lundi 9 novembre 2020

Le Cavalier de Savoye (1605) et le Fléau de l’Aristocratie Genevoise (1606) par Marc-Antoine de Buttet, ensemble le Citadin de Genève (1606) : Quand Chambéry et Genève se faisaient la guerre à coups de libelles.

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Genève, ville paisible en apparence, appartenait au duché de Savoie depuis 1401. Mais en 1535 les Genevois chassèrent leur évêque, Pierre de La Baume, et se révoltèrent contre le duc de Savoie pour ériger leur ville en république indépendante et adopter la religion réformée.  

Depuis cette époque, les ducs de Savoie tentèrent plusieurs fois, mais vainement, de s'emparer de Genève. A cette lutte par les armes succéda une guerre médiatique à coups de pamphlets, au cours de laquelle les Genevois cherchèrent à prouver qu'en se déclarant libres, ils avaient recouvré un droit qu'ils possédaient de temps immémorial. Les ducs de Savoie voulurent aussi établir les preuves de leur ancienne souveraineté sur la ville de Genève. On fouilla les chartes et les archives puis chaque partie publia les pièces qui devaient justifier de leurs prétentions respectives. Le Cavalier de Savoye est l'un des plus connus de tous ces pamphlets anonymes [1].

Page de titre du Cavalier de Savoye.

Exemplaire de l'édition originale couvert d'un simple vélin d'époque.

Tout commence par un libelle rédigé par Pierre de L’Hostal, gentilhomme béarnais calviniste, en 1604, et intitulé le Soldat François dont le but était de convaincre Henri IV de déclarer la guerre à l'Espagne. Les savoyards, alliés des espagnols, y sont maltraités et leur chef qualifié de petit duc audacieux… Il fallait laisser ce pygmée pour les grues qui passent en septembre… Mais qu’en personne un roi de France monte à cheval contre un duc de Savoye c’est ravaller son autorité et mettre sa grandeur à pied. Cette insulte méritait une réplique !

Marc Antoine de Buttet, avocat au Senat de Savoie, écrivit alors pour le duc un pamphlet intitulé Le Cavalier de Savoye, ensemble l'Apologie Sauoysienne, en 1605, dans lequel il répond au Soldat François en ce qui concerne la Savoie. Toutefois il eut la malencontreuse idée d’insérer dans son livre quelques pages virulentes contre Genève où il s'efforçait d'établir les prétentions du Duché sur la ville dont Charles-Emmanuel l n'avait pas réussi à s'emparer trois ans auparavant [2]. Cette digression n’échappa pas aux genevois qui ne pouvaient que répliquer vertement. Jean Sarrasin, syndic de Genève, fut chargé de réfuter l'ouvrage de Buttet par Le Citadin de Genève ou réponse au Cavalier de Savoye, Paris (Genève), chez Pierre le Bret, 1606. 

Deux mois après, paraissait Le Fléau de l’Aristocratie Genevoise ou harangue de M. Pictet, conseiller à Genève. Servant de response au Citadin, publié à la fausse adresse de Saint Gervais (1606). L’ouvrage est tout aussi anonyme que le Cavalier de Savoye, mais divers passages du livre attestent qu’il fut composé par le même auteur et le matériel typographique prouve qu’il provient du même imprimeur.

Jean Sarrasin ne répondit point au Fléau de l’Aristocratie parce qu'il refusa d'accepter, comme insuffisante, l’indemnité de cent ducatons que le Grand Conseil lui alloua pour le Citadin à condition qu'il réfuterait aussi le Fléau de l’aristocratie. L’échange des invectives s’arrêta donc là, non pas faute d’arguments mais parce que le nerf de la guerre faisait soudainement défaut.

Les deux libelles de Marc Antoine de Buttet

Une pièce liminaire d'Antoine Louis de Pingon

Les deux petits ouvrages que j’ai entre les mains sont intéressants car l’auteur inséra des documents importants pour l'histoire de la cité de Genève, transcrit de nombreux extraits d'anciens titres qui prouvaient que les comtes et ducs de Savoie étaient souverains de Genève. Ce sont donc des pièces capitales pour l’histoire de la Savoie au XVIIe siècle.

Cette série de pamphlets possède la particularité de contenir sur la page de titre un petit quatrain. Celui rédigé par le Cavalier de Savoye :

Je suis né dans les allarmes, / Mon harnois est ma maison: /Mais je déteste les armes / Que l’on prend hors de saison.

répond, par contrepied et non sans un certain humour, au quatrain du Soldat François :

La Guerre est ma patrie, / Mon Harnois ma maison, / Et en toute Saison / Combattre c'est ma vie.

Tandis que celui du Fléau est bien mystérieux et fait penser à une centurie de Nostradamus :

Alors qu'un posera deux / Pour un trois imaginaire. / Le grand Terpandre des Dieux / Se fera place au Sagittaire.

Mais nous ne l’avons pas retrouvé dans Nostradamus.

Les pièces liminaires du Cavalier, dans l’édition originale, sont constituées d’un envoi au Duc, d’une adresse à la Savoie et de petits poèmes signés de Jean de Piochet, sieur de Salins, un émule de Ronsard, et d’Antoine Louis de Pingon, tout à la gloire de l’auteur. Ces pièces ne seront pas reproduites dans les éditions postérieures. En effet, le succès du Cavalier entraina trois réimpressions.

La seconde édition est de 1506 et fut publiée à la fausse adresse de Bruxelles chez les héritiers de Jean Reguin. En réalité, elle est dû à Jean Arnand, imprimeur de Genève. Malgré la précaution qu’il prit à cacher son nom, le Conseil de Genève nota dans son registre des délibérations à la date du 24 Juin : Il est rapporté au Conseil que Jean Arnand a imprimé le Cavalier Savoyard, livre diffamatoire contre cest Estat, sans congé.  Arresté qu'il soit mis en prison pour en respondre.

La condamnation ne se fit pas attendre. Dès le surlendemain, 25 Juin, l'imprudent imprimeur est condamné à recognoistre sa faute céans à genous et à vingt-cinq escus d'amende.  Le Consistoire enchérit sur cette condamnation qui lui parait bien douce. Il estime que, pour cette faute, Arnaud aurait mérité de perdre la vie. 

La troisième (1606) et la quatrième édition (1607) ajoute au texte du Cavalier des extraits de la Première et Seconde Savoisienne.

Page de titre du Fléau de l'Aristocratie Genevoise.

L'adresse de l'imprimeur au Lecteur dans le Fléau


L’auteur des deux ouvrages ne s’est pas nommé mais on y vit l’œuvre de Marc Antoine de Buttet, avocat au souverain Sénat de Savoie. Cette attribution est reprise par Guichenon [3] et tous les biographes de la Savoie après lui [4]. Jusqu’au jour où Amédée de Foras, en 1874, auteur d’un armorial sur la Savoie, s’employa à remonter la généalogie de la maison de Buttet et s’aperçût qu’il n’existait aucun Marc Antoine. En revanche un autre membre de la famille, Claude Louis de Buttet, seigneur de Malatrait serait le véritable auteur du Cavalier. La supercherie aurait pu être découverte bien avant puisqu’un indice avait été glissé dans le Citadin de Genève qui, dès l’introduction de sa harangue, s’adresse à son adversaire en mentionnant en majuscule « et se BUTER MALADROIT qu’il est ». Ce jeu de mots est une allusion au seigneur de Buttet Malatrait mais elle avait échappé à tout le monde.

Marc Antoine de Buttet, qui se prénommait donc Claude Louis, ne doit pas être confondu avec son oncle, le plus illustre écrivain de cette famille, Marc-Claude de Buttet (1530-1586), poète natif de Chambéry et auteur de l'Amalthée. Marc-Claude de Buttet a lui aussi fait paraitre à Lyon un libelle destiné à défendre la réputation de sa patrie contre les Français, à la suite de l'occupation par François 1er. Ce libelle est intitulé : Apologie de Marc-Claude de Buttet pour la Savoie contre les injures et calomnies de Barthélémy Aneau (1554).

Ce qui est singulier, c’est qu’encore aujourd’hui dans les catalogues de livres anciens, le Cavalier de Savoye est toujours donné à Marc Antoine de Buttet [5]. Bien mieux, mon exemplaire relié au XIXème siècle pour un membre de la famille de Buttet qui y a laissé son ex-libris, postérieurement à 1874, porte au dos « Marc Antoine de Buttet » !

Exemplaire du Cavalier en provenance de la bibliothèque
 de la famille Prunier de Saint-André avec la devise Turris Mea Deus.

Le Fléau, exemplaire élégamment relié par Pouillet, relieur à Paris de 1880 à 1910, 
portant l’ex-libris d’un membre de la famille de Buttet dont les armes se blasonnent de sable aux trois butes d'or entrelacées, deux en sautoir et une en pal, accompagnées de la devise La vertu mon but est.

C’est sans doute ce morceau de bravoure qu’est le Cavalier de Savoye qui permit à Geoffroy Dufour, [6] imprimeur et libraire originaire de Barraux en Isère, alors possession du duché de Savoie, de devenir en 1606 imprimeur ducal, titre très convoité qui permettait au bénéficiaire de recevoir les commandes officielles des impressions législatives et lui donnait alors une sorte de monopole pour la ville de Chambéry. Le poste était vacant depuis le décès de François Pomar. La lettre patente du 3 octobre 1606 le qualifie de personnage instruit et très éclairé en ladite profession. Effectivement l’imprimeur ne devait pas manquer d’intelligence et d’humour à en juger par la préface qu’il donne dans le Fléau de l’Aristocratie genevoise. Il pousse assez loin les détails de la fausse information pour brouiller les pistes et il fait mine d’être l’imprimeur du Citadin de Genève et d’avoir dû donner la fausse adresse de Paris pour Genève, qu’il qualifie d’imposture, non pas de son fait, mais à cause de la coutume qu’ont les réformés d’en faire ainsi !

De son côté, l'auteur place ses propos sous la plume d’un certain Pictet, membre du Grand Conseil de Genève, à la date précise du 19 mars 1606. Nous ignorons s'il existait vraiment en 1606 un conseiller genevois nommé Pictet, mais il est certain que le Grand Conseil n’aurait jamais écouté une telle harangue sans interrompre promptement l'orateur et le jeter en prison illico ! C'est une trouvaille amusante que de faire plaider la déchéance de Genève par un membre de son propre conseil.

Parmi les pièces liminaires, on remarque une adresse à la France. L'auteur espérait sans doute qu'après avoir lu cette réponse au Citadin, Henri IV retirerait son appui aux habitants de Genève, ce peuple rebelle qui brave son souverain. L’objectif ne fut pas atteint mais le duc de Savoie, satisfait, offrit par lettres patentes à Claude Louis de Buttet la charge d’historiographe ducal « connoissant sa loyauté en ce que par cy-devant il a écrit sur ce sujet ».

Chronique de Savoye p.333 Inventions de grande conséquence


Au moins, cette guerre de position a-t-elle fait couler plus d’encre que de sang. Claude Louis de Buttet avait lu les méditations philosophiques de Guillaume Paradin dans la Chronique de Savoye, sur la guerre et la plume, il y fait allusion page 203 de son
Cavalier :

« Du temps de ce bon et pacifique prince furent inventées aux Allemagnes deux choses de très grande et inestimable conséquence ; dont la première qui est l’art de fabriquer, charger et tirer les bombardes et artillerie à feu, est d’autant pernicieuse, formidable, malheureuse et damnable, que l’autre est profitable, heureuse, salutifère et récréative, qui est l’art d’impression et façon de moller les écritures et livres, car celle-ci, par son excellence et noblesse, n’est autre chose qu'une douce paix, parfaite amour et entier plaisir. L’autre, au contraire, n’est sinon, un impétueux bruit, haine et importune fâcherie. Celle-ci ne contient que bien et profit, l’autre que mal, perte et dommage. En somme, l’impression court pour nourrir et sauver les humains, et la canonnerie ne cesse de tirer, pour les tuer et les envoyer à tous les diables. » [7]

Le Cavalier de Savoye ne filait pas le parfait amour mais il a tout de même préféré le plomb de la fonte d’imprimerie à celui du boulet....

Quant au Citadin de Genève, attribué à Jean Sarasin et Jacques Lect,[8] entré plus récemment dans notre bibliothèque, et dont il faut dire un mot, c’est une réponse au Cavalier de Savoye commandée par les syndics de la ville à l’un d’entre eux.  Jean Sarasin avait été plusieurs fois syndic, il était alors membre du conseil des deux-cents et du Petit Conseil. Fin diplomate, il avait été l'un des négociateurs, avec Jacques Lect, de la paix de Saint-Julien en 1603.

Page de titre du Citadin de Genève


Cet ouvrage nous donne une autre vision de la bataille et de ses protagonistes, vus de l’autre camp. Il se veut précis et il documente ses sources dans le détail, ce qui le rend précieux pour l’histoire de Genève et de la Savoie durant le conflit. C’est le complément nécessaire au Cavalier de Savoye.

Après une entame quelque peu excessive où le Cavalier est traité de « pestiféré crapaud » et de « pourri gosier » (!) démontrant ainsi que les genevois avaient été piqués au vif par le pamphlet et que la pertinence des arguments avait porté, la suite du texte se veut plus rationnel et plus démonstratif.

Plusieurs témoignages rapportés sur les évènements lors de la Nuit de l’Escalade sont pittoresques, comme le fameux exploit de la Mère Royaume qui jeta sa soupière sur les savoyards. Il semble que les genevoises aient fait preuve de beaucoup de courage lors de cette attaque prêtes à terrasser les assassins à l’aide de leur seule quenouille.

Passage citant la Mère Royaume

Jean Sarasin relève que « Les autres femmes se tinrent coites en cette nuit là dans leur maison et vaquèrent à leur prières et oraisons, sans qu’on ouït ni les pleurs, ni les hurlements que l’infirmité du sexe leur fournit en pareil cas…. Vers la porte de la Monnaie, il y en eut aussi une qui mit par terre son homme du haut des fenêtres d’une maison à grand coup de pierres et avec un fond de tonneau qu’elle lui jeta sur le cerveau. »

Pour relativiser l'importance que donnent les genevois à leur héroïne, symbole de la résistance patriotique au Duc de Savoie, il faut préciser que Catherine Royaume, née Cheynel, n’était pas genevoise mais lyonnaise et qu’elle s’était réfugiée à Genève avec son mari comme beaucoup de Huguenots….

L’exemplaire présenté du Citadin de Genève, bien que reprenant à la lettre, fautes comprises, sans tenir compte de l’errata qui figurait dans l’édition originale, parue à la fausse adresse de Pierre Bret en 1606, est en réalité une réédition du XVIIIème siècle. Copie soignée et plaisante dont les culs-de-lampe et les bandeaux sont à l’état de neuf et dans l’esprit des originaux. Il semble qu’aucune bibliothèque publique possédant cette édition ne se hasarde à proposer une date et un éditeur.  Il est pourtant curieux d’avoir pensé rééditer ce texte de circonstance, plus d’une centaine d’années après sa sortie. Il y a certainement une raison mais elle reste à découvrir….  

Bonne Journée,

Textor




[1] Voir Théophile Dufour, Notice bibliographique sur le cavalier de Savoie, le citadin de Genève et le

fléau de l’aristocratie genevoise, in "Mémoires de la Société d'histoire et d'archéologie de Genève". T. XIX, 1877, p. 14.

[2] Bataille de l’Escalade qui vit la victoire de la république protestante sur les troupes du duc de Savoie Charles-Emmanuel Ier le 12 décembre 1602 - dernier épisode de la lutte commencée en 1535.

[3] Samuel Guichenon, Histoire généalogique de la royale maison de Savoie, justifiée par titres, G. Barbier, 1660.

[4] Par exemple, Grillet, Dictionnaire des départements du Mont Blanc et du Léman, 180 t ;II p 112

[5] Voir par exemple le dernier catalogue de la librairie Bonnefoi de Sept. 2020.

[6] Dufour et Rabut, dans leur bibliographie des éditions savoyardes ne citent que très brièvement le Cavalier de Savoye dont ils n’avaient pas rencontré la première édition qui est très rare. (L’Imprimerie, les imprimeurs et les libraires en Savoie du XVe au XIXe siècle, p. 81)

[7] Guillaume Paradin, Chronique de Savoie, Lyon, J. de Tournes 1552 p. 333. Aimablement communiqué par Rémi Jimenes.

[8] Le Citadin de Genève ou Response au Cavalier de Savoye, Paris (Genève) Pierre le Bret, 1606. – Voir  le Dictionnaire biographique des Genevois et des Vaudois, II, p. 445 "pamphlet d'un style enflé et maniéré, dans lequel il prodigue l'injure, mais où il ne néglige aucun argument propre à défendre son pays et à mettre en évidence la bonté de sa cause"; et "Notice bibliographique sur le Cavalier de Savoie, Le Citadin de Genève et le fléau de l'aristocratie genevoise", in Mémoires et Documents de la Société d'Histoire et d'Archéologie de Genève, XIX, pp. 318 à 343.

samedi 31 octobre 2020

Halloween, la vigile de la Toussaint.

La Toussaint doit son origine à la dédicace de l’ancien temple païen du Panthéon, à Rome, en église de Ste Marie et de tous les martyrs, en 609, par le pape Boniface IV, qui y fit transférer un grand nombre de reliques de martyrs provenant des Catacombes. La date était probablement le 13 mai, qui correspond à celle d’une fête de la Toussaint en Syrie à la même époque. L’anniversaire de cette dédicace deviendra notre fête de la Toussaint. Mais en Angleterre, puis en Gaule la fête sera translatée au 1er novembre à la fin du 8ème s. et elle ne deviendra universelle pour l’Occident que sous Louis le Pieux (+ 840). La mémoire universelle des défunts ne sera instituée par St Odilon de Cluny que vers 998, mais sera expressément placée le lendemain de la Toussaint, car tous les défunts sont des saints à venir.

Incipit vigilia mortuorum - Ici commence la vigile des morts

Un jour, il y a longtemps, alors que je traversais le Nevada pour rejoindre San Francisco, la route fut coupée par un tremblement de terre, m’obligeant à faire un détour de plusieurs centaines de kilomètres. La nuit arrivant, je dus m’arrêter dans un petit village dont j’ai oublié le nom. J’ai diné dans le saloon local et à mon grand étonnement des petits enfants déguisées passaient entre les tables en présentant des paniers. Je ne comprenais pas vraiment ce qu’ils voulaient. J’ai cru à une kermesse locale. Je n’avais jamais entendu parler d’Halloween….

Bonne fête !

Textor

jeudi 22 octobre 2020

A propos d’un poème de Bérenger de Tours (XVème siècle)

La découverte des sites de numérisation des manuscrits anciens comme Fragmentarium que j’évoquais dans mon article du mois dernier (Fragmentum, XIVème s.) m’a conduit à regarder avec un œil neuf tous les fragments de manuscrits cachés (ou pas) dans mes reliures.

Il y aurait bien, par exemple, ces deux plats d’une reliure en demi vélin estampé dont les cartons sont composés d’une trentaine de feuillets collés les uns aux autres que je ne me suis pas encore résolu à disséquer avant de savoir si le texte en vaut la peine. En revanche la méchante couvrure d’un livre d’heures est plus facilement accessible puisque le texte apparait sur le plat supérieur, bien effacé, et sur le contre plat de manière plus lisible.

Il s’agit d’un seul morceau de vélin plié en deux. Le plat inférieur est composé d’un autre feuillet replié, sans doute provenant du même manuscrit, le tout tenu par un morceau de parchemin collé sur le dos. Les deux feuillets laissent apparaitre des réglures mais seul le vélin du plat supérieur contient un texte copié. Son écriture m’a toujours intriguée car la forme des lettrines de départ des paragraphes possède un air archaïque qui pourrait faire penser à certains manuscrits du Scriptorial d’Avranches ou d’autres textes très anciens de l’époque médiévale.



Le plat supérieur du livre et son verso.

Le copiste s’étant appliqué, la lecture du texte est relativement facile, au moins pour les lignes qui n’ont pas été effacées par plusieurs siècles de manipulation. Les deux premiers vers se lisent ainsi : Juste judex, Jesu-Christe, Rex regum et Domine, ce qui suffit à identifier un poème, en douze strophes et soixante-douze vers, attribué à Bérenger de Tours (Beringerius Turonensis) par Clarius, moine de saint Pierre de Sens.

Bérenger est né à Tours, au commencement du XIe siècle, d’une famille de riches patriciens qui l’envoya étudier les arts libéraux et la théologie à Chartres, où professait alors Fulbert, un des maîtres les plus fameux de son temps. Revenu dans sa ville en 1030, il fut choisi pour écolâtre (Magister scholarum) du monastère de Saint-Martin de Tours, haut lieu des études scolastiques [1], avant de devenir, en 1039, archidiacre d'Angers jusqu’à ce que le comte d’Anjou Geoffroy II Martel lui interdise l’accès à la ville en 1060. 

Berenger avait une solide culture de grammairien et de rhétoricien et il avait étudié les auteurs anciens. Un vif débat agitait alors l’église sur la question du sacrement eucharistique. Son maitre Fulbert s’attachait à défendre l’intégrité des dogmes de l’Eglise et à en combattre les déviances, mais Bérenger soutenait que la présence du Christ dans l'Eucharistie est spirituelle et non corporelle. Position que Fulbert ne pouvait que rejeter et qu’il considérait comme une hérésie. Avant de mourir, il conseilla à son jeune disciple de ne pas persister dans des théories qui le conduiraient hors de l’Eglise. Mais Bérenger avait des idées très arrêtées et surtout il considérait la raison supérieure au dogme. Il écrivit dans un petit opuscule [2] « Sans doute, il faut se servir des autorités sacrées quand il y a lieu, quoiqu'on ne puisse nier, sans absurdité, ce fait évident, qu'il est infiniment supérieur de se servir de la raison pour découvrir la vérité."

Bref, il se passa ce que Fulbert avait prévu : Bérenger poursuivit la querelle avec Adelman, écolâtre de Liège, Abbon de Fleury et Lanfranc. Dénoncé comme hérétique, parce qu'il niait la « présence réelle », il fut condamné par le pape Léon IX, en 1050, au concile de Verceil, puis par plusieurs synodes : Rome (1050-1059), Tours (1055), Bordeaux (1080), etc. A chaque fois, Bérenger faisait alors amende honorable puis se rétractait. Il finit par être exilé sur l’ile Saint Cosme, au large de Tours.

La plupart de ses écrits ont été perdus et ce qui a été conservé est plutôt mince [3] : Quelques éléments de correspondances (lettres à Adelmann), sa Défense contre Lanfranc ou De Sacra Coena, retrouvée en 1777, à Wolfenbüttel [4], et un florilège patristique sur les sacrements, directement utilisé et peut-être composé par Bérenger de Tours, découvert en 2006 dans un manuscrit de la BNF. De l’œuvre poétique de Bérenger, nous ne possédons plus de façon certaine que ce Juste judex, Jesu Christe, édité au 18ème siècle d'après un manuscrit de Marmoutier [5].

Dès lors, il m’a paru utile d’en apprendre un peu plus sur ce poème Juste Judex, qualifié parfois d’oraison ou d’hymne selon les auteurs, notamment pour tenter de déterminer la date à laquelle il avait été recopié, car logiquement, les moines ne recopiaient pas des textes d’auteurs jugés hérétiques et si le style d’écriture était cohérent avec l’écriture carolingienne, n’aurait-il pas été pas possible que le texte date d’avant l’excommunication de 1050 ?



Le texte intégral du poème réduit dans cette copie à 5 strophes sur les 12 connues.

Pour cela, étant parfaitement incompétent en paléographie médiévale, j’ai tenté ma chance auprès de plus savant que moi. On me dit tout d’abord que l’écriture contient des caractéristiques de l’écriture cursive carolingienne (S long sous la ligne, S ressemblant à B à la fin des mots, D oncial en boucles de sorcière), mais aussi des caractéristiques de la calligraphie humaniste (issue de la calligraphie carolingienne du 9ème au 12ème siècle). Donc, les avis penchaient pour une main du 15ème siècle fortement influencée par la calligraphie humaniste.

J’insiste alors pour avoir un second examen en donnant mes raisons : Pourquoi recopier au XVème siècle le texte d’un hérétique ?  Il serait plus vraisemblable que le texte soit du XIème siècle. Mais mon interlocuteur (a) reste ferme sur sa position en donnant ses raisons :

« Pour défendre mon point de vue sur une "écriture qui n'est pas du 11e siècle", je dirais ceci :

1/ La minuscule carolingienne utilise des lettres douces, donc les ponts du "m" et du "n" devraient être arrondis, mais ici, ils sont pointus et tranchants. Le "r" rond (qui ressemble à un 2,) apparaît au 12ème siècle. Son abondance dans vos feuilles fait davantage penser à la cursiva du 15ème siècle.

2/ Dans ces feuilles, les "i" sont pointillés, ce qui est également quelque chose qui apparaît au 12e siècle.

3/ La façon dont les longs "s" sont épaissis montre que le scribe n'a pas écrit son long "s" en une seule ligne pour lever ensuite sa main et compléter le haut du "s" ; cela prouve qu'il a fait son long "s" en un seul trait et qu'il n’a relevé la main que pour passer à la lettre suivante.

4/ De nombreux mots de cette feuille donne cette sensation de "cursiva". A propos du petit "s" à la fin des mots : habituellement dans la minuscule carolingienne, vous auriez un long "s", mais ici vous avez des petits "s" avec un étrange empattement prolongé comme si le copiste avait monté rapidement sa plume pour finir le mot. À mon avis, ce "s" particulier pourrait dériver du "s" en forme de "B" que l'on trouve à la fin des mots à partir de la seconde moitié du 14ème siècle.

5/ En conclusion, de mon point de vue : nous avons quelques lettres inspirées du minuscule carolingien (a, quelques "e", quelques "d", b", quelques lettres majuscules), mais la façon d'écrire du scribe, et beaucoup de lettres utilisées, combinées à l'aspect général "non poli, propre, régulier" du ductus, trahissent une main du 15ème siècle connaisseur de la calligraphie humaniste. »

Il a bien fallu que je me range à ces arguments convaincants. Un scribe du 15ème siècle cherchant à imiter la caroline !

Ceci dit, Yves Perrousseaux, dans son histoire de l’écriture typographique, nous rappelle que le XVème siècle redécouvre les minuscules rondes de l’écriture carolingienne qui avaient été occultées pendant quelques siècles par les écritures gothiques. Déjà Pétrarque, influencé par ses études des textes carolingiens à l’université de Bologne, écrivait à Boccace en 1337, pour faire l’éloge de l’écriture caroline. Plus tard, en 1402, le florentin Poggio Bracciolini (1380-1459) donnait le modèle d’une véritable minuscule humanistique droite : la lettera antica formata.  

Reste alors à trouver ce qui a conduit ce lettré, connaisseur des nouveautés humanistiques, à copier un texte de Bérenger de Tours au XVème siècle. En fait, les condamnations des écrits de Bérenger n’ont pas été aussi tranchées qu’il pourrait paraitre. A la lecture des conciles, ce dernier continue à être qualifié de magister et admirabilis philosophus et au fil de ses professions de foi et de ses rétractations, exprimées lors des conciles de 1059,1078,1079, il semble s’être assagi.

Il aurait écrit le poème à la fin de sa vie, sans doute durant le concile de Rome en 1078 [6]. A cet occasion, moment critique de la vie de Bérenger, sa profession de foi devait être scellée par le jugement de Dieu, c’est-à-dire l’épreuve du fer rouge autrement appelé ordalie. Bérenger se prépara à cet acte solennel par le jeûne et la prière et Il semble bien que c’est à l’occasion des préparatifs qu’il composa le texte où il demandait au Christ de le protéger des embuches de ses ennemis et d’obtenir un juste jugement. (Juste Judex). D’une certaine manière, il anticipait la décision du Pape et faisait appel directement au jugement du Christ. Finalement le Pape Gregoire VII changea d’avis ; l’ordalie n’eut pas lieu mais le poème resta.

Le contexte de la rédaction n’est pas sans rappeler la Ballade de Pendus de François Villon.

Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin NAL 3119 F. 161 v°-
Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. (1492)


Oratio Juste Judex in BNF Ms Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis. (Début XVème s.)

Le concile de Saintes a donc pu valider le poème qui ne contient rien de contraire à l’orthodoxie. Il connaitra alors une certaine vogue au XVème siècle et sera repris dans les hymnaires des siècles suivants, parfois traduit en français comme dans ce manuscrit conservé à Bruxelles :  Juste et vray juge Jhesucrist, roy des roys et seigneur des seigneurs, qui tousjours regnes avecques le Pere et le saint Esperit, vucillés maintenant mes prieres exauchier et les recevoir debonnairement. Tu descendis des cieulx du ventre de la glorieuse Vierge Marie [7]...

Il faut noter que le texte porté sur ma reliure contient des variantes par rapport à celui publié en 1717 dans le répertoire des actes des conciles [8]. Ainsi, vers 17, Ut possimus permanere devient Ut valeam permanere, ou bien vers 23, Nec servantur corda nostra au lieu de Ne damnetur corpus meum. Il existe aussi des variantes avec le manuscrit 1201 de la BNF.  Par ailleurs, l’ensemble est à la première personne du pluriel et non du singulier. Je n’ai pas encore trouvé d’exemple similaire à ce texte que je reproduis intégralement et qui nécessiterait certainement de plus amples recherches.  

 
Juste judex, Jesu-Christe,
Rex regum et Domine:
Qui cum P(atre) (re)gnas semper
Et cum Sancto Flamine
Nunc digneris preces nostras
Clementer susci(pere).
 
 Tu de coelis desce(ndisti)
Virginis in uterum,
Unde sumens veram carnem
Visitasti servulum,
Tuum plasma (redimeno ?)
Sanguinem per proprium. 
Naque simus o Deus,
 
Gloriosa passio
Nos deffendat incessanter
Ab omni periculo
Ut possimus permanere
In tuo servitio
 
Adsit nobis tua virtus
Semper et deffensio
Mentem nostram ne perturbet
Hostium incursio
Nec servantur corda nostra (ne damnetur corpus meum)
Fraudulenti laqueo
 
Dextra forti qua fregisti
Acherontis januas (junas)
Frange nostros inimicos
Necnon et insidias
Quibus volunt occupare 
Viatorum (Cordis mei) semitas



Bonne Journée

Textor

Appendice : Répertoire des manuscrits identifiés à ce jour contenant le texte Juste judex Jesu Christe de Béranger de Tours.

Références : U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 (A ne pas confondre avec un autre hymne ‘Juste Judex ultionis’, repris dans le Dies Irae et par Mozart dans le Requiem K.626 )

1/BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Avec une traduction en français de la prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….».

2/Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

3/ Bibl. Méjanes Cote Ms. 19 (Rés. ms. 1)  (620— R. 539). Heures du roi René. 15e siècle Vers 1470-1471.Page 468. Longue prière rythmée : ‘’ Juste judex, Jesu Christe, Rex regnum et Domine,… ‘’

Méjane Ms19

4/Bibl. de Tours ms 348, f.  172.

5/Bibl. du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152,

6/BNF Cote : Latin 3003 -Parchemin. Deux mss. réunis au XVe s. 189 ff.155 × 100 mm. B f. 109 Juste judex Jesu Christe // Regum rex et Domine //..

7/BNF Cote : Latin 2895  - Hymne : « Juste Judex J.-C... » ; (f.133-133v)

8/BNF Cote : Latin 2882 - S. Anselmus Cantuariensis Liber precum XIIe siècle Initiales en couleur. Rubriques. Parchemin.91 ff.235 × 160 mm. Reliure XVIII e s. maroquin rouge aux armes royales. Provient de l'abbaye de Mortemer au dioc. de Rouen, d'après l'ex-libris à demi-effacé du XIV e s. au f. Iv, d'où il était passé dans la collection de Mareste d'Alge dont l'ex-libris effacé se trouve au f. 23. B.f. 76 Juste judex J-C.... ».

9/BNF cote : Latin 1201 Liber precum Caroli Aurelianensis ducis.  Début du XVe siècle. f. 1-16v Oraisons et prières diverses : — « Oratio magistri Berengier. Juste judex Jesu Christe... » Cf. Chevalier, n° 9910 (10).

Décoration anglaise. Initiales en couleur à filigranes, ou d'or sur fond de couleur. Encadrement (f. 1). Rubriques. — Au f. 1, armes d'Orléans. Ce ms. est à rapprocher du Latin 1196. — Cf. Delisle, Cab. des mss ., I, 110 et Champion, Libraire de Ch. d'Orléans , 79. Les ff. 104, 159, 270 sont blancs. Parchemin.379 ff. à 2 colonnes.220 × 145 mm. Reliure chagrin rouge au chiffre de Louis-Philippe ; au verso des plats, velours cramoisi de l'ancienne reliure avec traces de boulons et de fermoirs ; tranches aux armes d'Orléans.

10/BNF Mss Latin 15139. Rhetorica ad Herennium. — Summa sententiarum, etc. XIIe siècle. f. 247. [Hymne] : « Juste judex Jhesu Christe …-…. salvetur humanum genus. », cf. U. Chevalier, Repertorium hymnologicum, Louvain, t. 1, 1892, n° 9910 ; H. Walther, Initia carminum ac versuum medii aevi posterioris latinorum, Göttingen, 1959, p. 506, n° 9997. Addition du XIIIe s.

11/ BNF NAL 3119 . Horae Dominici Kalmancsehi, prepositi Albensis. XVe siècle (1492) 170 feuillets. 205 × 155 mm. f. 161 v°-162 v° : Manuscrit en latin " Juste judex Jhesu Christe, regum rex et Domine ".

12 / BL Add MS 44874, ff 1r-258v - after 1246-1325 - Psalter in Latin with additions ('The Evesham Psalter') 'Iuste iudex iesu christe rex regum et domine.' (ff. 240r-v)

BL Ms 44874

13 / BM Angers Ms. 1-1928 - N° CGM : 283 Autre cote : 274 Titre : Recueil, venant de Saint-Serge Date : XIe-XIIe siècles. Pages 16-21 Prières diverses. « Oratio ad Crucifixum. — Juste judex, Christe... »



(a) Je remercie Eve Defaÿsse, Doctorante au CIHAM, Université Lumière Lyon 2, pour les renseignements transmis.

[1] Yves Perrousseaux nous dit que le scriptoriale de l’abbaye saint Martin fut pendant longtemps à la pointe de l’évolution de l’écriture et on y trouve des textes qui préfigurent ce que sera l’écriture carolingienne. (Histoire de l’écriture typographique, Atelier Perrousseaux, 2005 p. 19.)

[2] Le De sacra coena ou Rescriptum contra Lanfrancum, éd. R. B. C. Huygens, Turnhout, Brepols, 1988.

[3] Voir la bibliographie de Jean de Montclos in Lanfranc et la controverse eucharistique du XI ème siècle, Louvain 1971

[4] Berengarii Turonensis de Sacra Coena adversus Lanfrancum liber posterior... Primum ediderunt A. F. et F. Th. Vischer... (1834). In-8° , VI-290 p. réédité in Berengarii turonensis de sacra coena adversus Lanfrancum, ad fidem codicis Guelferbytani edidit et notis instruxit... W. H. Beekenkamp (1941)

[5] Sans doute mms Tours 348, f.  172. On trouve également ce poème dans deux manuscrits du Vatican, Reg. Lat. 121, f.  114. Reg. Lat. 150, f.  152, dans le manuscrit 1201 de la BNF et dans 2 manuscrits conservés à Bruxelles et munich, mss 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVe s. et Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon. Bérenger se sentait assez sûr de son talent poétique, loué par Hildebert de Lavardin dans l'Epitaphium Berengarii (PL, t. CLXXI, 1396), pour se moquer du poème qu'Adelman de Liège lui avait envoyé.

[6] Remi Ceillier, Histoire générale des auteurs sacrés et ecclésiastiques, Volume 20, Paris Lottin et Butard, 1757.

[7] Traduction d'une prière latine qui précède immédiatement dans le même manuscrit (fol. 75 vo) : « Juste judex, Jesu Christe,….». BR de Bruxelles 11035-37 (821), fol. 76 vo-77 , Livre de prières de Philippe le Hardi, XVeme siècle. Voir aussi Bibl. nat., de Munich Gall. 40, fol. 121 v°-126, XVe s. Livre d'heures de Philippe le Bon.

[8] E.Martène et U. Durand in Thesaurus novus anecdotorum, t.  IV, col.  115-116




 

lundi 12 octobre 2020

La galerie de portraits de Paul Jove (1561)

Le vendredi 12 octobre 1492, après deux longs mois de mer, Christophe Colomb pose le pied sur une île des Bahamas. Cela m’amène à vous décrire une édition de l’Eloge des Guerriers Illustres de Paul Jove dont un chapitre est justement consacré à l’Amiral de la Mer Océane.

Portrait de Christophe Colomb gravé par Tobias Stimmer (1575)

Paolo Giovio, plus connu sous sa forme latine, Paulus Jovius ou Paul Jove en français, est né sur les bords du lac de Côme (Italie) le 21 avril 1483 et mort à Florence le 12 décembre 1552. Il est assez âgé en 1492 pour se souvenir par la suite du frisson qui traversa l’Europe quand la lettre de Colomb décrivant son voyage fut publiée en Italie. Il devint par la suite médecin de nombreuses personnalités de Rome et son talent attira l’attention du cardinal Jules de Médicis dont il devient le conseiller lorsque celui-ci accéda à la fonction papale sous le nom de Clément VII. Il passa ainsi 37 ans au service de différents papes et gravit la hiérarchie ecclésiastique jusqu'au titre d'évêque suffragant de Nocera de Pagani (Campanie) en 1528.


Le chapitre consacré à Christophe Colomb dans l'édition de 1561

Il fit alors construire à Borgo Vico, au bord du lac de Côme, un édifice pour accueillir à partir de 1538 une galerie de portraits des hommes illustres : réunissant près de 400 portraits, c'est le premier « musée ». Pour mettre en valeur cette collection, il eut l’idée de rédiger de petites biographies, qu’il publia en 1546 sous le titre Elogia Virorum Illustrium, des Éloges des hommes illustres, dédiées aux hommes de lettres dont il possédait le portait. En 1551, juste un an avant sa mort, Giovio publia un second volume consacré aux hommes de guerre [1], dont lequel il inclue logiquement une courte biographie de son héro découvreur du Nouveau Monde. L’ouvrage sera réédité en 1561, à Bâle par Pietri Perna.


Suite du chapitre consacré à Christophe Colomb dans l'édition de 1561

Mais il faudra attendre 1575, soit 24 ans plus tard, pour qu’une nouvelle édition du livre, toujours chez Pietri Perna, contienne des illustrations, chaque gravure copiée des portraits de la galerie de la villa de Côme .

Le portrait représentant Colomb est la première représentation vraisemblable de Christophe Colomb, celle qui est à l’origine de toute les autres. Il fut gravé par Tobias Stimmer, un dessinateur suisse, né en 1534 et qui, bien entendu, n'avait pas pu approcher Colomb. On pense donc qu’il s’est inspiré du tableau de la galerie de Côme.  Nous découvrons le visage rond d’un homme plutôt jeune, aux cheveux bouclés, au visage pensif et quelque peu triste, les mains jointe à la taille, une robe de prêtre dont la capuche est tombée sur les épaules.

A la fin du XIXe siècle, Sir Clements Robert Markham, explorateur britannique, géographe, écrivain, président de la « Royal Geographical Society » de Londres, considérait que ce portrait était l’unique portrait existant de Colomb mais tous les experts ne partagent pas son avis. En fait, nous ne savons pas si le portait de Giovio avait été peint d'après nature, et par qui, ou sur le modèle d'un idéal, plus ou moins conforme aux descriptions données par ceux qui avaient pu connaître le Génois. En tant qu'historien, Giovio a revendiqué le droit de déformer la vérité pour atteindre le but qui lui convenait et ses conceptions de la vérité du portrait peuvent tout aussi bien avoir été très vagues. Nous ne saurons probablement jamais à quoi ressemblait réellement l’illustre génois. 

Lettrine historiée

Paolo Giovio avait plus d’une corde à son arc, il publia sa correspondance avec les intellectuels de son époque, comme Léonard de Vinci, l’Arétin ou Pietro Bembo, des livres d’emblèmes et des livres d’histoire dont j’aurais l’occasion de reparler car le rayon Paul Jove de la bibliothèque est passablement fourni.  

Bonne journée

Textor



[1] Elogia virorum bellica virtute illustrium veris imaginibus supposita, quae apud Musaeum spectantur, in libros septem gigesta. Doctorum item virorum ingenij monumentis illustrium ab auorum memoria publicatis. Pet. in-8 de 592 pp. La dern. chiffrée 82 par erreur.

mardi 6 octobre 2020

Interlude : le Guide Bleu du Figaro ou le parisien désorienté. (1889)

Comme je ne peux pas me résoudre à faire paraitre un article portant le numero 13, vous aurez droit à deux billets simultanément, celui-ci ne m’ayant pas demandé beaucoup de recherches !

A noter que les plans de Paris avaient à l’origine une orientation Est-Ouest depuis le plan de Munster jusqu’au plan de Jaillot, avec l’Ouest en bas de la carte, ou plus exactement une orientation de l’amont à l’aval de la Seine, parfois une orientation Ouest-Est (Plan de Quesnel) jusqu’à ce qu’ils prennent l’orientation classique Nord-Sud (Delagrive, Roussel) que nous leur connaissons aujourd’hui. Mais c’est la première fois que je trouve un plan orienté Sud-Nord avec l’Ile Saint-Louis à gauche et l’ile de la Cité à droite, la rive gauche au Nord, la rive droite au Sud, etc. De quoi désorienter un vieux parisien….  

 

Le Guide Bleu, 1 franc

Le palais des machines

Le pavillon du Figaro

Le pavillon de Monaco

Le plan de l’Expo

Le plan de Paris avec les moyens de transport.

Bonne Journée

Textor

Ortensio Lando et la querelle cicéronienne (1534)

Les études universitaires sur les auteurs du 16ème siècle sont particulièrement dynamiques et elles me conduisent à revoir les notices de mon catalogue de bibliothèque à chaque fois que paraissent le compte-rendu d’un colloque ou une nouvelle thèse ! C’est le cas pour un petit opuscule de 80 pages, première œuvre conservée d’Ortensio Lando, traitant de la polémique qui opposait les tenants et les détracteurs de Cicéron. Il a fait l’objet d’une thèse récemment publiée [1].


La page de titre de l'ouvrage d'Ortensio Lando.

Nous sommes en 1534, Ortensio Lando, polygraphe touche à tout, fait paraitre à Lyon, chez Sébastien Gryphe, les dialogues Cicero relegatus et Cicero revocatus (Qu’on pourrait traduire par L’exil de Cicéron - Cicéron, le retour). Nous trouvons deux autres éditions du Cicero de la même année, publiées en Italie (Venise, Melchiorre Serra) et en Allemagne (Leipzig, Blum), ce qui témoigne de l'intérêt général pour les discussions sur le cicéronianisme qui suivirent la publication en 1528 d’un brulot anti-cicéronien : le Ciceronianus d'Erasme.

Il faut, à proprement parler, se référer à l'ouvrage au pluriel. En effet, si les deux textes ont bien été publiés ensemble, à la suite l’un de l’autre, ils se composent de deux dialogues largement indépendants, bien que complémentaires, le premier contenant des critiques de Cicéron et se terminant par son bannissement, le second relatant ses louanges et son retour triomphal.

L’œuvre fut publiée sans nom d’auteur mais l’épitre dédicatoire est rédigée par un certain H. A. qui pourraient indiquer Hortensius Appianus, l’un des pseudonymes de Ortensio Lando. Diverses sources contemporaines la donnent à Lando, notamment une note manuscrite portée sur l’exemplaire du Cicero ayant appartenu à Johann Albrecht Widmanstetter (1506-1557), exemplaire aujourd’hui perdu : « L’auteur du livre est Hieremias, moine de l’ordre de Saint-Augustin, devenu ensuite le médecin Ortensio, qui publia les Forcianae Quaestiones, homme savant qui fut mon ami intime au couvent de San Giovanni a Carbonara, à Naples, en 1530 [2]. »


Reliure en parchemin souple regroupant différents textes dont le Cicero de Lando.

L’auteur est un facétieux qui aime se jouer des paradoxes et des faux-semblants. C’est d’ailleurs ce qui rend difficile les recherches biographiques sur son compte. On ne sait jamais si ce qu’il affirme dans ses ouvrages est la vérité ou une simple plaisanterie.

Cet humaniste excentrique, qui passerait aujourd’hui pour un anticonformiste, gravitait en marge de toutes les sociétés dans lesquelles il tentait d’entrer. Si les lettrés de l’époque avaient l’habitude de voyager d’un centre intellectuel à l’autre, Lando voyagea encore plus que ses collègues. Originaire de Milan, il fit ses études à Bologne puis nous le retrouvons à différentes époques à Rome, Venise, Naples, Lyon (où il travailla pour Sébastien Gryphe, aux côtés d'Etienne Dolet), Bâle, Genève, Lucques, Trente, Paris, Strasbourg, Tübingen et Augsbourg. Il se fixe à Venise après 1545 mais c’est à Naples qu'il disparait à la fin des années 1550.[3]

Ortensio Lando commence des études de théologie et se destine à entrer dans les ordres mais doit quitter brutalement le couvent des Augustins à la suite de prises de position hérétiques [4], puis il entame des études de médecine mais il aurait pu tout aussi bien devenir avocat car c’est tout l’art de l’avocat que de pourvoir plaider une thèse puis son contraire. Mon professeur de droit pénal, Robert Badinter, avait l’habitude de dire, en cours : Défendre ce n’est pas aimer, c’est aimer défendre. La formule s’applique parfaitement à Lando qui va se livrer à un réquisitoire impitoyable pour condamner Cicéron, avant de le disculper de manière toute aussi brillante.

L’exercice thèse-antithèse pourrait paraitre rébarbatif mais Lando le conçoit comme un exercice festif, une blague de l’étudiant qu’il est sans doute encore en 1531, lors de la rédaction du livre. Les différents protagonistes de l’œuvre, dont la plupart correspondent à des personnages réels et connus par Lando, des Lyonnais, cités dans le Cicero, qui faisaient, selon toute probabilité, parti du cercle littéraire fréquenté par l’auteur [5], s’affrontent à coups de discours éloquents pour déterminer la place de Cicéron en tant qu’autorité dans le canon littéraire.


Une lettrine de Sébastien Gryphe et sa claire mise en page.

Dans la première partie, deux jeunes gens reviennent au pays et apprennent la maladie d'un ami. Ils décident de lui rendre visite. Ils le trouvent entouré d'une multitude d'amis et de connaissances qui rivalisent d'adresse et d'ingéniosité pour distraire le malade en racontant des histoires et des fables. Interrogés sur ce qu'ils rapportent de neuf, ils citent des traités et des discours de Cicéron. Ils s'attendent à ce que cette nouvelle provoque de l'intérêt et de la joie auprès du cercle réuni mais ils doivent déchanter car une discussion vive s'engage à ce propos et, pour empêcher qu'on en vienne aux mains, le malade organise un tour de table demandant à ceux qui le veulent de donner leur avis sur Cicéron. Pas moins de huit intervenants vont énumérer, l'un après l'autre, les griefs qu'ils ont à formuler contre Cicéron. Ces griefs sont présentés et développés, soit uniquement à partir de références à des œuvres de Cicéron, soit sous la forme de réminiscences ou même de citations directes puisées dans le corpus cicéronien.

A la suite de la dernière intervention, l'assemblée conclut à la culpabilité de Cicéron et, après avoir délibéré sur la peine, décide de l'exiler en Scythie car dans les autres pays d’Europe il y aurait trop de partisans de Cicéron pour l’accueillir chaleureusement !

« Nous condamnons à l’exil perpétuel Marcus Tullius Cicero pour ses mauvais crimes et pour punir ses actions et son ignorance des disciplines libérales. Une punition similaire sera infligée à tous ceux qui lèveront le moindre mot sur son retour ou liront ses œuvres. »

Page de gauche le décret condamnant Cicéron à l’exil 
et sur la page de droite le début du dialogue suivant, le Cicero Revocatus

Le second dialogue, le Cicero revocatus, est un peu plus court que le premier (34 pp. contre 46) mais aussi bien moins dynamique, car la parole n’est pas donnée à différents personnages et se résume en un long discours réfutant point par point les arguments exposés dans le premier.

La forme des dialogues de Lando sur Cicéron est la première illustration d’un genre qu’il va développer par la suite dans plusieurs de ses œuvres, consistant à dire tout et son contraire, à soutenir les deux côtés d’un problème. Cette expression littéraire trouvera sa forme la plus aboutie dans les Paradossi (les Paradoxes) publiés en 1543 [6].

Un lecteur du seizième siècle a couvert les gardes du livre de notes détaillées malheureusement illisibles.

Pour comprendre l’enjeu de la querelle cicéronienne, il faut savoir qu’à la Renaissance l’imitation de anciens est la source principale d’inspiration et de création littéraire. Or, Erasme va critiquer cette imitatio et prôner une éloquence chrétienne, apte à aborder les arguments religieux, au lieu de poursuivre vainement le modèle de Cicéron, avec le risque d’un retour au paganisme. La réelle nouveauté de l’argumentation érasmienne est représentée surtout par cet argument religieux, qui ne se retrouvait pas chez les humanistes italiens qui s’étaient exprimés en premier sur la question de l’imitatio, notamment l’Académie Romaine.

« il vient de surgir une nouvelle secte qui s’efforce à son tour de nous entraîner : ce sont les Cicéroniens. Ils se dénomment ainsi parce qu’ils rejettent avec une morgue insupportable les écrits de tous les auteurs qui ne reproduisent pas exactement le style cicéronien ; ils détournent l’adolescence de la lecture des autres écrivains et la contraignent à l’imitation idolâtrique du seul Marcus Tullius » [7]

Le vrai cicéronien devait écrire « Jupiter » au lieu de « Dieu », « Apollon » et « Diane » au lieu de « Jésus » et « Marie » ou encore « assemblée sacrée » ou « république » pour désigner l’Église, ce qui naturellement entraînait confusion et obscurité inutiles. La polémique pourrait paraitre futile si elle ne se déroulait pas en pleine crise religieuse.

Le Ciceronianus d’Erasme provoqua de fortes réactions, surtout de la part des Italiens et de l’Académie romaine, ouvertement ridiculisés par le philosophe de Rotterdam. Les réactions furent moins vives en France et les deux dialogues de Lando reflètent cette différence. Le premier dialogue fut sans doute écrit alors que notre auteur séjournait à l’université de Bologne au début des années 1530, tandis que le second dialogue pourrait avoir été influencé par le passage à Lyon en 1534 et la rencontre avec Étienne Dolet.

Une des claies apparente tirée d'un vieux manuscrit. 

Ceci dit, les critiques qu’égrène Lando dans son premier dialogue ne touche pas tant le fond, c’est-à-dire le style cicéronien et l’éloquence contemporaine, que le personnage de Cicéron lui-même, ce qui est bien entendu parfaitement absurde, comme l’est l’exil post-mortem du personnage. Les arguments sont donc délibérément futiles.

Mais, au fait, que pensait vraiment Ortensio Lando ? Etait-il anti-cicéronien ou anti-érasmien ? La critique a longtemps cherché à faire cadrer le contenu de l’œuvre avec la pensée de l’auteur sans grand succès. Le déséquilibre entre les deux dialogues montre que Lando a sans doute pris plus de plaisir à illustrer la thèse anti-cicéronienne mais le paradoxe semble être employé chez Lando dans le seul but de repousser les limites de l’argumentation jusqu’à l’absurde et de démontrer ainsi le ridicule qui se cache derrière toutes prises de position extrêmes.

Bonne Soirée

Textor



[1] Federica Greco. Autopromotion, paradoxe et réécriture dans l’oeuvre d’Ortensio Lando. Littératures. Université Grenoble Alpes, 2018. Français. NNT : 2018GREAL008. La précédente étude détaillée avait paru 40 ans auparavant :  Conor Fahy, « The composition of Ortensio Lando’s dialogue, Cicero relegatus et Cicero revocatus », Italian Studies, XXX, 1975, p. 30-41.

[2] Cité par Fahy.

[3] Sébastion Gryphe mentionne dans une lettre à Odoni et Fileno Lunardi : « Ortensio, homme très inconstant, est parti d’ici pour l’Italie le mercredi avant Pâques avec un orateur du roi. Je ne sais pas ce qu’il a en tête, le malheureux, ne craint-il pas d’être reconnu en quelque lieu par un moine de son ordre ? Qu’est-ce qu’il pense faire ? »

[4] « déserteur de l’ordre de Saint-Augustin », (Augustinianae professionis desertor) nous dit Sisto da Siena, dans sa Bibliotheca sancta (Venise Gryphe1566)

[5] Les lyonnais Guillaume Scève, frère de Maurice, Jean de Vauzelles, Claude Fournier et le médecin François Piochet et au côté des lyonnais, plusieurs personnages italiens connus : Girolamo Seripando (1493-1563), et son frère Antonio (1486-1531), le milanais Marcantonio Caimo, qui en 1533 avait remplacé Andrea Alciat à la chaire de droit à Bourges, le lettré Gaudenzio Merula (1500-1555), etc.

[6] Quant au Cicero lui-même, il semble être inspiré d’un ouvrage de Costanzo Felici : Constantii Felicii Durantini utriusque iuris periti ad Leonem X Pont. Maxi. in libros de Coniuratione L. Catilinae de que exilio ac reditu M. T. Ciceronis praefatio, Impressum Romae, per Iacobum Mazochium, 1518.

[7] Ciceronianus p 261 de la traduction française de Pierre Mesnard in « Le Cicéronien, dans Érasme. La philosophie chrétienne, introduction, traduction et notes par P. Mesnard », Paris, Vrin, 1970.