Mis à Jour le 22 Décembre 2024
Depuis qu’existe l’art
typographique, les fondeurs de caractères ont toujours tenté de se rapprocher
au mieux de l’écriture calligraphique. C’était déjà l’objectif de Gutenberg qui
voulait masquer le caractère « industriel » de sa Bible à 42 lignes en
multipliant le dessin d’une même lettre. C’est aussi ce que rechercha Francesco
Griffo lorsque Alde Manuce lui demanda de créer une nouvelle police cursive
pour son Virgile de 1501.
Une nouvelle tentative d’imiter
par la typographie l’art de la plume revient à Pierre Moreau à un moment où la
cursive gothique avait presque complètement disparue. Elle avait eu son heure
de gloire un siècle plus tôt lorsque Robert Granjon, à peine arrivé à Lyon en
1557, avait imaginé un nouveau type de caractère d’imprimerie, les lettres
françaises (ou caractères de civilité) avec l’objectif avoué de concurrencer
les polices typographiques italiennes. L’entreprise avait échoué car le public
donna sa préférence au romain et à l’italique, mais il nous reste quelques
beaux livres imprimés dans ces fontes très esthétiques.
Pierre Moreau est une
personnalité originale du XVIIème siècle qui s’est faite rapidement remarquer
de ses contemporains [1].
Il a été conduit à imaginer des caractères de civilité en partant de la
calligraphie qu’il enseignait. Il avait été reçu Maitre-Ecrivain en 1628 et formait
ses élèves à l’art du bien écrire. Portalis signale ses manuels de calligraphie
bien que nous n’ayons conservé aucun manuscrit pouvant lui être attribué.
Nous savons peu de chose sur la
vie de Pierre Moreau sinon qu’il est issu d’un milieu assez aisé. Son père, Gaspard,
officie dans la finance et non pas dans le milieu de la librairie ou de la
gravure. Quand Pierre Moreau fait publier son premier livre en 1626, intitulé
les Vrays Caracthères de l’escriture financière, il se dit clerc aux
finances. Il produira plusieurs ouvrages sur ce thème pour aider à maitriser le
style d’écriture dite financière, une ronde en usage chez les notaires, dans les
juridictions et de manière plus générale dans le monde des affaires, comme cet
ouvrage dont le titre est tout un programme : Les Œuvres de Pierre
Moreau parisien, enrichies des plus belles inventions que requiert la vraye
lettre financière pour l’escrire proprement, coulamment et bien (Ouvrage
qui peut être daté de 1627).
Il passe ensuite aux livres
religieux. En 1631, il publie un premier livre d’heures entièrement gravé, les
Sainctes prières de l’âme Chrétienne, escrite et gravées après le naturel de la
plume, dédié à la reine Anne d’Autriche, ouvrage qui lui avait demandé près
de 5 années de travail. Suivront plusieurs livres religieux ou variantes des
heures gravées puis à nouveau des modèles de lettres financières, soit en
écriture ronde, appelée lettres françaises, soit en lettres bâtardes, dites
lettres italiennes, qui, perfectionnées par les français, devenaient le style à
la mode et qu’il appelait Italienne Bastarde à la Française (1633).
Ses livres gravés ont rencontré
un certain succès. Suffisamment pour qu’il soit obligé de prévenir ses clients
qu’il valait mieux travailler à partir de ses propres ouvrages plutôt que des
pâles contrefaçons qui circulaient : Cher Amy, ne t’arrête pas à imiter
ces exemples burinés que l’on a si malicieusement contrefaits sous mon nom…
Pour recognoistre mes vrais originaux, quoique très facile, tu y remarqueras le
privilège du Roy et le surnom. Effectivement, il avait pu obtenir un
privilège d’écrivain-juré.
Il était assez fier de son
travail et du succès qu’il rencontrait. Il jugeait ses productions bien
meilleures que les écritures tortillonnées dont les écrivains de village faisaient
leurs trophées et il plaidait pour un style épuré. Aux prouesses calligraphiques,
il préférait la belle italique et l’élégant caractère romain dont le modèle le
plus célèbre restait celui du maitre-écrivain Nicolas Jarry (1615-1666).
Mais Pierre Moreau voulait aller
plus loin, passer de la gravure à la typographie et chercher à rivaliser en
typographie avec les somptueuses productions des calligraphes de son époque. La
création d’une fonte spécifique coutait très cher et il dut pour cela emprunter
des fonds et les faire garantir par son épouse, Pierrette Petit, qui n’apprécia
guère devoir signer une obligation de 900 Livres-tournois. Elle fit
protestation et réserves devant un notaire, estimant avoir été forcée par son
mari à son détriment et à celui de ses enfants [2].
(25 Aout 1635)
Il n’y eut pas seulement sa femme
pour contrecarrer son projet. Le 12 Octobre 1638, il se vit opposer un refus à une
demande de privilège pour plusieurs titres, deux livres de Prières selon
l’Eglise Romaine en plusieurs sortes de caractères, un discours et
quatre alphabets pour l’Instruction et l’Intelligence de l’Ecriture. En
effet, Pierre Moreau n’avait pas encore la qualité d’imprimeur et ne pouvait
pas exercer la typographie.
Après bien des tracas, en janvier
1639, il fut autorisé à graver des poinçons de caractères, en frapper les
matrices pour mouler lesdits caractères avec une exclusivité de 10 ans. Ce
nouveau statut lui permettait de se lancer officiellement dans l’imprimerie
mais le chemin était encore pavé d’embuches. Auguste-Martin Lottin, imprimeur
du Roi, qui avait eu l’honneur de faire jouer le jeune dauphin, futur Louis
XVI, alors âgé de 11 ans, sur une presse installée à Versailles et qui rédigea
ensuite un catalogue chronologique des librairies et libraires-imprimeurs de
Paris (1789) signale Moreau à la date de 1640 comme imprimeur et libraire dans
le genre de son invention, une sorte de caractère typographique imitant
l’écriture bastarde. C’est donc, semble-t-il, à partir de 1640 que Pierre
Moreau publie des livres avec ces caractères originaux qui sont très recherchés
aujourd’hui. Toutefois Lottin s’était certainement fié au registre des
privilèges plutôt qu’au démarrage réel de l’imprimerie car nous n’avons
conservé aucun exemple de livre antérieur à 1643. Il avait fallu du temps pour
mettre au point des caractères au style satisfaisant mais surtout se procurer davantage
de fonds.
Un acte de saisie de ses biens en
1642 prouve qu’il dut faire de gros sacrifices pour mener l’entreprise jusqu’au
bout. Cette saisie nous donne aussi des détails à la fois sur son train de vie
et sur ses activités professionnelles.
Gabriel Taupin, sergent à verge du Chatelet se transporte au domicile de
Moreau, rue Gervais Laurent dans l’ile de la Cité (A l’emplacement actuel du
marché aux fleurs) et il dresse l’inventaire d’un mobilier relativement luxueux
: Pièces de tapisserie, miroirs de Venise, une vingtaine de tableaux et
gravures encadrés, des instruments de musique, des armes, de la vaisselle
d’argent, etc… Mais aussi des tables et
des bancs qui suggère une salle de cours, une presse à imprimer en lettres
garnie de son châssis, une presse de taille-douce, neuf caisses de bois
remplies de caractères typographiques pesant 1200 livres et des matériaux bruts
pour en fondre d’autres.
Après quelques montages
financiers lui ayant permis de relouer le matériel typographique qui avait été
saisi, Pierre Moreau acheva son œuvre et fut en mesure de la présenter au roi
Louis XIII, au début de l’année 1643, peu de temps avant la mort de ce dernier.
Il relate fièrement cet évènement dans différentes préfaces, précisant qu’il
était resté plus d’une heure dans le cabinet du Roi, en présence de celui-ci et
de plusieurs autres grands seigneurs, à présenter ses poinçons et matrices.
A la suite de la présentation au
roi, des lettres patentes en date du 24 Mars 1643, accordèrent à Moreau une
charge de graveur en taille douce et d’imprimeur ordinaire en lettres et
caractères de son invention pour le récompenser des grands frais et dépenses
qu’il avait dû faire pour tailler ses poinçons. Il cumulait donc le privilège
de 1639 lui permettant d’imprimer pour 10 ans avec ses caractères, plus le
titre très prestigieux d’Imprimeur du Roi, auquel s’ajoutait le titre
d’écrivain-juré.
Tant d’honneurs suscitèrent
naturellement des jalousies et la puissante corporation des
imprimeurs-libraires d’un côté, celle des écrivains-jurés de l’autre, lui
cherchèrent querelle. L’affaire fut portée devant la Cour du Parlement qui ne
pouvait que constater les lettres patentes dûment enregistrées et son droit
d’imprimer. Mais il lui manquait un privilège de librairie ; les syndics
s’engouffrèrent dans la brèche et les juges lui firent défense de se mêler de
vendre des livres. Ainsi Pierre Moreau pouvait continuer à imprimer mais il ne
pouvait pas distribuer lui-même ses ouvrages ! C’est sans doute pour cette
raison que les ouvrages sortis de ses presses en 1644 ne portent plus que l’adresse
du libraire Rouvelin où les titres étaient vendus et non pas celle de l’atelier
de Moreau qui était rue Saint Germain l’Auxerrois, face au Louvre, près la
Vallée de la Misère.
Les préfaces de ses livres
révèlent que sa stratégie de communication était bien au point. En 1645 dans un
Alphabeth, pour apprendre les Enfans à promptement lire & escrire.
Composé de six sortes de Caracteres, representans le naturel de la plume,
Pierre Moreau explique dans l'Avis au lecteur l'apport de son édition,
semblable aux précédents Alphabets par le contenu, mais estant different en
son abondance & fecondité, exposant à la veuë plusieurs sortes de caracteres.
Ainsi les enfans apprendont à lire ce qui est escrit à la main … et
quand ils seront en aage d'aprrendre à escrire, ils traceront aysement avec la
plume sur le papier.
La production de Pierre Moreau
est illustrée dans notre bibliothèque par trois ouvrages caractéristiques :
- Le premier, chronologiquement, est intitulé les
Saintes Métamorphoses ou les Changemens miraculeux de quelques grands Saints,
Tirez de leurs vies par J. Baudoin, achevé d'imprimer le 24 Janvier 1644. Il est agrémenté d’un curieux titre-frontispice daté de 1643, divisé en deux scènes montrant un homme avant sa sainte conversion, déjeunant en galante compagnie et guetté par deux démons, puis transformé en ermite pénitent et de 12 gravures non signées, dessinées et sans doute gravées par Moreau
lui-même. L’ouvrage est dédié au chancelier Séguier. [3]
- Le second date de la même année 1644, c’est l’Office de la Vierge Marie avec les pensées & elevations d'esprit sur chaque heure & sur les devoirs d'une ame chrestienne par J.J.D.B. c’est-à-dire Jean-Jacques de Barthes , il est illustré d’un frontispice et de 22 figures gravées au burin par Humbelot représentant le roi David, des scènes de la vie du Christ et les sept péchés capitaux, ces derniers dessinés par Pierre Moreau, mais non signés.[4]
- Le troisième est l’Enéide de Virgile Traduite en vers françois. Première Partie. Les Six Premiers Livres. Avec les remarques du Traducteur aux marges, pour l’intelligence de la Carthe et de l’Histoire ancienne, véritable et fabuleuse. Des caractères de P. Moreau, seul imprimeur et graveur ordinaire du Roy de la nouvelle Imprimerie par luy faite et inventée. Paris 1648. Il est dédié au cardinal Mazarin et orné d’un titre-frontispice et de 6 gravures d’Abraham Bosse au début de chaque livre : La Tempeste, le Sac de Troyes, l’Avanture du Cyclope, la Mort de Didon, le Tournoi d’Enfants, la Descente aux enfers [5]. Une préface de Perrin sur la traduction et une explication des symboles du frontispice complète le tout [6].
L’aventure typographique se
termina donc avec le décès de son inventeur et non pas en raison de ses démêlés
judiciaires comme on le voit écrit ici ou là. Personne ne reprit la suite de
l’atelier et la seconde partie de l’Enéide ne fut publiée que 10 ans plus tard
en caractères italiques par Estienne Loyson. Les poinçons et matrices de Moreau
furent transmis à une succession d’imprimeurs mais on ne les voit apparaitre
qu’épisodiquement dans leurs productions : Denys Thierry, pus son fils, puis
Collombat que les utilisa pour la presse particulière du jeune Louis XV et pour
un Mémoire concernant les tailles de 1721. Les poinçons gagnèrent
ensuite l’atelier de Jean-Thomas Hérissant, dont la veuve consacra une planche
de son spécimen de 1772 aux ornements typographiques de Moreau. Ils finirent, pour
partie, à l’Imprimerie Royale en 1788 qui les présente parfois lors de ses expositions.
Bonne Journée,
Textor
[1] L’étude
la plus complète sur Pierre Moreau est celle d’Isabelle de Conihout et autres
in Poésie & calligraphie imprimée à Paris au XVIIe siècle, autour de
"La chartreuse" de Pierre Perrin, poème imprimé par Pierre Moreau en
1647 [Texte imprimé] avec des études d'Isabelle de Conihout, Maxime Préaud,
Christian Chaput... [et al.] ; sous la dir. d'Isabelle de Conihout et Frédéric
Gabriel ; préf., Henri-Jean Martin. Paris, Bibliothèque Mazarine et Chambéry,
Éd. Comp'act, 2004. Stanley-Morrison connaissait une dizaine d’éditions
provenant des presses de Pierre Moreau que le travail d’Isabelle de Conihout a
porté à une trentaine d’ouvrages. Il reste probablement encore quelques titres
à découvrir dans les recoins des bibliothèques.
[2] Arch.
Nat. Minutier Central étude CV, 595, cité par I. de Conihout.
[3] In-4 de
(16) 424 pp sign. a-b4, A-Hhh4, avec des erreurs de pagination, les pp 413 à
420 sont répétées.
[4] 2 parties en un vol. in-12 de (6) ff. - xii pp. - 488 pp. - 142 pp.
[5] In-4 de
(20) 465 pp. (1) et une carte hors texte, sign. a-b4, c2, A-Mmm4, Nnn2,
[6] Notre
exemplaire contient une mention sous le titre-frontispice : Ex-libris
de François-Charles et Nic:(olas) Fournier de Bavière et Ex partage(m)
de Nicolas § § Fournier (Possiblement de la main de Francois-Charles. Il
pourrait s’agir de François Charles Fournier de Neydeck, décédé le 19 septembre
1678 et inhumé dans la chapelle Sainte-Anne de l’église des Cordeliers de
Nancy. Il était Capitaine de Condé.