C’est en 1108 que Guillaume de
Champeaux abandonne la direction de l’école cathédrale de Paris pour mener avec
quelques étudiants une vie d’ermite sur les pentes alors désertes de la
Montagne Sainte-Geneviève. En quelques
dizaines d’années, le groupe des écoliers se constitue en une abbaye de
chanoines réguliers, l’abbaye de Saint Victor, dont le rayonnement fut l’un des
plus remarquables de tout l’occident médiéval.
L’abbaye fournira une longue lignée de Maitres, dont Hugues, Adam, André et Richard de Saint Victor. Hugues, dont l’oncle avait été un disciple de Guillaume de Champeaux, est celui qui rapporta à l’abbaye des reliques de St Victor de Marseille. Il a fortement marqué les hommes de son temps par l’étendue de ses connaissances. Il recommandait à ses disciples de tout apprendre parce que rien n'est inutile : « Apprends tout, tu verras ensuite que rien n'est superflu ; une science réduite n'a rien qui plaise.» disait-il.
Parmi ses disciples, Richard
suivit le précepte de son maitre et apprit beaucoup de choses, dans des domaines
très variés : La spiritualité, bien sûr, mais aussi la poésie et la
musique, la philosophie et même l’histoire et la géographie comme le prouve le
Liber Exceptionum qui a été copié durant tout le Moyen Âge. Il sera l’un des
théologiens les plus représentatifs de l'école de Saint Victor, ouverte sur la
pluralité des disciplines.
Nous savons peu de choses sur
Richard de Saint Victor, comme souvent pour les figures de cette époque
lointaine. Il serait né en Écosse, à moins que ce ne soit en Angleterre ou en
Irlande, vers 1110. En 1163 il devint
prieur de l'abbaye de Saint-Victor, où il mourut en 1173. C’est à Jean de
Toulouse, lui aussi chanoine de Saint-Victor, que nous devons les seuls
éléments biographiques connus, grâce à une notice intitulée Richardi
cononici et prioris Sancti Victoris parisiensis vita ex libro V antiquitatum
ejusdem Ecclesiæ, publiée pour la première fois en 1650, en tête des
éditions de l'œuvre de Richard. Elle fut sans doute tirée des archives de
l’abbaye, alors préservées, mais elle manque de détail.
C’est dans l'exégèse que ses contemporains appréciaient le plus les talents de Richard de Saint Victor. Il a laissé nombre de commentaires bibliques, où il met en œuvre des méthodes d'interprétation inspirées de Hugues, son prédécesseur. On lui attribue trente-trois œuvres classées en trois groupes : Les Écrits exégétiques, les Écrits théologiques et les Mélanges., l'ouvrage le plus célèbre étant son De Trinitate (De la Trinité).
Il participa ainsi à la naissance
de la mystique médiévale, en élaborant une théologie mystique, fondé sur la
contemplation, qu’illustre ici l’ouvrage intitulé De Arca Mystica (le traité de
l’Arche Mystique, parfois appelée Benjamin Major)
Ce traité est l’un des deux
volets autour duquel s’articule la présentation de la théologie mystique :
- - Le premier est le De præparatione animi ad
contemplationem, liber dictus Benjamin minor. Le sous-titre provient du
Psaume LXVII, 28 (Benjamin in mentis excessu). Traité de morale
mystique, il explique comment, à l'instar de Benjamin, le plus cher des enfants
de Rachel, se préparer à la contemplation par la répression des passions et le
développement des vertus.
- - Son pendant est donc le De gratia
contemplationis, seu Benjamin major. Le sous-titre tire son explication du
verset du Psaume CXXXI, 8 (Surge, Domine, in requiem tuam, tu et arca
santificationis tuæ), mais le texte étant nettement plus long, il est
major.
Les deux ouvrages se trouvent parfois
reliés ensemble et parfois séparément.
La contemplation mystique est représentative
du courant chrétien de l'époque qui veut abolir l'opposition des connaissances
provenant de l'intelligence et celles provenant de l'amour de Dieu. Richard de
Saint Victor s'interroge sur les conditions et les modalités de la
contemplation et distingue six degrés d'élévation mystique. L’Arche Mystique
est, parmi les écrits de Richard, le plus étudié et les plus cités au cours du moyen-âge
et Dante place son auteur au Paradis, à l'égal des anges, parmi d’autres
théologiens et docteurs de l'Église comme Isidore de Séville ou l’Anglais Bède
le Vénérable. Il le cite en disant « Pour contempler, il fut plus qu'un
homme » (« Che a considerar fu più che viro ») [1]
.
Curieusement, si nous possédons un certain nombre de copies manuscrites du traité de l’Arche Mystique, le texte ne fut imprimé que relativement tardivement par l’imprimeur suisse Johannes Amerbach, en 1494.
Amerbach, connu aussi sous le nom
de Hans von Venedig (ou Joannes Veneticus) s’était fait une spécialité de
l’édition des docteurs de l’Eglise. Il
est le fils de Peter Welcker, bourgmestre d'Amorbach dans l'Odenwald (Aujourd’hui
en Allemagne). Il partit étudier à la Sorbonne, à Paris, où il côtoie le milieu
des humanistes, notamment ses compatriotes rhénans Johannes Heynlin,
introducteur de l’imprimerie à Paris avec Guillaume Fichet, ou Johannes
Reuchlin. Reçu bachelier en 1461 et licencié en 1462, Johannes Amerbach aurait
accompagné Johannes Heynlin à Bâle en 1464 et serait revenu avec lui à Paris en
1467. Il séjourne ensuite à Venise où il sera initié au métier d'imprimeur par
Franz Renner de Hailbronn (Imprimeur pour lequel, nous avons déjà consacré une
notice sur ce site). Des archives attestent qu’il est typographe chez Franz
Renner pendant la courte période où ce dernier était associé à Nikolaus von
Frankfurt (1473-1477). On le retrouve à Pérouse en 1477, dans un procès
opposant des imprimeurs allemands, puis à Bâle où il s’installe après avoir
acheté le matériel typographique de l'imprimeur Bernhard von Köln, actif à
Trévise en 1477-1478.
Il est alors âgé d'environ 40 ans et ses affaires prospèrent assez vite. Il travaille ponctuellement en association avec Jakob Wolff, Johannes Petri et, plus tard, vers 1500, avec Johannes Froben qui les a rejoints. Il collabore également avec Anton 1er Koberger, de Nuremberg.
Amerbach achète en 1482 une
maison dans le quartier du Klein Basel, tout près de la Chartreuse de Bâle,
l’abbaye du Val Sainte Marguerite, où Johannes Heynlin se retirera avec sa
bibliothèque personnelle en 1487. L’abbaye le soutient activement et, en
retour, il enrichit la bibliothèque avec les éditions sorties de ses presses. En 1483, il épouse la fille d'un conseiller de
Bâle et il est alors reçu Bourgeois de cette ville, en mai 1484.
Lorsqu’il meurt à la Chartreuse
de Bâle, en 1513, avant de pouvoir achever sa grande édition des Pères de
l'Église, ses fils, Bruno, Basile et Boniface Amerbach lui succèdent mais
l'officine semble avoir décliné rapidement [2].
L’ouvrage n’est pas
particulièrement rare - nous en retrouvons une centaine d’exemplaires dans les
institutions publiques dont 7 en France, d’après l’ISTC - et l’exemplaire de la
Bibliotheca Textoriana n’est pas sans défaut puisqu’il lui manque 2 feuillets [3]
mais il a l’avantage d’être joliment enluminé et d’avoir conservé sa première
reliure, probablement d’origine flamande, un veau brun estampé à froid sur ais
de bois dont le décor est composé de cartouches à motifs losangés, dessinés au
triple filet.
Les amateurs apprécieront « le
point tressé » de la coiffe, une technique de sellier courante au XIVème et
XVème siècle consistant dans le tressage d'une lanière de cuir qui assujettit
le cuir de couvrure préalablement rabattu sur la tranchefile. La coiffe est le
point faible des livres d’aujourd’hui comme ceux d’autrefois car les lecteurs
indélicats attrapent le livre par les coiffes qui finissent par casser. La
coiffe de lanières tressées possède l’avantage d’être robuste tout en étant
esthétique. La meilleure preuve est que celle-ci n’a pas bougé en 500 ans. La
tranchefile, montée sur un nerf solidement arrimé aux ais et recouverte du cuir
de couvrure, qui lui-même était protégé par le tressage de lanières de cuir,
peut résister parfaitement aux plus mauvais traitements. Il y a de multiples
façons d'exécuter un tressage de coiffe, mais le principe de base reste
toujours le même : les lanières se chevauchent et se croisent en passant
alternativement au-dessus, puis en- dessous, les unes des autres, comme on le
devine ici sur la photo de la coiffe dont l'usure est moindre que celle du seul
tressage qui est réelle, preuve que le tressage a rempli son rôle. [4]
Les lettrines d’entête de
chapitre sont peintes en trois couleurs, le troisième pigment n’a pas résisté
au temps, sans doute du jaune, qui est devenu jaune verdâtre aujourd’hui. Au
Moyen-age, l’enlumineur utilisait souvent une sève vénéneuse qui donnait un
jaune doré magnifique, pratique pour colorer les lettrines et les
illustrations. La couleur transparente vient des sèves de l'arbre de la
gomme-gutte. Comme la sève est vénéneuse et que sa résistance à la lumière est
mauvaise, la gomme-gutte traditionnelle a été remplacée par la suite par des
pigments inoffensifs qui ne se décolorent pas sous l'influence de la lumière.
Conclusions : évitons donc de lécher nos incunables si vous ne voulons pas
terminer comme le moine Jorge de Burgos !
Bonne Journée.
Textor
[1] Dante,
le Paradis, X, 131-132
[2] Source :
notice BnF sur Amerbach.
[3] In-8 de
(146/148) ff. sign. a-r8, s4 t8 (mq t1 et t4)
[4] Voir Léon
Gilissen, la reliure occidentale antérieure à 1400 d'après les manuscrits de la
bibliothèque royale Albert Ier à Bruxelles. Bibliologia Brepols - Turnhout.
1983. p. 77.