Mise à jour le 12 Juillet 2024
La
Renaissance voit l’apparition d’un genre nouveau : le tombeau littéraire
ou tumulus. Ce terme désigne un ouvrage collectif dans lequel les auteurs
donnent un texte à la gloire d’un défunt [1]. Le regroupement de ces
textes dans un ordre déterminé érige en quelque sorte le livre en véritable
monument funéraire. Cette œuvre de circonstance s’est grandement multipliée au
fil du XVIème siècle avec le développement d’une rhétorique du courtisan. Si
nous trouvons évidemment des pièces funéraires dans des ouvrages antérieurs, le
premier véritable tombeau recensé date de 1531, c’est celui dédié à Louise de
Savoie, mère de François 1er.
Les
tumulus rassemblent diverses formes poétiques comme le sonnet,
l’épitaphe, l’ode, le distique, l’élégie, etc. Souvent écrits en plusieurs
langues, le latin, le français et le grec, mais parfois l’hébreu, l’italien,
l’espagnol, etc. Un bon exemple du genre est donné par le Tombeau donné à
Marguerite de Valois, sœur de François 1er par les sœurs Seymour en 1551.[2] Le recueil s’articule
autour d’une centaine de distiques latins composés par les sœurs Anne,
Marguerite et Jane Seymour, filles du duc de Somerset. Chacun d’entre eux est
accompagné d’une version en grec par Jean Dorat, d’une traduction en italien
par Jean-Pierre de Mesmes, et de deux ou trois traductions en français par
Joachim du Bellay, Pierre de Ronsard, Jean-Antoine de Baïf, Nicolas Denisot ou
encore Antoinette de Loynes.
En
1565, la pratique est presque devenue un exercice obligé au décès d’une
personnalité marquante. Adrien Turnèbe, décédé le 12 Juin 1565, a donc eu droit
à son tombeau. Cet humaniste né aux Andelys en 1512 d’une famille de hobereaux
écossais du nom de Turnbull (ce qui donna en français tantôt Tourneboeuf ou
Tourneboue, tantôt Turnebus ou plus fréquemment Turnèbe) fut visiblement très
admiré de ses condisciples. Il avait des prédispositions pour les études et son
professeur l’helléniste Jacques Toussaint lui transmit son savoir. Il devint
professeur d’humanités à Toulouse puis, protégé par le cardinal de Chatillon, accéda
au collège des lecteurs royaux, à Paris, à la place de son ancien professeur Jacques
Toussaint.
En
1551, il fut nommé imprimeur du roi pour le grec tout en conservant sa chaire
au Collège Royal.[3]
Ce double rôle de professeur du Collège Royal et d’imprimeur lui permit non
seulement de publier les textes pédagogiques qu’il enseignait, mais aussi de
mettre en avant son intérêt pour l’humanisme grec, et en particulier pour le
courant néoplatonicien. Au cours des années 1551-55, il fut responsable d’une
vingtaine d’éditions grecques. Il s’attacha à publier des documents qui
n’étaient pas encore parus (certains provenant de manuscrits de la Bibliothèque
Royale) et à proposer des versions améliorées des éditions précédentes. Il
publia également un certain nombre de livres qui peuvent être liés à
l’enseignement, tels que l’Enchiridion de Metris et Poemate de Hephaestion
Alexandrinus, une édition des Sententiae, les tragédies de Sophocle, l’Iliade
d’Homère, De piscatu et De Venatione d’Oppianus, ainsi que l’Éthique à
Nicomaque d’Aristote.
En
réalité, il fit surtout œuvre d’éditeur scientifique plus que d’imprimeur car
il avait confié les "Grecs du Roi" à l’imprimeur parisien Guillaume Morel
avec lequel il s’était associé et ce dernier imprimera tous les ouvrages
portant le nom d'Adrien Turnèbe.
Turnèbe
devait néanmoins superviser l’impression car les éditions portant son nom ont
une qualité typographique remarquable. Nous avons sur nos rayons une édition, latine
cette fois-ci, du De Agrorum conditionibus et constitutionibus limitum, livre
d’arpentage romain, soigneusement imprimé en 1554 par Guillaume Morel mais
portant le seul nom d’Adrien Turnèbe [4].
Le reprise des types "Grecs du Roi" par Turnèbe n’avait pas été une mince affaire. On sait que ces caractères d’imprimerie avaient été forgés par Claude Garamont mais ils étaient la propriété du trésor royal et les imprimeurs ne recevaient pas les poinçons mais seulement des matrices justifiées par Garamont. Lorsque Robert Estienne détenteur de la charge dut s’enfuir à Genève pour échapper aux poursuites des théologiens de l’université, il emporta les matrices. Son successeur Adrien Turnèbe envoya les huissiers chez Charles Estienne, fils de Robert, pour récupérer l’importante masse de caractères abandonnée sur place. Deux saisies seront nécessaires pour reprendre l’ensemble du stock.[5]
Mais
revenons au Tumulus. L’ouvrage est intitulé Adriani Turnebi […],
Tumulus, A Doctis quibusdam viris, è Graeco, Latino, & Gallico carmine
excitatus. Il est imprimé par Fédéric Morel, tenant boutique au Franc
Murier, rue Jean de Beauvais. Ce sont des poèmes inédits organisés dans une
sorte de joute poétique. Les auteurs doivent broder sur un thème unique :
la personne du défunt et chacun doit rivaliser en éloges et en finesse.
Certains ont plus de facilité que d’autres. Dans le Tumulus de Turnèbe,
c’est, nous semble-t-il, Pierre de Ronsard qui s’en sort le mieux ; Il
donne un sonnet d’une grande beauté formelle : Comme la Mer, sa louange
est sans rive. / Sans bord son los, qui luit comme un flambeau ; / D'un si
grand homme il ne faut qu'on écrive, / Sans nos écrits son nom est assez beau
; / Les bouts du monde où le Soleil arrive / Grands comme lui, lui servent
de Tombeau.
La
composition de l’exemplaire Barbier-Mueller est curieuse. Il rassemble 20
feuillets sur le même thème mais la signature des cahiers et le texte composé
en losange qui fait office de colophon ne coïncide pas avec l’ensemble. Un premier ‘’cahier’’ de 4 feuillets A4
regroupent en Ai la page de titre et au verso une poésie posthume inédite de
Joachim du Bellay. Le deuxième feuillet n’est pas signé et contient une autre
poésie latine de Du Bellay [6] et un poème en grec de
Jean Dorat au verso. Le troisième feuillet est signé Aii et il contient au
recto la traduction latine du poème de Dorat en regard de la version grecque,
et au verso la suite en grec du même poème. Il y a donc une continuité du texte
malgré l’interposition du feuillet non signé [7]. Le dernier feuillet non
signé contient une composition de Jean Passerat au recto et une autre de
Ronsard, au verso. L’ensemble semble être complet en 4 feuillets si on le
compare aux deux exemplaires numérisés, celui de la BNF et celui de la
Bibliothèque de Rome, ces exemplaires se terminant tous les deux par le sonnet
de Ronsard.
Dans
notre exemplaire, des pièces suivent le poème de Ronsard, signées B4, C2. Nous
retrouvons cette suite dans un opuscule conservé à la BNF sous le titre In
Adriani Turnebi obitum Joannis Passeratii Elegia, ad Dionysium Lambinum.
(Complainte sur le trespas de Adrien Turnebe, par Jean Passerat Troïen, à Denis
Lambin). A ceci près que le cahier A contenant l’élégie latine de Passerat n’a
pas été conservée puisque notre exemplaire commence avec le cahier B.
Nous
avons donc affaire à un exemplaire composite du tombeau d’Adrien Turnèbe
regroupant des pièces parues séparément.
De
fait, Geneviève Demerson a identifié 5 fascicules parue à l’occasion de la mort
d’Adrien Turnebe qu’elle a classés en 3 catégories :
1/
Un premier ouvrage sans page de titre mais visiblement publié par Robert
Estienne avec les lettres grecques issues de la fonte de Claude Garamont qu’il
n’avait pas restituées au nouvel imprimeur royal pour le grec lorsqu’il quitta
Paris pour Genève. Dans le contexte du litige entre Les Estienne et Turnèbe, on
peut comprendre que Robert Estienne n’ait pas voulu voir son nom apparaitre sur
l’hommage posthume, mais cela ne l’empêcha pas d’honorer la commande.
2/
un ensemble de trois plaquettes, toutes parues à Paris chez Fédéric Morel,
composées par les professeurs royaux Jean Dorat, Denis Lambin et leurs amis.
3/
un cinquième fascicule composé par Leger du Chesnes également publié chez Fédéric
Morel [8].
A
notre avis, les trois plaquettes sorties des presses de Morel étaient faites
pour paraitre regroupées en un seul volume puisque qu’un texte en forme de
colophon cite l’ensemble de leurs auteurs (Sauf Du Bellay) [9].
S’il
y eut autant de pièces différentes pour un même tombeau, imprimées chez des
éditeurs différents c’est que la mort de Turnebe entraina une vive polémique.
En effet il avait choisi par testament d’être enterré sobrement dans le caveau
des pauvres écoliers ce qui fit dire à certains, en plein conflit religieux,
qu’il avait adopté la religion réformée. Une même polémique avait suivi la mort
de Marc-Claude de Buttet sur le simple motif qu’il était décédé à Genève dans
les bras de Théodore de Beze [10].
Des
vers latins, où cette disposition du testament était paraphrasée parurent et
furent affichés dans Paris. Un certain Gabriel Goniard de Soissons y répondit
par d’autres vers latins[11] et la polémique
s’amplifia. Vivant Turnèbe était un exemple, mort il pouvait devenir un
instrument de propagande au service de chacun des deux camps : Chacun
revendiquait le mort, écrira plus tard Jacques-Antoine de Thou, les
tenants de l’ancienne religion et ceux qui professaient la nouvelle disaient
qu’en mourant il avait penché vers tel ou tel parti et pensaient que son
adhésion serait un argument de poids pour leur parti respectif. [12]
Adrien
Turnebe eut donc droit à plusieurs hommages rédigés par les différents
partis. On y inséra même des vers posthumes
de Joachim du Bellay qui avait eu la curieuse idée, de s’amuser de la gloire de
Turnèbe, quelques années auparavant. Ces vers latins sont inédits.
Jadis
Joachim du Bellay s’est amusé à faire ces vers sur Adrien Turnèbe : - Si
Hermès nous accordait la gloire de l’éloquence, Pallas la science, les Piérides
l’art des vers, je ne désirerais pas la parole aisée de Démosthène, je ne
souhaiterais pas être ce que Platon fut lui-même, Je ne demanderais pas la muse
du Méonien. - Alors quoi donc ? – Le triple titre de gloire du seul
Turnèbe [13].
Jean
Passerat donna pour ce recueil une longue et pesante élégie. Pourtant, il avait
été le premier à se moquer de ces poèmes ampoulés qui n’apportaient rien à la
gloire du disparu : S’il faut que maintenant en la fosse je
tombe, / Qui ai toujours aimé la paix et le repos, / Afin que rien ne pèse
à ma cendre et les os, / Amis, de mauvais vers ne chargez point ma tombe.
La pièce la plus intéressante de ce Tumulus est probablement le texte donné par Jean Dorat en grec, puis traduite en latin, intitulée Contre ceux qui ont fustigé le très pieux et très savant Adrien Turnèbe après sa mort .[14] Il aurait été amusant que la pièce soit typographiée avec les "Grecs du Roi" que Turnèbe avait saisi chez Charles Etienne mais il semble qu’il s’agisse d’une autre police [15]. Les matrices de Robert Estienne resteront à Genève jusqu’à sa mort et retourneront en France qu’au XVIIème siècle. Entre temps les meilleurs graveurs imitèrent les "Grecs du Roi" et de nombreuses polices seront en circulation, comme celles de Granjon ou de Haultin.[16] En l'espèce, il semble bien qu'il s'agisse des Saint-Augustin grecs d'Antoine Augereau, gravés en 1532. Michel de Vascosan, le beau-père de Fédéric Morel, utilisait déjà ce caractère. [17]
Jean
Dorat tente de calmer le débat. En face des deux clans rivaux, le professeur
royal bat le rappel des humanistes, qui, par leurs célébrations doivent effacer
le pénible sentiment causé par l’esprit revendicatif des deux confessions. Il
évite toute référence religieuse et fait appel à Orphée et aux penseurs grecs :
Il (Adrien Turnèbe) accompagne Orphée, Musée, Hésiode, Homère et les
autres hommes de science qui sont aux bienheureux séjours. Peut-être même, au
milieu d’eux, sous l’ombre épaisse d’un platane élyséen, son ombre se
plaint-elle du sacrilège qu’elle a subi. Mais l’identité de la souffrance
d’Orphée et de la sienne suffit à le consoler : leurs mœurs étaient semblables,
leurs morts le sont aussi.
L’ouvrage
donne aussi l’occasion à quelques versificateurs inconnus de sortir de
l’anonymat. Ainsi Alphonse Delbene, abbé commendataire de l’Abbaye de
Hautecombe en Savoie, ami de Ronsard et qui avait fait ses classes à Bourges
avec Jean Passerat, offrit une prosopopée d’Adrien Turnèbe.
Dans
ce recueil factice, c’est Nicolas Vergèce, grec crétois, autre ami de Ronsard
qui aura le mot de la fin : Turnèbe vivra glorieux, et son œuvre avec lui,
tant que les fleuves iront à la mer. (Vivet Turnebus inclytus, Ejúsque suscepti
labores, In mare dum fluvii vehentur.)
Bonne
journée,
Textor
[1] Voir
Castonguay Bélanger, J. (2002). L’édification d’un Tombeau poétique : du rituel
au recueil. Études françaises, 38(3), 55–69. https://doi.org/10.7202/008383ar
[2] Voir
Bibliotheca Textoriana 28 Avril 2021 - Quand les sœurs Seymour inspiraient
les poètes de la Pléiade.
[3] Voir Natasha
Constantinidou. Libri Graeci: Les livres grecs à Paris au XVIe siècle.
Histoire du livre. Paris 2020. En ligne sur Hypothèses. https://histoirelivre.hypotheses.org/6422
[4] Voir
Bibliotheca Textoriana du 12 Juillet 2020 - Un livre d’arpentage romain, …,
l’exemplaire de William Cecil.
[5] Stock
impressionnant, cf Rémi Jimenès, Claude Garamont, typographe de l'humanisme,
Editions des Cendres 2022 pp. 154-158
[6] Ce
feuillet n’est pas à sa place dans l’exemplaire collationné par Geneviève Demerson
car il ne suit pas le premier poème de Du Bellay alors que le texte mentionne Ejusdem
et qu’il doit donc venir à la suite.
[7] Geneviève
Demerson signale des pages interverties dans l’exemplaire BNF qu’elle a
consulté (Rés mYc 925). Les poèmes de Du Bellay ne se suivent pas – Le texte
grec de Dorat est dans le désordre et deux poèmes de Leger du Chesne sont
inclus dans le fascicule de Lambin, mais ces erreurs ne se retrouvent pas dans
notre exemplaire. Geneviève Demerson, Polémiques autour de la mort de
Turnèbe, Clermont-Ferrand, Centre de Recherches sur la Réforme et la
Contre-Réforme, In Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la
réforme et la renaissance, n°2, 1975.
[8]
Distingué des autres par Geneviève Demerson en ce qu’il apparait comme une
œuvre prenant plus ouvertement le parti des Catholiques tandis que les autres
recueils parus chez Morel sont l’œuvre d’humanistes plus ‘’neutres’’.
[9] Il est
possible qu’une autre plaquette ait été projetée ou qu’elle ait parue et se
soit perdue depuis car le texte de Germain Vaillant de Pimpont n’apparait dans
aucun de ces opuscules, à notre connaissance.
[10] Cf
Bibliotheca Textoriana, L’Amalthée de Marc-Claude de Buttet, gentilhomme
savoisien. Mai 2024.
[11] Réimprimés
par John Henry Seelen, dans la Dissertation sur la religion de Turnèbe, insérée
dans ses Selecta litteraria (Lubeck, Boeckmann, 1726, in-8°.)
[12] J.A. de
Thou, Historia sui Temporis, Londres 1733, II p. 467.
[13]
Traduction Geneviève Demerson. Op. Cit.
[14] Traduction
de Geneviève Demerson, Op.Cit. p. 100-103.
[15] Fédéric
Morel avait commencé sa carrière comme correcteur dans l'imprimerie de
Charlotte Guillard. Il y prépare notamment la publication du Lexicon
graecolatinum de Toussaint (1552). En novembre 1552, il épouse Jeanne, la fille
de l'imprimeur Michel de Vascosan. Cette alliance lui permet de s'établir
imprimeur à Paris, rue Jean-de-Beauvais. Il publie de nombreux livres grecs, mais
ne parait pas avoir détenu les Grecs du Roi