ! Thierry

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