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jeudi 29 décembre 2022

La Savoye, poème de Jacques Peletier du Mans (1572)

Pour terminer l’année 2022 en fanfare, je vous présente un poème de Jacques Peletier du Mans entièrement consacré à la gloire de la Savoie, le pays de mes ancêtres. Ce petit ouvrage intitulé La Savoye de Jaques Peletier du Mans [1], devenu rare [2], fut imprimé à Annecy en 1572 par Jacques Bertrand qui était alors le seul imprimeur de la ville. Bien que le savoyard Guillaume Fichet eut été l’un des pionniers de l’imprimerie, la nouvelle invention mit du temps à se diffuser en deçà des Monts et on ne compte guère plus d’un ou deux imprimeurs par génération au 16ème siècle à Chambéry et Annecy. L’attraction des foyers intellectuels qu’étaient Lyon et Genève faisait que la plupart des livres lus dans le duché provenait de ces deux villes.

Page de titre de la Savoye

Jacques Peletier du Mans n’est sans doute pas le plus connu des poètes de la Pléiade, peut-être parce qu’il est difficile à cerner. Tout à la fois humaniste et poète, grammairien et philosophe, mathématicien et médecin, Il est surtout un infatigable voyageur qui fera dire à Ronsard :  Et Peletier le docte a vagué comme Ulysse.

Celui qui avait pris comme doctrine Moins et meilleur passera sa vie à sillonner la France, la Suisse ou l’Italie au gré de ses études ou de ses fonctions. Gilles Ménage au siècle suivant avait écrit une biographie sur Peletier malheureusement perdue et les différentes phases de sa vie sont assez confuses et variables selon les biographes : D’abord étudiant au collège de Navarre à Paris, où son frère ainé enseigne la philosophie, il est poussé par son père, lui-même avocat, vers les études de droit et la théologie et il apprend le grec et le latin. Il a peut-être exercé le droit au Mans de 1538 à 1543 mais il n’a pas laissé d’œuvres juridiques.

Il confiera à son frère : J'ai employé presque cinq années entières à l'étude des lois. Pendant un certain temps cette occupation, par sa nouveauté, ne me déplut pas. Mais, quand j'eus commencé d'acquérir quelque maturité et que je pus disposer de moi-même, je fus épouvanté par la vanité des affaires juridiques et je revins à la philosophie [3]. Nous ne savons pas très bien ce qu’il met derrière le terme philosophie mais il aime l’observation du monde et plus particulièrement les sciences, les mathématiques et la médecine. C’est dans ces domaines qu’il écrira le plus.

L'ouvrage est dédié à Marguerite de France, 
Duchesse de Savoie,protectrice des poètes de la Pléiade.

Au Mans, vers 1539, étant secrétaire de l'évêque René du Bellay, grand cousin du poète, il se lie alors d'amitié avec Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay, un peu plus jeunes que lui. Il fait la connaissance du premier puis du second avant même qu'ils n'entrent au collège de Coqueret et il leur prodigue ses conseils. C’est à lui que Ronsard montre ses essais d’odes horatiennes dès le printemps 1543 et c’est de lui que Du Bellay, en 1546, reçoit le conseil de cultiver de préférence l’ode et le sonnet. Il préside ainsi aux origines de la Pléiade sur laquelle son influence est certaine. En 1545, Jacques Peletier publie, quatre ans avant la Deffence et Illustration de la Langue Française de Du Bellay, un premier manifeste pour l’usage du français, en préface de la traduction française de l'Art Poétique d'Horace. Joachim Du Bellay le reconnaîtra et saluera son influence. Par la suite, quoiqu’éloigné de Paris, il restera en contact constant avec le groupe.

Après avoir brièvement enseigné au collège de Bayeux, à Paris, où venaient étudier les boursiers du Maine, il entame une existence vagabonde, ne restant jamais très longtemps dans la même ville. Trente-deux ans d’errance où chaque séjour est l’occasion de rencontres. Il séjourne ainsi à Poitiers où il échange avec un autre passionné de médecine, François Rabelais.  Puis, à Bordeaux, il exerce la médecine et se fait héberger un temps par Montaigne. Plus tard, entre 1553 et 1557, alors qu’il est en villégiature à Lyon, il fréquente les poètes et les humanistes du cercle Lyonnais, dont Maurice Scève, Louise Labé, Olivier de Magny et Pontus de Tyard.

Livre Second et tiers livre

Après quoi, en 1570, il rejoint la Savoie, d’une part pour fuir la France dévastée par les malheurs de la guerre, mais d’autre part, sans doute aussi appelé par son ancienne protectrice, la duchesse Marguerite de France [4] qui, lorsqu’elle séjournait à Paris, avait soutenu les poètes de la Pléiade et qui, contrainte de rejoindre la Savoie après son mariage avec Emmanuel-Philibert, entretenait autour d'elle une cour de lettrés et de poètes.

Je vá & vien par volontaire fuite, / Pour contempler le Monde en divers lieus, / En évitant, à tout le moins des yeus, / Tant de malheurs, dont la France est détruite.

En Savoie, il retrouve le poète Marc-Claude de Buttet, avec lequel il se lie d’amitié. Il l’avait déjà croisé autrefois à Paris alors qu’il enseignait au collège de Bayeux. Buttet lui ouvre son cercle littéraire à Chambéry et à Tresserve où il croisera Antoine Baptendier, avocat au parlement de Chambéry et ancien juge-mage de Maurienne, de suffisance egale / En Poesie & science legale [5], le vertueux Claude Lambert, gentilhomme de Miolans [6], Jehan de Piochet de Salins, seigneur de Mérande et de Monterminod [7], parent de Marc-Claude de Buttet et admirateur de Ronsard, Amé Du Coudray, etc. Tous auront droit à quelques vers et Marc-Claude de Buttet à des louanges appuyées :

De Chamberi , le chef de la Province, / Ce ne seroit raison que je previnse / Le bien disant Butet, qui en n’áquit, / A qui en touche & l’honneur & l’aquit. [8]

Le poète savoisien lui répondra d'un ton tout aussi louangeur, comparant Peletier à Orphée dans son Amathée de 1575.

L'hommage à Marc-Claude de Buttet

L’accueil qu’il reçut et la beauté du paysage lui firent prolonger son séjour qui dura deux ans et cinquante-cinq hivers [9] et l’incita à écrire ce long poème en trois livres dédié à sa protectrice.

Le sujet du poème est le pays de Savoie lui-même dont Peletier du Mans décrit en détail toutes les richesses. Lui qui ne connaissait que les Alpes Mancelles fut certainement impressionné par la géographie montagnarde. Il oppose l’humeur paisible de ses habitants et leur cadre farouche composé de rochers abrupts et d’abîmes tumultueux, de glaciers et d’avalanches, de marmoteines et d’ours arpus.

Fait très rare pour l’époque, il semble avoir réellement visité les lieux dont il parle et la nature est décrite telle qu'il l'observe et non telle qu'elle devrait être d'après les Anciens. Quand il cite les étendues d’eau, il fait une différence entre les grands lacs poissonneux et les lacs d’altitude froids et sans poisson. Il a noté que le Lavaret meurt à peine sorti de l’eau. En passionné de médecine, il s’émerveille devant toutes ces plantes médicinales dont il donne pour chacune d’elle la vertu cardinale.

Tu as, Savoye, un ornement ancore, / Qui ton renom de rarité décore. / Entre les dons de Nature estimez, / Sont les effetz aus Herbes imprimez. / Onq cete ouvriere, à produire ententive, / Ne se montra si riche & inventive, / Qu’en ces hauz Mons, si noblement herbuz, / Qu’on les diroit boutiques de Phebus.

 Commence alors une longue litanie dans laquelle il n’oublie ni la Gentiane amer ni l’Alquimine, ni le Fiel de Terre ou le Saxifrage exquise aulx graveleux, le Martagon semblable aux lys et les Aconiz, dont tant de bestes meurent, Renars, & Louz, & les fiers Liepars, etc …

Reliure en maroquin aubergine, décor à la Du Seuil,
 fleuron doré au centre, dos orné, tranches dorées 
(Reliure de la seconde moitié du XIXe siècle)

Il avait dû remonter jusqu’au fond des vallées de la Maurienne et de la Tarentaise avec crampons acerez franchissant / Ce dur chemin perilleus & glissant, pour pouvoir décrire des bourgades qui ne devaient pas être bien importantes de son temps, comme Bonneval sur Arc [10] ou Bessans. En ethnographe, il découvre une population heureuse qui a su s’accommoder de la dureté de la nature. Il s’étonne qu’elle puisse rester bloquée par la neige tout un hiver sans chercher à partir ailleurs. Pour autant, il convient qu’elle mène une vie simple, dans les montagnes, sans avoir été pervertie par l’ambition ou l’envie, de bons sauvages en quelque sorte qui annoncent déjà Jean-Jacques Rousseau :

Celui qui est hors de la tourbe vile, / Et tout un Monde estime estre une Vile, / Eureus est-il, si ici & ailleurs / Il rend ses faitz & ditz tousjours meilleurs. / Mais si l’aler & le voir, nous attise / De veins obgetz tousjours la convoitise, / Meilleur seroit du Berger le parti, / Qui n’est jamais des Montagnes parti.

Mais c’est au chapitre des fromages que Jacques Peletier du Mans nous surprend le plus et qu’il démontre qu’il a observé par lui-même, en parcourant les alpages, les techniques de fabrication au lieu de se contenter de recopier dans une bibliothèque les écrits d’un Pline l’Ancien ou d’un Columelle. Il nous dit que les paysans tirent de la transformation du lait trois profits : la crémeuse graisse, la faisselle et le sérac [11]. C'est là peut-être l'une des premières évocations de la fabrication du fromage en chalet. Il les a vu presser la pâte molle des tommes et cuire les Beauforts au chaudron afin de pouvoir les conserver et les descendre dans la vallée lorsque le vent d’Automne desséchant flétrit la verdure des champs.

 Bons, ou meilleurs, ainsi qu’est la páture, / Et sont partout de semblable facture: / Fors que souvent le fourmage mollet / Ils font plus gras, sans ebeurrer le lait. / Mais le tiers gaing, qu’en Savoye ilz en tirent, / Est le Serat, que du Latin ilz dirent: / Au païsan de grande utilité, / De peu de coút, & grand’ facilité.

Ex-libris Barbier-Mueller

L’ouvrage est bien imprimé en lettres italiques et dans une orthographe conforme à l’usage de l’époque et non pas dans celle qu’avait inventée Peletier du Mans. En effet notre mathématicien-poète s’était passionné un temps pour la réforme de l'orthographe et, comme l’avait fait de son côté Antoine de Baïf ou Pierre Maigret, il avait proposé dans son Dialogue de l'ortografe e prononciation françoese de 1550 un système graphique nouveau, proche de la phonétique, qui n'aura aucun succès, mais qu'il adoptera lui-même dans ses œuvres, ce qui entraine quelques difficultés de lecture pour nous qui sommes habitués  à lire d’un coup d’œil un ensemble de mots dans une phrase et non pas les syllabes les unes à la suite des autres [12].

Heureusement, l’imprimeur Jacques Bertrand tenait un petit atelier à Annecy dans lequel il imprimait peu et avec un matériel réduit.  Si bien que Peletier du Mans dut renoncer à lui faire utiliser les caractères spéciaux correspondant à la graphie moderne qu’il avait inventée à Paris, faute de matériel adapté. La seule particularité du texte est la suppression quasi systématique du doublement des consonnes.

Nous ne savons pas pourquoi, il choisit de rester en Savoie jusqu’à l’impression du livre pour retourner à Paris à peine l’édition publiée et en pleine Saint Barthélémy. Il aurait pu tout aussi bien rentrer avec son manuscrit pour le faire imprimer plus commodément dans la capitale. A vrai dire, il était déjà passé à autre chose, c’est un recueil de géométrie en latin dédié à Charles-Emmanuel de Savoie, fils de sa protectrice, le De Usu geometriae liber unus [13] auquel il consacra ses efforts durant les mois de son retour avant de repartir enseigner les mathématiques à Poitiers, loin des marmottes et des ours.

Bonne Journée,

Textor



[1] Titre complet : La Savoye de Jaques Peletier du Mans, A tresillustre Princesse Marguerite de France, Duchesse de Savoye & de Berry. Moins & meilleur. A Anecy, Par Jaques Bertrand. M.D.LXXII. Collation : In-8 de 79, [1 bl.] p. (sig. A-E8). L’exemplaire présenté provient de la collection Jean-Paul Barbier-Mueller avec son ex-libris et une mention d’achat en Octobre 2014 à Auxerre (Vente Auxerre Enchères 27 Sept. 2014).

[2] La Savoye a connu 2 rééditions : i) Par Joseph Dessaix (in Mémoires et Documents de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie T. 1 Chambéry, 1856) ; ii) Par Charles Pagès (Bibl. savoyarde, Moutiers Tarentaise, Ducloz, 1897). L’exemplaire de la BM de Tours a été numérisé par le site des Bibliothèques Virtuelles Humanistes. http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=848

[3] Lettre en latin à son frère Jean Peletier dans les pièces du In Euclidis Elementa geometrica... (Lyon, de Tournes, 1557, in -fol.).

[4] Marguerite de France (1523-1574) duchesse de Savoie et du Berry, fille de François 1er, dont la grand-mère maternelle était Anne de Bretagne et la grand-mère paternelle, Louise de Savoie.

[5] Livre Second, p.42.

[6] Son frère Jean-Gaspard Lambert était un ami de Marc-Claude de Buttet mais il serait décédé avant 1569 et c’est donc plus vraisemblablement Claude que Jacques Peletier a pu rencontrer.

[7] La vie de Jehan de Piochet (1532-1624), cousin de de Buttet, est bien documentée grâce à ses dix livres de raison et son livre de comptes de 1568 conservés aujourd’hui aux Archives départementales de la Savoie. Piochet poursuivit des études de droit à Avignon avec Amé Du Coudray mais choisit une carrière d’armes. Il est capitaine du château de Chambéry à partir de 1569, quand Jacques Peletier arrive en Savoie. Voir R. Devos et P. Le Blanc de Cernex, Un ‘humaniste’ chambérien au XVIe siècle: Jehan Piochet de Salins d'après ses livres de raison, in Vie quotidienne en Savoie, Actes du VIIe Congrès des Sociétés Savantes de Savoie, Conflans, 1976.

[8] Livre Second, p 44.

[9] Tiers Livre, p.75 : Apres l’avoir deus ans entiers hantee, Et aiant vu cinquantecinq hyvers, ….

[10] Peut-être mentionne-t-il ce village pour sa chapelle dédiée à Sainte Marguerite, sainte patronne de sa protectrice.

[11] Livre second, p. 36. 

[12] Un exemple de son illisible graphie :  Madamɇ, lɇ grand dɇſir quɇ j’auoę̀ dɇ deſſe̱ruir (a toutɇ ma poßibilite) la gracɇ ſouuɇreinɇ dɇ feuɇ la Reinɇ votrɇ tre dɇbonnerɇ e tre rɇgretteɇ merɇ, m’auoè̱t induìt a lui vouloę̀r dedier un mien Dialoguɇ dɇ l’Ortografɇ e Prononciation Françoȩſɇ.

[13] Parisiis, apud E. Gorbinum, octobre 1572 - In-4°, pièces limin., 44 p., fig.

mardi 29 novembre 2022

Les chants des bergers musiciens de Jean Antoine de Baïf (1572)

 Les XIX Eglogues de Jean Antoine de Baïf entament le recueil intitulé Les Jeux, paru en 1572. Elles sont suivies de toute sa production théâtrale et de ses pièces dialoguées, à savoir (i) Antigone, première adaptation de la célèbre tragédie de Sophocle, (ii) Le Brave (unique comédie qui fit monter l'auteur, inspiré de Plaute) (iii) L'Eunuque (Comédie prise de Terence mais jamais représentée) et (iv) les Neuf Devis des Dieux pris de Lucian et dédiés au roi et à la reine de Navarre. Ces pièces sont d’une extraordinaire audace formelle. Aucun autre poète contemporain n’a déployé dans les chœurs d’une tragédie une telle variété de mètres et de strophes et aucun n’a fait résonner sur le théâtre des vers de quinze syllabes ou pulvérisé comme il l’a fait la césure nous dit le dictionnaire Larousse.

Page de titre des Jeux

Les pièces théâtrales mériteraient une analyse en elle-même mais ce sont les Eglogues qui vont retenir notre attention. Une églogue est un poème pastoral écrit dans un style simple et naïf où, à travers les dialogues des bergers, l'auteur relate les événements généralement heureux de la vie champêtre, chante la nature, les occupations et les amours rustiques. Le poète grec Théocrite en fut l’un des premiers inventeurs puis les poètes latins, notamment Virgile, lui donnèrent ses lettres de noblesse.

La redécouverte des antiquités grecques et latines conduisit les poètes de la Renaissance à composer des églogues. Ce fut le cas de Clément Marot, Pierre de Ronsard ou Jacopo Sannazaro.

Célébré par Ronsard et Du Bellay comme le premier poète pastoral au sein de la Pléiade, Jean-Antoine de Baïf a tardé à publier ses Eglogues qui représentent pourtant ce que le poète a produit de plus intime et qui révèlent le mieux ses goûts poétiques. « C'est sa vision tantôt pessimiste, tantôt rieuse et joyeuse de l'amour ; ce sont encore ses frustrations, ses ressentiments ; c'est surtout sa passion du chant accompagné d'instruments que l'églogue lui permet d'exprimer en toute liberté, par l'intermédiaire de la fiction pastorale[1] »

En effet, le poète possède un gout particulier pour la sonorité des mots. Il fonde en 1570, dans sa maison du faubourg Saint-Marcel, l'Académie de poésie et de musique dont le rayonnement fut très important. C'est dans ce cadre qu'il publie les Étrennes de poésie française en vers mesurés (1574) dans lequel il introduit la métrique quantitative (reposant sur la longueur, ou le poids des syllabes) c’est-à-dire qu’il a cherché à reproduire le rythme scandé des psalmodies antiques, allant jusqu’à imaginer une écriture phonétique sensée faciliter la déclamation de ses vers.

Ces sonorités se retrouvent dans les pastorales et l’on entend le flageolet et la chalemie des bergers qui s’affrontent en joutes musicales :

Sous ces ormeaux allons mes brebiettes,

Là Vous orrez mes gayes chansonnettes

Avec les eaux bruire si doucement

De mes amours, que débaïssement

Vous en perdrez de pasturer l'envie. (Eglogue X – Les Bergers)

 

Pièce liminaire dédiée au Duc d'Alençon. 

Les Eglogues sont dédiées à François, duc d’Alençon, dernier fils de Catherine de Médicis, et imprimé en beaux caractères italiques (Tandis que la partie en prose des autres œuvres l’est en caractères romains), agrémentés de lettrines et bandeaux. Les Jeux ont d’abord paru isolément en 1572, puis les exemplaires invendus furent réunis à l’édition collective de 1573 pour constituer la troisième partie des Œuvres en Rime. L’imprimeur au service du marchand-libraire Lucas Breyer se contentant de modifier maladroitement la date sur la page de titre, en ajoutant un ‘I’ au composteur.

Jean-Paul Barbier avait remarqué que le livre des Jeux avait précédé l’édition collective et constituait une édition complète en elle-même : Il [me] parait évident que le poète commença par donner une nouvelle édition de ses Amours, puis un volume de Jeux, avant de concevoir le projet d'une édition collective. On se rappelle que Ronsard avait déjà réalisé une telle ambition en 1560 (en 1573, il en était à sa quatrième édition collective !), et l'on peut comprendre que son ancien disciple et intime ait eu envie, lui aussi, d'aligner plusieurs tomes sur les étagères de la postérité. Les Amours et les Jeux, vendus séparément par Breyer, avant l'impression des Œuvres en Rime, se trouvent parfois avec de jolies reliures en vélin doré ou en maroquin.[2]

Eglogue XVI - La Sorcière.

Les notices des libraires se plaisent à rappeler que la plupart des églogues sont à connotation érotiques. C’est sans doute un peu réducteur mais cela reste un bon argument de vente. il est vrai que les Jeux constituent le prolongement des Poèmes, un autre recueil de l’édition collective, qui puise son inspiration dans l’Ovide des Métamorphoses et l'Arioste et quand Ronsard, sur ces mêmes sources, privilégie les épisodes épiques et guerrier, Baif en retient les scènes érotiques.  

Nul, Nymphes, ne vous suit en plus grand’reverence

Qu’il adorait les pas de vostre sainte dance :

C'est pour luy que je veu, Naiades, vous prier :

Voudriez vous à Brinon vos presans dénïer ?

Pucelles, commencez : (ainsi la bande fole

Des Satyres bouquins vostre fleur ne viole :

Si vous dancez, ainsi ne trouble vos ébas,

Et si vous reposez, ne vous surprenne pas).

Pucelles, commencez : où vous touchez, pucelles,

Où vous mettez la main toutes choses sont belles :

Chantez avecques moy : de Brinon langoureux

Recordon les amours en ce chant amoureux. (Eglogue II)

Les Eglogues sont aussi l’occasion de mettre en scène ses amis poètes. Dans l’églogue IV on croit pouvoir reconnaître, dans un ordre peut être hiérarchique, Ronsard, Du Bellay, Belleau et Baïf :

Mais si vous ne voulez appaiser vostre noise,

J’ay bien affaire ailleurs, où faut que je m’en voise :

Voicy venir Perrot & Belot & Belin

Et Toinet, qui pourront à vos plaids mettre fin.

Dans l’églogue XVII, De Baïf met en scène Mellin, personnage renvoyant explicitement à Mellin de Saint-Gelais, dans un dialogue avec Thoinet diminutif de l’un de ses propres prénoms. Le premier réconforte Thoinet qui se plaint de sa pauvreté. Il semble que BaÏf ait eu à souffrir de sa condition et de son manque de fortune. Il était le fils naturel de Lazare de Baïf et si ce dernier avait pourvu à son éducation en lui permettant notamment d’avoir Jean Dorat comme professeur, il n’en demeurait pas moins bâtard.

Dans cette longue pièce Mellin prodigue ses conseils d’aîné avisé au malheureux Thoinet. Il lui rappelle que ce père, s’il ne lui a laissé aucun bien matériel, a pourvu à son éducation en le confiant à Jean Dorat. Il peut en particulier se réjouir de connaître la musique, qui lui permettra de célébrer les puissants. Si le temps de Janet et de Francin (C’est-à-dire du cardinal Jean de Lorraine et François Ier) est révolu, on peut toutefois espérer trouver d’autres protecteurs dans leurs successeurs, Henri II mais surtout Charles de Guise, nouveau cardinal de Lorraine. [3]

Détail de la reliure de Capé 
qui fait écho aux culs-de-lampe de l'ouvrage.

Si notre poète a été quelque peu oublié par les générations suivantes, pour ses amis de la Pléiade, Jean-Antoine de Baif passait pour un très savant versificateur. Nous laisserons la conclusion à Joachim du Bellay :

De tes doux vers le style coulantime,

Tant estimé par les doctieurs François,

Justimement ordonne que tu sois,

Pour ton savoir, à tous révérendime.

Bonne Journée

Textor



[1] Jean Vignes, Oeuvres complètes : Euvres en rime. Vol. 3. Les jeux. Vol. 1. XIX eclogues. H. Champion 2016.

[2] Jean-Paul Barbier, Ma bibliothèque poétique, partie III, Ceux de la Pléiade, p.60.

[3] Claire Sicard et Pascal Joubaud, « Jean-Antoine de Baïf fait de Mellin de Saint-Gelais le personnage de son églogue (1556) », in Démêler Mellin de Saint-Gelais, Carnet de recherche Hypothèses, 26 août 2015 [En ligne] http://demelermellin.hypotheses.org/4090.

dimanche 9 octobre 2022

Claude Garamont et les Grecs du Roy (1551)

 La belle exposition qui se tient actuellement à la Bibliothèque Mazarine sur Claude Garamont [1] me donne l’occasion d’évoquer ce typographe hors norme pour lequel les recherches récentes de Rémi Jimenes apportent un éclairage intéressant et des informations nouvelles [2].

Claude Garamont était tailleur de lettres et fondeur de caractères typographiques ; il a fourni nombre de ses confrères du quartier de la rue St Jacques à Paris, si bien que nous avons souvent dans nos bibliothèques, sans toujours le savoir, des ouvrages issus de son travail ou de celui de ses imitateurs. Universellement connu, le caractère typographique Garamond (avec un d) a eu un destin étonnant, au fil des attributions erronées, des renaissances, de multiples réinterprétations.

Les Grecs du Roy

Claude Garamont

Dans cette décennie 1525-1535, l’imprimerie est en plein essor, protégée par le roi lui-même qui s’attache à doter son pays d’une lettre typiquement française. Ainsi progressivement, les ouvrages imprimés le sont de moins en moins en lettres gothiques pour adopter le style humaniste venu d’Italie : le romain. Garamont accompagnera pleinement cette volonté politique.

Claude Garamont est né à Paris d’un père certainement breton qui s’appelait Yvon Garamour, patronyme qui se rencontre parfois dans le pays léonard. Son père travaillait déjà comme ouvrier dans les ateliers d’imprimerie de la capitale et il plaça tout naturellement son fils chez un maitre de cette corporation : Antoine Augereau, lui-même ancien élève d’André Bocard, dont les lettrines historiées sont célèbres [3].

Dans un mémoire rédigé à la fin de sa vie, en 1643, Guillaume Le Bé indique que les lettres romaines de bas de casse utilisées à Venise par Alde Manuce furent imitées par les Français à partir de 1480 environ ; il cite Antoine Augereau parmi les promoteurs de cette innovation et signale qu'en 1510 Claude Garamont était son apprenti. Cette date parait bien précoce, d’autant que le nom d’Augereau, en qualité d'imprimeur, n’apparaît pour la première fois qu’en 1532, sur la première partie d'une traduction d'Aristote par Sepulveda, publiée par Jean II Petit. L'année suivante, en 1533, après le décès de son beau-père André Bocard et désireux de faire une carrière d'éditeur indépendant, Augereau s'installe rue Saint-Jacques. Il est proche du milieu réformiste, éditant, entre autres, le Miroir de l'âme pécheresse de Marguerite de Navarre ainsi que d'autres ouvrages jugés hérétiques qui vont le conduire au bûcher en 1534, lors de l’affaire des Placards.

Après la brutale interruption des presses d’Augereau, Garamont se trouve sans maitre de stage. Il est possible qu’il ait continué sa formation chez Simon de Colines, comme le croit Vervliet, car cet imprimeur travaillait fréquemment en collaboration avec Augereau, à moins qu’il ne soit devenu financièrement indépendant comme le pense Rémi Jimenes car il est déjà marié, ce qui n’est pas autorisé aux apprentis, et il a déjà les moyens financiers de racheter le matériel typographique d’Augereau.

Le métier de graveur et de fondeur de lettres est un métier délicat qui demande des années d’apprentissage et de pratique. Le plomb est un métal très tendre, qui ne supporterait pas la pression d'une presse typographique. Aussi y ajoute-t-on de l'antimoine, afin d'obtenir un alliage plus dur. Le mélange du plomb et de l'antimoine étant incompatible, il faut rajouter de l'étain. Le plomb typographique est donc un alliage d’environ 70 % de plomb, 25 % d'étain et 5% d'antimoine variable d’un fondeur à l’autre. Mal dosé, le caractère typographique peut rétrécir en refroidissant. Les Maitre-fondeurs sont donc très recherchés par les imprimeurs et Claude Chevallon ou son épouse Charlotte Guillard, une des rares femme du XVIème siècle à diriger une imprimerie [4], recrute Claude Garamont dans l’atelier du Soleil d’Or vers le milieu des années 1530. Il exerce plus précisément dans une dépendance de l’atelier, une maison à l’enseigne de la Queue de Renart, en face de St Benoist le Bétourné. Sans doute que les clients, protes et correcteurs n’appréciaient guère les vapeurs de plomb.

Le style des lettres Garamond est reconnaissable entre tous, ce sont des types de la famille des garaldes d’une grande finesse qui donnent une ligne fluide et équilibrée. Parmi les caractéristiques uniques de ses lettres pour le romain, on trouve la petite panse du « a » ou le petit œil du « e ». Cette police possède aussi l’avantage d’être économe en encre. Mais c’est avec la police des lettres grecques que Garamont s’est fait connaitre.

Lettrine tout droit sortie des décors de Fontainebleau

La Gravure des Grecs du Roy s’inscrit dans un ambitieux chantier éditorial lancé par le conseiller du roi Pierre du Chastel à la fin des années 1530 : Publier l’ensemble des textes manuscrits de la Bibliothèque du Roi pour préparer la création d'un futur collège royal. François 1er ordonne le 17 janvier 1539 la création d'une imprimerie financée par le Trésor et spécifiquement dédiée à l'impression des textes grecs. Il en confie la gestion à un humaniste d'origine allemande, Conrad Néobar, qui exerçait jusqu'alors une activité de correcteur dans l'imprimerie de Chrétien Wechel. Néobar devient ainsi le premier imprimeur du roi en langue grecque. Grâce à la recommandation de l'aumônier du roi, Jean de Gagny, Claude Garamont est chargé d'accompagner la création de cette imprimerie : tous les caractères de Conrad Néobar seront ainsi fondus par ses soins, il s’agit de lettres sur corps de Saint Augustin (l’équivalent d’un corps 13) très largement inspirés d’un caractère gravé en 1532 par son maitre Augereau. L’équipe est installée par le pouvoir royal dans l’hotel de Nesle, situé sur les bords de Seine, face au Louvre, à l’emplacement où se dresse aujourd’hui le pavillon ouest de la Bibliothèque Mazarine.

Néobar n’aura pas l’occasion de faire un grand usage des poinçons de Garamont puisqu’il meure l’année même de leur création et le titre d’imprimeur pour le grec passe à Robert Estienne, tandis que la première police de Grecs est reprise par André Bogard, un neveu de Charlotte Guillard. Garamont reçoit donc une nouvelle commande de caractères dont le contrat précise qu’ils doivent imiter l’écriture d’un copiste crétois recruté pour le projet : Ange Vegèce. Cette police est le chef d’œuvre de Garamont  

Pour illustrer les grecs du Roy, voici un exemplaire de l’Histoire Romaine de Dion Cassius, publié en 1551 par Robert Estienne. Entièrement en grec, excepté le titre, grec et latin, et l'adresse de l'imprimeur, c’est un exemplaire de premier tirage du dernier livre imprimé par Robert Estienne à Paris, avant son exil à Genève. Sur le second tirage, le nom d'Estienne disparaît du titre. Il s’agit de l’editio princeps de l'Epitome de Dion Cassius, composée par le moine Jean Xiphilin au XIème siècle, elle constitue la seule source historique pour les livres LXI à LXXX de Dion de Nicée, qui ont été perdus ; ils traitent des années 54 à 229 de l'Empire Romain, couvrant la fin du règne de Claudius et l'avènement de Néron jusqu'à la fin du règne d'Alexandre Sévère, en passant par les règnes de Galba et Othon, Vespasien et Titus, Domitien, Nerva et Trajan, Hadrien, Antonin le Pieux, Marc Aurèle, Commode, etc.

Nous retrouvons sur la page de titre de cet ouvrage les mentions qui apparaissent sur tous les titres de la série : L’indication que la copie imprimée provient directement d’un manuscrit de la Bibliothèque du Roi, « Ex Bibliotheca Regia ». (Pour le Dion Cassius, la mention est même rappelée par le doreur sur le titre au dos de la reliure !). Son caractère exclusif est indiqué par la formule « Cum privilegio regis », avec le statut de l’imprimeur (« Typographi Regii ») et l’origine de la typographie (« Regiis Typis »). La page de titre comporte aussi la marque de l’imprimeur royal, un basilic, symbole qui joue sur la traduction grecque du mot « Roi » (Basilius).

Page de titre du Dion Cassius

Marque au basilic

Titre du dos de la reliure

L'ouvrage est remarquablement imprimé en Grecs du Roi, dans une fonte Gros-Romain 118 (équivalent à un corps 16), police achevée en 1543. C’est seulement en 1546 que Garamont termine la gravure du deuxième corps de Grecs, un Cicero de corps 9, utilisé pour l’impression du Novum Testamentum de Robert Estienne de 1546 qui décline en très petit format les innovations graphiques précédentes. 

Sur le plan esthétique les Grecs du Roy constituent une réussite totale. Les lettrines mêmes sont une véritable innovation sur le plan ornemental : « Dépourvues d’encadrement, elles sont ornées d’un décor de rinceaux blancs exubérants déposé sur un fond de même couleur. La lettrine affiche ainsi un ‘‘gris typographique’’ c’est-à-dire un rapport entre le noir de l’encre et la blancheur du papier, identique à celui du texte, créant une harmonie parfaite de la mise en page [5]».

Un document nous apprend que les éléments décoratifs utilisés par Robert Estienne, « lettres grises et chapiteaux » (Bandeaux) ainsi que les marques typographiques de l’imprimeur sont la propriété du roi, au même titre que les poinçons et les matrices. Anna Baydova a pu attribuer formellement certains éléments de ces décors au peintre Jean Cousin, notamment les encadrements des Canons d’Eusèbe et du Novum Testamentum de 1550. [6] Ce style bellifontain sera souvent imité pendant toute la seconde moitié du XVIème siècle.

Bandeau tout en arabesque et lettrine agrémentée de grotesque.

Il est rare que j’achète un livre dans une langue que je ne parviens pas à lire. J’ai fait une exception pour ce Dion Cassius pour une seule raison : l’esthétique de la page.

Bonne journée,

Textor


[1] De Garamont aux Garamond(s) une aventure typographique. Bibliothèque Mazarine du 30 Septembre au 30 Décembre 2022.

[2] Rémi Jimenes, Claude Garamont, typographe de l’humanisme. Avant-propos d’André Jammes. Edition des Cendres, 2022.

[3] Voir Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. Atelier Perrousseaux, 2005, p.153.

[4] Lire la passionnante biographie que Rémi Jimenes a consacré à Charlotte Guillard : Charlotte Guillard - Une femme imprimeur à la Renaissance – Préface de Roger Chartier - Presse Universitaire François Rabelais, 2018

[5] Rémi Jimenes op. cit. p. 149.

[6] Anna Baydova, Illustrer le livre. Peintres et enlumineurs dans l’édition parisienne de la Renaissance. Tours, Presse Universitaire François Rabelais. (A paraitre)

mercredi 20 juillet 2022

Le Lancelot du Lac imprimé par Benoist Rigaud en 1591.

Le roman de chevalerie a connu une grande vogue pendant tout le moyen-âge et à la Renaissance. A partir des années 1480, une centaine d’œuvres médiévales (romans antiques, matière arthurienne, chansons de geste et romans d’aventures) ont été mises à jour et remaniées pour l’impression et plusieurs milliers de volumes imprimés.

Dans ma collection des romans de chevalerie imprimés au XVIème, je ne pouvais pas passer à côté des Grandes prouesses, vaillances et héroïques faits d’armes de Lancelot du lac, peut-être l’œuvre la plus connue de la matière de Bretagne. Lancelot du Lac, figure emblématique de l’amour courtois, est un personnage central du cycle arthurien. Apparu comme personnage principal à la fin du XIIème siècle dans l’œuvre du poète Chrétien de Troyes, Lancelot ou le Chevalier de la Charrette, son épopée sera continuée par Godefroi de Lagny puis déclinée en multiples versions aux XIV et XVème siècles.

 

La page de titre de l’édition de Benoist Rigaud. Au-dessus de l’adresse, un blason d’argent à trois bandes de gueule représente les armes fictives des Benoïc [1].

Suivre l’évolution des différentes éditions du Lancelot est intéressante en ce qu’elle donne une idée de la transformation du goût des lecteurs pour ce qu’ils appelaient au XVIème siècle les vieux romans.

Il y eut 5 éditions imprimées successives avant celle de Benoit Rigaud [2]. La première, par Jean Le Bourgeois à Rouen pour le premier volume et Jean Du Pré à Paris pour le second, date de 1488. Suivront celles d’Antoine Vérard (1494), qui en fait une édition de référence offerte au roi Charles VIII et qui sera copiée à l’identique par Michel Le Noir (1513 puis 1520), Philippe Le Noir (s.d.) et Jean Petit (1533). Ensuite, le roman ne sera pas réédité pendant près de 60 ans avant que Benoist Rigaud ne sorte sa propre version.

Les premières éditions, au format in-folio ou in-quarto, parfois sur vélin et agrémentées de figures, étaient des éditions de luxe destinées à la riche société lettrée.  Au fil des rééditions, le soin apporté à l’ouvrage et la diminution de l’illustration montrent que les imprimeurs réduisaient leur mise de fonds, signe probable d’un moindre intérêt des lecteurs pour cette vieille histoire.

L’opus de Benoist Rigaud tranche nettement sur les éditions précédentes, tant par sa conception que par sa réception. Alors que la plupart des productions éditoriales de Benoist Rigaud dans le domaine du roman de chevalerie sont des rééditions, ce qui évite d’avoir à obtenir ou racheter un privilège, Le Lancelot de 1591 est quant à lui une nouveauté littéraire, un remaniement conçu et commandité sans doute par le libraire lui-même.

Quelques pages du Lancelot de Benoist Rigaud

Celui-ci est l’un des plus prolifiques éditeurs lyonnais de la seconde moitié du XVIème siècle, le fondateur d’une dynastie qui va se maintenir jusqu’au XVIIIème siècle. Son activité s’étend sur presque toute la seconde moitié du siècle, dès 1555 (en association avec Jean Saugrain, de 1555 à 1558) jusqu’à 1597, date de sa mort. Il imprime le chiffre considérable de mille cinq cents titres environ. Il s’est fait une spécialité des romans de chevalerie à la qualité d’impression et aux papiers assez médiocres destinés à un public moins fortuné. Il puisait largement dans les romans d’aventures et les chansons de geste [3].  Le Lancelot entre parfaitement dans cette politique éditoriale ; il fait partie des trois textes arthuriens qu’il publie après le Nouveau Tristan de Jean Maugin en 1577 et la Devise des armes des chevaliers de la table ronde du temps du tresrenommé Artus en 1590.

A cet égard l’ouvrage se rapproche davantage de la littérature de colportage, dont il est une préfiguration. Il est imprimé en lettres rondes (Alors que l’usage était d’utiliser des lettres gothiques pour les romans de chevalerie, même pour les productions tardives du XVIème siècle.) au format petit in-8, sur 166 pp. et n'offre qu'un modeste abrégé de l'œuvre médiévale. Il n'en reste qu'une succession de "briefs sommaires donnans au plus près l'intelligence du tout", comme le précise le titre, des phrases lapidaires retraçant uniquement l'action, fidèlement mais sans dialogue ni description. Ceci dit, cette édition n'en demeure pas moins recherchée et fort rare.

L’histoire débute à la naissance de Lancelot en la marche de Gaule et de la Petite Bretagne alors que Ban de Benoïc et son frère Boort de Gaume se font attaquer par Claudas, roi de la Terre Déserte, les obligeant à chercher refuge auprès d’Arthur, roi de la Grande Bretagne. Ban de Bénoïc voyant son château détruit meurt de désespoir et le petit Lancelot encore au berceau est recueilli par la Dame du Lac.

L’histoire enchaine les évènements sans laisser au lecteur le temps de souffler : Merlin le magicien, engendré au corps d’une damoiselle par un démon incube, tombe amoureux de la Dame du Lac et lui enseigne le secret de l’art de nigromance qui permet d’enfermer un homme dans un cercle si puissant qu’il n’en peut sortir. Aussitôt mis en pratique, la Dame du Lac enferme Merlin dans un tombeau de la forêt de Darnantes, en Brocéliante… On connait la suite. Parvenu à l'âge adulte, Lancelot devient l'un des meilleurs chevaliers de la Table Ronde. Son amour pour la reine Guenièvre le rend impur et lui interdit ainsi d'accomplir la quête du Graal.

Le preux chevalier ne tint pas ses promesses...

Benoist Rigaud s’est très certainement inspiré d’une version imprimée et non pas manuscrite du Lancelot puisqu’il a découpé le livre en 3 parties comme l’avait fait Vérard avant lui. Il annonce qu’il a dépoussiéré le vieux texte pour le mettre en bon language françois, ce qu’avaient déjà fait les transcripteurs précédents sans le dire, et il substitue au prologue d’origine, dont la dédicace à Charles VIII n’a plus d’intérêt, une adresse au lecteur où il tint à peu près ce langage :

Amy Lecteur, m’estant tombé entre les mains une histoire non moins belle et honneste que plaisante et toute pleine de récréation, contenant les actes généreux et victoires merveilleuses obtenues diversement par Lancelot du Lac, fils du roi Ban de Benoïc, le plus preux et vaillant chevalier de la Table Ronde, je n’ay voulu permettre qu’elle demeurast ensevelie sous un plus long silence et obscurcis des ténèbres d’oubli.

Il est vrai que le silence avait duré plusieurs décennies et il poursuit en rappelant que l’objectif principal de son livre est de distraire le public des soucis du quotidien et des troubles du temps (les guerres de religion) par des histoires qui pourraient paraitre fabuleuses (lesquelles plusieurs blâment tant les appelant songes vains et inutiles pour hommes oisifs) mais qui, à y regarder de plus près, sont matière à de profitables enseignements sur les relations et les passions humaines. Là où les prédécesseurs avaient insisté sur la valeur d’exemple donné par le roman à la jeunesse, Benoist Rigaud préfère mettre en avant le délassement ludique.

Dernière innovation de cette édition, l’apparition en fin de volume, pour la première fois, d’une table qui a la particularité de classer divers épisodes du roman par ordre alphabétique et non chronologique. J. Taylor a montré qu’il ne s’agissait pas d’une table des rubriques [4], celles-ci n’étant pas reprises à l’identique mais condensées à travers les diverses entrées de l’index. Autrement dit c’est un nouvel abrégé de l’histoire pour des lecteurs très pressés. Elle relève également des exemples où l’entrée de l’index, pour un même chapitre, se focalise sur un événement différent de celui annoncé par la rubrique. En revanche, c’est une particularité unique car, si les tables alphabétiques existaient déjà depuis longtemps pour les livres liturgiques ou des ouvrages scientifiques ou informatifs, il n’y avait pas de précédent pour un roman. 

La table des rubriques

Malgré la modernisation opérée par Rigaud, le succès ne fut pas au rendez-vous car l’ouvrage ne fut pas réédité et il faudra attendre le XIXème siècle pour voir la renaissance de la matière arthurienne. Si la transcription qui en avait été faite à la demande de Benoist Rigaud ne trahissait pas l’œuvre initiale et en respectait le déroulé, il lui manquait peut-être l’essentiel : un style et une composition empreints de mystère et de rêve, en un mot… la magie.

Bonne Journée

Textor



[1] Armorial des chevaliers de la Table Ronde. 1400 - BM de Lille, ms 329.

[2] Voir l’article de Gaëlle Burg : De Paris à Lyon, les mutations éditoriales du Lancelot du lac, in Carte Romanze 3/1 (2015): pp.287-311; 352-58. Et encore : La production éditoriale de Benoît Rigaud et son catalogue chevaleresque par Francesco Montorsi in Carte Romanze. Rivista di Filologia e Linguistica Romanze dalle Origini al Rinascimento: V. 2 N. 2 (2014).

[3] Dans cette catégorie, je vous présenterai, un jour peut-être, l’Histoire merveilleuse et notable de trois excellens et très renommez fils de roys, Paris, Benoist Rigaud, 1579.

[4] Jane Taylor, Rewriting Arthurian Romance in Renaissance France. Genève, Droz, 2014.