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dimanche 1 janvier 2023
Meilleurs voeux pour la nouvelle année 2023
jeudi 29 décembre 2022
La Savoye, poème de Jacques Peletier du Mans (1572)
Pour terminer l’année 2022 en fanfare, je vous présente un poème de Jacques Peletier du Mans entièrement consacré à la gloire de la Savoie, le pays de mes ancêtres. Ce petit ouvrage intitulé La Savoye de Jaques Peletier du Mans [1], devenu rare [2], fut imprimé à Annecy en 1572 par Jacques Bertrand qui était alors le seul imprimeur de la ville. Bien que le savoyard Guillaume Fichet eut été l’un des pionniers de l’imprimerie, la nouvelle invention mit du temps à se diffuser en deçà des Monts et on ne compte guère plus d’un ou deux imprimeurs par génération au 16ème siècle à Chambéry et Annecy. L’attraction des foyers intellectuels qu’étaient Lyon et Genève faisait que la plupart des livres lus dans le duché provenait de ces deux villes.
Jacques
Peletier du Mans n’est sans doute pas le plus connu des poètes de la Pléiade,
peut-être parce qu’il est difficile à cerner. Tout à la fois humaniste et
poète, grammairien et philosophe, mathématicien et médecin, Il est surtout un infatigable
voyageur qui fera dire à Ronsard : Et
Peletier le docte a vagué comme Ulysse.
Celui
qui avait pris comme doctrine Moins et meilleur passera sa vie à
sillonner la France, la Suisse ou l’Italie au gré de ses études ou de ses
fonctions. Gilles Ménage au siècle suivant avait écrit une biographie sur Peletier
malheureusement perdue et les différentes phases de sa vie sont assez confuses
et variables selon les biographes : D’abord étudiant au collège de Navarre à
Paris, où son frère ainé enseigne la philosophie, il est poussé par son père,
lui-même avocat, vers les études de droit et la théologie et il apprend le grec
et le latin. Il a peut-être exercé le droit au Mans de 1538 à 1543 mais il n’a
pas laissé d’œuvres juridiques.
Il
confiera à son frère : J'ai employé presque cinq années entières à l'étude
des lois. Pendant un certain temps cette occupation, par sa nouveauté, ne me
déplut pas. Mais, quand j'eus commencé d'acquérir quelque maturité et que je
pus disposer de moi-même, je fus épouvanté par la vanité des affaires
juridiques et je revins à la philosophie [3]. Nous ne savons pas
très bien ce qu’il met derrière le terme philosophie mais il aime l’observation
du monde et plus particulièrement les sciences, les mathématiques et la
médecine. C’est dans ces domaines qu’il écrira le plus.
Au Mans, vers 1539, étant secrétaire de l'évêque René du Bellay, grand cousin du poète, il se lie alors d'amitié avec Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay, un peu plus jeunes que lui. Il fait la connaissance du premier puis du second avant même qu'ils n'entrent au collège de Coqueret et il leur prodigue ses conseils. C’est à lui que Ronsard montre ses essais d’odes horatiennes dès le printemps 1543 et c’est de lui que Du Bellay, en 1546, reçoit le conseil de cultiver de préférence l’ode et le sonnet. Il préside ainsi aux origines de la Pléiade sur laquelle son influence est certaine. En 1545, Jacques Peletier publie, quatre ans avant la Deffence et Illustration de la Langue Française de Du Bellay, un premier manifeste pour l’usage du français, en préface de la traduction française de l'Art Poétique d'Horace. Joachim Du Bellay le reconnaîtra et saluera son influence. Par la suite, quoiqu’éloigné de Paris, il restera en contact constant avec le groupe.
Après
avoir brièvement enseigné au collège de Bayeux, à Paris, où venaient étudier
les boursiers du Maine, il entame une existence vagabonde, ne restant jamais
très longtemps dans la même ville. Trente-deux ans d’errance où chaque
séjour est l’occasion de rencontres. Il séjourne ainsi à Poitiers où il échange
avec un autre passionné de médecine, François Rabelais. Puis, à Bordeaux, il exerce la médecine et se
fait héberger un temps par Montaigne. Plus tard, entre 1553 et 1557, alors
qu’il est en villégiature à Lyon, il fréquente les poètes et les humanistes du
cercle Lyonnais, dont Maurice Scève, Louise Labé, Olivier de Magny et Pontus de
Tyard.
Après quoi, en 1570, il rejoint la Savoie, d’une part pour fuir la France dévastée par les malheurs de la guerre, mais d’autre part, sans doute aussi appelé par son ancienne protectrice, la duchesse Marguerite de France [4] qui, lorsqu’elle séjournait à Paris, avait soutenu les poètes de la Pléiade et qui, contrainte de rejoindre la Savoie après son mariage avec Emmanuel-Philibert, entretenait autour d'elle une cour de lettrés et de poètes.
Je vá & vien par volontaire fuite, / Pour
contempler le Monde en divers lieus, / En évitant, à tout le moins des
yeus, / Tant de malheurs, dont la France est détruite.
En Savoie, il retrouve le poète Marc-Claude de Buttet, avec lequel il se lie d’amitié. Il l’avait déjà croisé autrefois à Paris alors qu’il enseignait au collège de Bayeux. Buttet lui ouvre son cercle littéraire à Chambéry et à Tresserve où il croisera Antoine Baptendier, avocat au parlement de Chambéry et ancien juge-mage de Maurienne, de suffisance egale / En Poesie & science legale [5], le vertueux Claude Lambert, gentilhomme de Miolans [6], Jehan de Piochet de Salins, seigneur de Mérande et de Monterminod [7], parent de Marc-Claude de Buttet et admirateur de Ronsard, Amé Du Coudray, etc. Tous auront droit à quelques vers et Marc-Claude de Buttet à des louanges appuyées :
De Chamberi , le chef de la Province, / Ce ne seroit raison
que je previnse / Le bien disant Butet, qui en n’áquit, / A qui en touche &
l’honneur & l’aquit. [8]
Le poète savoisien lui répondra d'un ton tout aussi louangeur, comparant Peletier à Orphée dans son Amathée de 1575.
L’accueil
qu’il reçut et la beauté du paysage lui firent prolonger son séjour qui dura
deux ans et cinquante-cinq hivers [9]
et l’incita à écrire ce long poème en trois livres dédié à sa protectrice.
Le
sujet du poème est le pays de Savoie lui-même dont Peletier du Mans décrit en
détail toutes les richesses. Lui qui ne connaissait que les Alpes Mancelles fut
certainement impressionné par la géographie montagnarde. Il oppose l’humeur
paisible de ses habitants et leur cadre farouche composé de rochers abrupts et
d’abîmes tumultueux, de glaciers et d’avalanches, de marmoteines et
d’ours arpus.
Fait
très rare pour l’époque, il semble avoir réellement visité les lieux dont il
parle et la nature est décrite telle qu'il l'observe et non telle qu'elle
devrait être d'après les Anciens. Quand il cite les étendues d’eau, il fait une
différence entre les grands lacs poissonneux et les lacs d’altitude froids et
sans poisson. Il a noté que le Lavaret meurt à peine sorti de l’eau. En
passionné de médecine, il s’émerveille devant toutes ces plantes médicinales
dont il donne pour chacune d’elle la vertu cardinale.
Tu as, Savoye, un ornement ancore, / Qui ton renom de
rarité décore. / Entre les dons de Nature estimez, / Sont les effetz aus Herbes
imprimez. / Onq cete ouvriere, à produire ententive, / Ne se montra si riche
& inventive, / Qu’en ces hauz Mons, si noblement herbuz, / Qu’on les diroit
boutiques de Phebus.
Il
avait dû remonter jusqu’au fond des vallées de la Maurienne et de la Tarentaise
avec crampons acerez franchissant / Ce dur chemin perilleus & glissant,
pour pouvoir décrire des bourgades qui ne devaient pas être bien importantes de
son temps, comme Bonneval sur Arc [10] ou Bessans. En
ethnographe, il découvre une population heureuse qui a su s’accommoder de la
dureté de la nature. Il s’étonne qu’elle puisse rester bloquée par la neige
tout un hiver sans chercher à partir ailleurs. Pour autant, il convient qu’elle
mène une vie simple, dans les montagnes, sans avoir été pervertie par
l’ambition ou l’envie, de bons sauvages en quelque sorte qui annoncent déjà
Jean-Jacques Rousseau :
Celui qui est hors de la tourbe vile, / Et tout un Monde
estime estre une Vile, / Eureus est-il, si ici & ailleurs / Il rend ses
faitz & ditz tousjours meilleurs. / Mais si l’aler & le voir, nous
attise / De veins obgetz tousjours la convoitise, / Meilleur seroit du Berger
le parti, / Qui n’est jamais des Montagnes parti.
Mais c’est au chapitre des fromages que Jacques Peletier du Mans nous surprend le plus et qu’il démontre qu’il a observé par lui-même, en parcourant les alpages, les techniques de fabrication au lieu de se contenter de recopier dans une bibliothèque les écrits d’un Pline l’Ancien ou d’un Columelle. Il nous dit que les paysans tirent de la transformation du lait trois profits : la crémeuse graisse, la faisselle et le sérac [11]. C'est là peut-être l'une des premières évocations de la fabrication du fromage en chalet. Il les a vu presser la pâte molle des tommes et cuire les Beauforts au chaudron afin de pouvoir les conserver et les descendre dans la vallée lorsque le vent d’Automne desséchant flétrit la verdure des champs.
L’ouvrage
est bien imprimé en lettres italiques et dans une orthographe conforme à
l’usage de l’époque et non pas dans celle qu’avait inventée Peletier du Mans. En
effet notre mathématicien-poète s’était passionné un temps pour la réforme de
l'orthographe et, comme l’avait fait de son côté Antoine de Baïf ou Pierre
Maigret, il avait proposé dans son Dialogue de l'ortografe e prononciation
françoese de 1550 un système graphique nouveau, proche de la phonétique,
qui n'aura aucun succès, mais qu'il adoptera lui-même dans ses œuvres, ce qui
entraine quelques difficultés de lecture pour nous qui sommes habitués à lire d’un coup d’œil un ensemble de mots
dans une phrase et non pas les syllabes les unes à la suite des autres [12].
Heureusement,
l’imprimeur Jacques Bertrand tenait un petit atelier à Annecy dans lequel il
imprimait peu et avec un matériel réduit.
Si bien que Peletier du Mans dut renoncer à lui faire utiliser les
caractères spéciaux correspondant à la graphie moderne qu’il avait inventée à
Paris, faute de matériel adapté. La seule particularité du texte est la
suppression quasi systématique du doublement des consonnes.
Nous
ne savons pas pourquoi, il choisit de rester en Savoie jusqu’à l’impression du
livre pour retourner à Paris à peine l’édition publiée et en pleine Saint
Barthélémy. Il aurait pu tout aussi bien rentrer avec son manuscrit pour le faire
imprimer plus commodément dans la capitale. A vrai dire, il était déjà passé à
autre chose, c’est un recueil de géométrie en latin dédié à Charles-Emmanuel de
Savoie, fils de sa protectrice, le De Usu geometriae liber unus [13]
auquel il consacra ses efforts durant les mois de son retour avant de repartir
enseigner les mathématiques à Poitiers, loin des marmottes et des ours.
Bonne
Journée,
Textor
[1] Titre
complet : La Savoye de Jaques Peletier du Mans, A tresillustre Princesse
Marguerite de France, Duchesse de Savoye & de Berry. Moins & meilleur.
A Anecy, Par Jaques Bertrand. M.D.LXXII. Collation : In-8 de 79, [1 bl.] p.
(sig. A-E8). L’exemplaire présenté provient de la collection Jean-Paul Barbier-Mueller
avec son ex-libris et une mention d’achat en Octobre 2014 à Auxerre (Vente Auxerre Enchères 27 Sept. 2014).
[2] La
Savoye a connu 2 rééditions : i) Par Joseph Dessaix (in Mémoires et Documents
de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie T. 1 Chambéry, 1856) ; ii)
Par Charles Pagès (Bibl. savoyarde, Moutiers Tarentaise, Ducloz, 1897). L’exemplaire
de la BM de Tours a été numérisé par le site des Bibliothèques Virtuelles
Humanistes. http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=848
[3] Lettre
en latin à son frère Jean Peletier dans les pièces du In Euclidis Elementa
geometrica... (Lyon, de Tournes, 1557, in -fol.).
[4] Marguerite
de France (1523-1574) duchesse de Savoie et du Berry, fille de François 1er,
dont la grand-mère maternelle était Anne de Bretagne et la grand-mère
paternelle, Louise de Savoie.
[5] Livre
Second, p.42.
[6] Son
frère Jean-Gaspard Lambert était un ami de Marc-Claude de Buttet mais il serait
décédé avant 1569 et c’est donc plus vraisemblablement Claude que Jacques
Peletier a pu rencontrer.
[7] La vie
de Jehan de Piochet (1532-1624), cousin de de Buttet, est bien documentée grâce
à ses dix livres de raison et son livre de comptes de 1568 conservés
aujourd’hui aux Archives départementales de la Savoie. Piochet poursuivit des
études de droit à Avignon avec Amé Du Coudray mais choisit une carrière
d’armes. Il est capitaine du château de Chambéry à partir de 1569, quand
Jacques Peletier arrive en Savoie. Voir R. Devos et P. Le Blanc de Cernex, Un
‘humaniste’ chambérien au XVIe siècle: Jehan Piochet de Salins d'après ses
livres de raison, in Vie quotidienne en Savoie, Actes du VIIe Congrès des
Sociétés Savantes de Savoie, Conflans, 1976.
[8] Livre
Second, p 44.
[9] Tiers
Livre, p.75 : Apres l’avoir deus ans entiers hantee, Et aiant vu
cinquantecinq hyvers, ….
[10] Peut-être
mentionne-t-il ce village pour sa chapelle dédiée à Sainte Marguerite, sainte
patronne de sa protectrice.
[11] Livre
second, p. 36.
[12] Un
exemple de son illisible graphie : Madamɇ,
lɇ grand dɇſir quɇ j’auoę̀ dɇ deſſe̱ruir (a toutɇ ma poßibilite) la gracɇ
ſouuɇreinɇ dɇ feuɇ la Reinɇ votrɇ tre dɇbonnerɇ e tre rɇgretteɇ merɇ, m’auoè̱t
induìt a lui vouloę̀r dedier un mien Dialoguɇ dɇ l’Ortografɇ e Prononciation
Françoȩſɇ.
[13] Parisiis, apud E. Gorbinum, octobre
1572 - In-4°, pièces limin., 44 p., fig.
mardi 29 novembre 2022
Les chants des bergers musiciens de Jean Antoine de Baïf (1572)
Les XIX Eglogues de Jean Antoine de Baïf entament le recueil intitulé Les Jeux, paru en 1572. Elles sont suivies de toute sa production théâtrale et de ses pièces dialoguées, à savoir (i) Antigone, première adaptation de la célèbre tragédie de Sophocle, (ii) Le Brave (unique comédie qui fit monter l'auteur, inspiré de Plaute) (iii) L'Eunuque (Comédie prise de Terence mais jamais représentée) et (iv) les Neuf Devis des Dieux pris de Lucian et dédiés au roi et à la reine de Navarre. Ces pièces sont d’une extraordinaire audace formelle. Aucun autre poète contemporain n’a déployé dans les chœurs d’une tragédie une telle variété de mètres et de strophes et aucun n’a fait résonner sur le théâtre des vers de quinze syllabes ou pulvérisé comme il l’a fait la césure nous dit le dictionnaire Larousse.
Les pièces théâtrales mériteraient
une analyse en elle-même mais ce sont les Eglogues qui vont retenir notre
attention. Une églogue est un poème pastoral écrit dans un style simple et naïf
où, à travers les dialogues des bergers, l'auteur relate les événements
généralement heureux de la vie champêtre, chante la nature, les occupations et
les amours rustiques. Le poète grec Théocrite en fut l’un des premiers
inventeurs puis les poètes latins, notamment Virgile, lui donnèrent ses lettres
de noblesse.
La redécouverte des antiquités
grecques et latines conduisit les poètes de la Renaissance à composer des
églogues. Ce fut le cas de Clément Marot, Pierre de Ronsard ou Jacopo Sannazaro.
Célébré par Ronsard et Du Bellay comme le premier poète pastoral au sein de la Pléiade, Jean-Antoine de Baïf a tardé à publier ses Eglogues qui représentent pourtant ce que le poète a produit de plus intime et qui révèlent le mieux ses goûts poétiques. « C'est sa vision tantôt pessimiste, tantôt rieuse et joyeuse de l'amour ; ce sont encore ses frustrations, ses ressentiments ; c'est surtout sa passion du chant accompagné d'instruments que l'églogue lui permet d'exprimer en toute liberté, par l'intermédiaire de la fiction pastorale. [1] »
En effet, le poète possède un
gout particulier pour la sonorité des mots. Il fonde en 1570, dans sa maison du
faubourg Saint-Marcel, l'Académie de poésie et de musique dont le rayonnement
fut très important. C'est dans ce cadre qu'il publie les Étrennes de poésie
française en vers mesurés (1574) dans lequel il introduit la métrique
quantitative (reposant sur la longueur, ou le poids des syllabes) c’est-à-dire
qu’il a cherché à reproduire le rythme scandé des psalmodies antiques, allant jusqu’à
imaginer une écriture phonétique sensée faciliter la déclamation de ses vers.
Ces sonorités se retrouvent dans les
pastorales et l’on entend le flageolet et la chalemie des bergers qui s’affrontent
en joutes musicales :
Sous ces ormeaux allons mes
brebiettes,
Là Vous orrez mes gayes
chansonnettes
Avec les eaux bruire si
doucement
De mes amours, que débaïssement
Vous en perdrez de pasturer
l'envie. (Eglogue X – Les Bergers)
Les Eglogues sont dédiées à
François, duc d’Alençon, dernier fils de Catherine de Médicis, et imprimé en
beaux caractères italiques (Tandis que la partie en prose des autres œuvres
l’est en caractères romains), agrémentés de lettrines et bandeaux. Les Jeux ont
d’abord paru isolément en 1572, puis les exemplaires invendus furent réunis à
l’édition collective de 1573 pour constituer la troisième partie des Œuvres
en Rime. L’imprimeur au service du marchand-libraire Lucas Breyer se
contentant de modifier maladroitement la date sur la page de titre, en ajoutant
un ‘I’ au composteur.
Jean-Paul Barbier avait remarqué
que le livre des Jeux avait précédé l’édition collective et constituait une
édition complète en elle-même : Il [me] parait évident que le poète commença
par donner une nouvelle édition de ses Amours, puis un volume de Jeux, avant de
concevoir le projet d'une édition collective. On se rappelle que Ronsard avait
déjà réalisé une telle ambition en 1560 (en 1573, il en était à sa quatrième
édition collective !), et l'on peut comprendre que son ancien disciple et
intime ait eu envie, lui aussi, d'aligner plusieurs tomes sur les étagères de
la postérité. Les Amours et les Jeux, vendus séparément par Breyer, avant
l'impression des Œuvres en Rime, se trouvent parfois avec de jolies reliures en
vélin doré ou en maroquin." [2]
Les notices des libraires se
plaisent à rappeler que la plupart des églogues sont à connotation érotiques.
C’est sans doute un peu réducteur mais cela reste un bon argument de vente.
il est vrai que les Jeux constituent le prolongement des Poèmes,
un autre recueil de l’édition collective, qui puise son inspiration dans
l’Ovide des Métamorphoses et l'Arioste et quand Ronsard, sur ces mêmes sources,
privilégie les épisodes épiques et guerrier, Baif en retient les scènes
érotiques.
Nul, Nymphes, ne vous suit
en plus grand’reverence
Qu’il adorait les pas de
vostre sainte dance :
C'est pour luy que je veu,
Naiades, vous prier :
Voudriez vous à Brinon vos
presans dénïer ?
Pucelles, commencez :
(ainsi la bande fole
Des Satyres bouquins vostre
fleur ne viole :
Si vous dancez, ainsi ne
trouble vos ébas,
Et si vous reposez, ne vous
surprenne pas).
Pucelles, commencez : où
vous touchez, pucelles,
Où vous mettez la main
toutes choses sont belles :
Chantez avecques moy : de
Brinon langoureux
Recordon les amours en ce
chant amoureux. (Eglogue II)
Les Eglogues sont aussi l’occasion de mettre en scène ses amis poètes. Dans l’églogue IV on croit pouvoir reconnaître, dans un ordre peut être hiérarchique, Ronsard, Du Bellay, Belleau et Baïf :
Mais si vous ne voulez
appaiser vostre noise,
J’ay bien affaire ailleurs,
où faut que je m’en voise :
Voicy venir Perrot & Belot & Belin
Et Toinet, qui pourront à
vos plaids mettre fin.
Dans l’églogue XVII, De Baïf met en scène Mellin, personnage renvoyant explicitement à Mellin de Saint-Gelais, dans un dialogue avec Thoinet diminutif de l’un de ses propres prénoms. Le premier réconforte Thoinet qui se plaint de sa pauvreté. Il semble que BaÏf ait eu à souffrir de sa condition et de son manque de fortune. Il était le fils naturel de Lazare de Baïf et si ce dernier avait pourvu à son éducation en lui permettant notamment d’avoir Jean Dorat comme professeur, il n’en demeurait pas moins bâtard.
Dans cette longue pièce Mellin prodigue
ses conseils d’aîné avisé au malheureux Thoinet. Il lui rappelle que ce père,
s’il ne lui a laissé aucun bien matériel, a pourvu à son éducation en le confiant
à Jean Dorat. Il peut en particulier se réjouir de connaître la musique, qui
lui permettra de célébrer les puissants. Si le temps de Janet et de Francin (C’est-à-dire
du cardinal Jean de Lorraine et François Ier) est révolu, on peut toutefois
espérer trouver d’autres protecteurs dans leurs successeurs, Henri II mais
surtout Charles de Guise, nouveau cardinal de Lorraine. [3]
Si notre poète a été quelque peu
oublié par les générations suivantes, pour ses amis de la Pléiade, Jean-Antoine
de Baif passait pour un très savant versificateur. Nous laisserons la
conclusion à Joachim du Bellay :
De tes doux vers le style
coulantime,
Tant estimé par les
doctieurs François,
Justimement ordonne que tu
sois,
Pour ton savoir, à tous
révérendime.
Bonne Journée
Textor
[1] Jean
Vignes, Oeuvres complètes : Euvres en rime. Vol. 3. Les jeux. Vol. 1. XIX
eclogues. H. Champion 2016.
[2] Jean-Paul
Barbier, Ma bibliothèque poétique, partie III, Ceux de la Pléiade, p.60.
[3] Claire
Sicard et Pascal Joubaud, « Jean-Antoine de Baïf fait de Mellin de
Saint-Gelais le personnage de son églogue (1556) », in Démêler Mellin de
Saint-Gelais, Carnet de recherche Hypothèses, 26 août 2015 [En ligne]
http://demelermellin.hypotheses.org/4090.
dimanche 9 octobre 2022
Claude Garamont et les Grecs du Roy (1551)
La belle exposition qui se tient actuellement à la Bibliothèque Mazarine sur Claude Garamont [1] me donne l’occasion d’évoquer ce typographe hors norme pour lequel les recherches récentes de Rémi Jimenes apportent un éclairage intéressant et des informations nouvelles [2].
Claude Garamont était tailleur de
lettres et fondeur de caractères typographiques ; il a fourni nombre de
ses confrères du quartier de la rue St Jacques à Paris, si bien que nous avons
souvent dans nos bibliothèques, sans toujours le savoir, des ouvrages issus de
son travail ou de celui de ses imitateurs. Universellement connu, le caractère
typographique Garamond (avec un d) a eu un destin étonnant, au fil des
attributions erronées, des renaissances, de multiples réinterprétations.
Dans cette décennie 1525-1535,
l’imprimerie est en plein essor, protégée par le roi lui-même qui s’attache à
doter son pays d’une lettre typiquement française. Ainsi progressivement, les
ouvrages imprimés le sont de moins en moins en lettres gothiques pour adopter
le style humaniste venu d’Italie : le romain. Garamont accompagnera pleinement
cette volonté politique.
Claude Garamont est né à Paris
d’un père certainement breton qui s’appelait Yvon Garamour, patronyme qui se
rencontre parfois dans le pays léonard. Son père travaillait déjà comme ouvrier
dans les ateliers d’imprimerie de la capitale et il plaça tout naturellement son
fils chez un maitre de cette corporation : Antoine Augereau, lui-même
ancien élève d’André Bocard, dont les lettrines historiées sont célèbres [3].
Dans un mémoire rédigé à la fin
de sa vie, en 1643, Guillaume Le Bé indique que les lettres romaines de bas de
casse utilisées à Venise par Alde Manuce furent imitées par les Français à
partir de 1480 environ ; il cite Antoine Augereau parmi les promoteurs de cette
innovation et signale qu'en 1510 Claude Garamont était son apprenti. Cette date
parait bien précoce, d’autant que le nom d’Augereau, en qualité d'imprimeur, n’apparaît
pour la première fois qu’en 1532, sur la première partie d'une traduction
d'Aristote par Sepulveda, publiée par Jean II Petit. L'année suivante, en 1533,
après le décès de son beau-père André Bocard et désireux de faire une carrière
d'éditeur indépendant, Augereau s'installe rue Saint-Jacques. Il est proche du
milieu réformiste, éditant, entre autres, le Miroir de l'âme pécheresse
de Marguerite de Navarre ainsi que d'autres ouvrages jugés hérétiques qui vont
le conduire au bûcher en 1534, lors de l’affaire des Placards.
Après la brutale interruption des
presses d’Augereau, Garamont se trouve sans maitre de stage. Il est possible
qu’il ait continué sa formation chez Simon de Colines, comme le croit Vervliet,
car cet imprimeur travaillait fréquemment en collaboration avec Augereau, à
moins qu’il ne soit devenu financièrement indépendant comme le pense Rémi
Jimenes car il est déjà marié, ce qui n’est pas autorisé aux apprentis, et il a
déjà les moyens financiers de racheter le matériel typographique d’Augereau.
Le métier de graveur et de
fondeur de lettres est un métier délicat qui demande des années d’apprentissage
et de pratique. Le plomb est un métal très tendre, qui ne supporterait pas la
pression d'une presse typographique. Aussi y ajoute-t-on de l'antimoine, afin
d'obtenir un alliage plus dur. Le mélange du plomb et de l'antimoine étant
incompatible, il faut rajouter de l'étain. Le plomb typographique est donc un
alliage d’environ 70 % de plomb, 25 % d'étain et 5% d'antimoine variable d’un
fondeur à l’autre. Mal dosé, le caractère typographique peut rétrécir en
refroidissant. Les Maitre-fondeurs sont donc très recherchés par les imprimeurs
et Claude Chevallon ou son épouse Charlotte Guillard, une des rares femme du
XVIème siècle à diriger une imprimerie [4],
recrute Claude Garamont dans l’atelier du Soleil d’Or vers le milieu des années
1530. Il exerce plus précisément dans une dépendance de l’atelier, une maison à
l’enseigne de la Queue de Renart, en face de St Benoist le Bétourné. Sans doute
que les clients, protes et correcteurs n’appréciaient guère les vapeurs de
plomb.
Le style des lettres Garamond est
reconnaissable entre tous, ce sont des types de la famille des garaldes d’une grande
finesse qui donnent une ligne fluide et équilibrée. Parmi les caractéristiques
uniques de ses lettres pour le romain, on trouve la petite panse du « a » ou le
petit œil du « e ». Cette police possède aussi l’avantage d’être économe en
encre. Mais c’est avec la police des lettres grecques que Garamont s’est fait
connaitre.
La Gravure des Grecs du Roy
s’inscrit dans un ambitieux chantier éditorial lancé par le conseiller du roi
Pierre du Chastel à la fin des années 1530 : Publier l’ensemble des textes
manuscrits de la Bibliothèque du Roi pour préparer la création d'un futur
collège royal. François 1er ordonne le 17 janvier 1539 la création d'une
imprimerie financée par le Trésor et spécifiquement dédiée à l'impression des
textes grecs. Il en confie la gestion à un humaniste d'origine allemande,
Conrad Néobar, qui exerçait jusqu'alors une activité de correcteur dans
l'imprimerie de Chrétien Wechel. Néobar devient ainsi le premier imprimeur
du roi en langue grecque. Grâce à la recommandation de l'aumônier du roi,
Jean de Gagny, Claude Garamont est chargé d'accompagner la création de cette
imprimerie : tous les caractères de Conrad Néobar seront ainsi fondus par ses
soins, il s’agit de lettres sur corps de Saint Augustin (l’équivalent d’un
corps 13) très largement inspirés d’un caractère gravé en 1532 par son maitre
Augereau. L’équipe est installée par le pouvoir royal dans l’hotel de Nesle,
situé sur les bords de Seine, face au Louvre, à l’emplacement où se dresse
aujourd’hui le pavillon ouest de la Bibliothèque Mazarine.
Néobar n’aura pas l’occasion de
faire un grand usage des poinçons de Garamont puisqu’il meure l’année même de
leur création et le titre d’imprimeur pour le grec passe à Robert Estienne,
tandis que la première police de Grecs est reprise par André Bogard, un neveu
de Charlotte Guillard. Garamont reçoit donc une nouvelle commande de caractères
dont le contrat précise qu’ils doivent imiter l’écriture d’un copiste crétois
recruté pour le projet : Ange Vegèce. Cette police est le chef d’œuvre de
Garamont
Pour illustrer les grecs du Roy,
voici un exemplaire de l’Histoire Romaine de Dion Cassius, publié en 1551 par
Robert Estienne. Entièrement en grec, excepté le titre, grec et latin, et
l'adresse de l'imprimeur, c’est un exemplaire de premier tirage du dernier
livre imprimé par Robert Estienne à Paris, avant son exil à Genève. Sur le
second tirage, le nom d'Estienne disparaît du titre. Il s’agit de l’editio princeps
de l'Epitome de Dion Cassius, composée par le moine Jean Xiphilin au XIème
siècle, elle constitue la seule source historique pour les livres LXI à LXXX de
Dion de Nicée, qui ont été perdus ; ils traitent des années 54 à 229 de
l'Empire Romain, couvrant la fin du règne de Claudius et l'avènement de Néron
jusqu'à la fin du règne d'Alexandre Sévère, en passant par les règnes de Galba
et Othon, Vespasien et Titus, Domitien, Nerva et Trajan, Hadrien, Antonin le
Pieux, Marc Aurèle, Commode, etc.
Nous retrouvons sur la page de
titre de cet ouvrage les mentions qui apparaissent sur tous les titres de la
série : L’indication que la copie imprimée provient directement d’un manuscrit
de la Bibliothèque du Roi, « Ex Bibliotheca Regia ». (Pour le Dion
Cassius, la mention est même rappelée par le doreur sur le titre au dos de la
reliure !). Son caractère exclusif est indiqué par la formule « Cum
privilegio regis », avec le statut de l’imprimeur (« Typographi Regii
») et l’origine de la typographie (« Regiis Typis »). La page de titre
comporte aussi la marque de l’imprimeur royal, un basilic, symbole qui joue sur
la traduction grecque du mot « Roi » (Basilius).
L'ouvrage est remarquablement
imprimé en Grecs du Roi, dans une fonte Gros-Romain 118 (équivalent à un corps
16), police achevée en 1543. C’est seulement en 1546 que Garamont termine la
gravure du deuxième corps de Grecs, un Cicero de corps 9, utilisé pour
l’impression du Novum Testamentum de Robert Estienne de 1546 qui décline
en très petit format les innovations graphiques précédentes.
Sur le plan esthétique les Grecs
du Roy constituent une réussite totale. Les lettrines mêmes sont une véritable
innovation sur le plan ornemental : « Dépourvues d’encadrement,
elles sont ornées d’un décor de rinceaux blancs exubérants déposé sur un fond
de même couleur. La lettrine affiche ainsi un ‘‘gris typographique’’ c’est-à-dire
un rapport entre le noir de l’encre et la blancheur du papier, identique à
celui du texte, créant une harmonie parfaite de la mise en page [5]».
Un document nous apprend que les
éléments décoratifs utilisés par Robert Estienne, « lettres grises et chapiteaux »
(Bandeaux) ainsi que les marques typographiques de l’imprimeur sont la
propriété du roi, au même titre que les poinçons et les matrices. Anna Baydova
a pu attribuer formellement certains éléments de ces décors au peintre Jean Cousin,
notamment les encadrements des Canons d’Eusèbe et du Novum Testamentum
de 1550. [6] Ce style bellifontain sera souvent imité pendant toute la seconde moitié du XVIème siècle.
Il est rare que j’achète un livre dans une langue que je ne
parviens pas à lire. J’ai fait une exception pour ce Dion Cassius pour une
seule raison : l’esthétique de la page.
Bonne journée,
[1] De
Garamont aux Garamond(s) une aventure typographique. Bibliothèque Mazarine
du 30 Septembre au 30 Décembre 2022.
[2] Rémi
Jimenes, Claude Garamont, typographe de l’humanisme. Avant-propos
d’André Jammes. Edition des Cendres, 2022.
[3] Voir
Yves Perrousseaux, Histoire de l’écriture typographique. Atelier Perrousseaux,
2005, p.153.
[4] Lire la
passionnante biographie que Rémi Jimenes a consacré à Charlotte Guillard :
Charlotte Guillard - Une femme imprimeur à la Renaissance – Préface de Roger
Chartier - Presse Universitaire François Rabelais, 2018
[5] Rémi
Jimenes op. cit. p. 149.
[6] Anna
Baydova, Illustrer le livre. Peintres et enlumineurs dans l’édition
parisienne de la Renaissance. Tours, Presse Universitaire François Rabelais.
(A paraitre)
mercredi 28 septembre 2022
Les Merveilles des Bains d’Aix en Savoye et autres très-excellentes sources thermales (1623)
En cette période de sécheresse
estivale, alors qu’il est loisible de traverser la Leysse à pied, il m’est
apparu rafraichissant de vous présenter un certain nombre de petits ouvrages
sur les bienfaits de l’eau en Savoie, eau que l’on boit sans modération depuis l’époque
des romains. Ce thème n’intéresse évidemment qu’une poignée d’érudits
savoyards, et encore pas tous, car il faut écarter d’emblée les amateurs de
vins de Cruet.
Le premier à s’être intéressé aux
bienfaits des eaux d’Aix est le docteur Jean Baptiste de Cabias, médecin
dauphinois, exerçant à Vienne puis à St Marcellin, qui se dit un jour qu’il
irait bien vérifier sur place la qualité des eaux qu’il prescrivait à ses
patients. Il entreprit le voyage, quittant sa province et son officine pour se
rendre à Aix-en-Savoye goutter l’eau des thermes, ne sachant leurs
propriétez et qualitez que par la coutume et usage familiers de ceux de ceste
province. Il s’installa à l’auberge de la Croix-Blanche de Juin à Octobre
1621 ou 1622, puis fit publier en 1623 son petit livre intitulé Les
Merveilles des Bains d’Aix en Savoye, ouvrage imprimé à Lyon par Jacques
Roussin.
Cabias fait un tour exhaustif du
sujet, divisé en 2 livres et 31 chapitres, où il décrit d’abord les lieux et la
forme des bains, puis la qualité et propriété de l’air, la méthode générale
pour prendre les Bains, Les remèdes nécessaires à ceux qui prennent les Bains,
puis il poursuit sur les diverses maladies que les eaux aident à soulager,
depuis la stérilité des femmes jusqu’à la surdité, en passant par toutes les
maladies de peau, la gale, la lèpre, la vérole, sans oublier la goute et la
sciatique.
L’homme est curieux, énergique
mais il se garde bien de vouloir pousser le temps par les espaules ni vivre
trop paresseusement en curieux et chercheur, car à l’époque il vaut mieux
être prudent et se garder de toute curiosité antireligieuse à vouloir trop
sonder et expliquer. Il s’excuse presque d’avoir recherché ce qu’il appelle le secret
des causes : C’est chose fort honnorable de scavoir ce que la nature nous
enseigne mais de passer outre et apostropher le Seigneur des Seigneurs, dire
beaucoup de ce qu’on ne peut rien scavoir, c’est vouloir trop entreprendre…. Petite
mise au point nécessaire pour éviter d’offenser les docteurs en théologie. Ce
passage rappelle toute la difficulté pour un médecin du 17ème siècle de faire
des observations de « chimiatrie » sur site.
A quelle école avait été formé
Cabias ? Il ne le dit pas et nous ne le retrouveons pas dans les registres des
universités de Lyon ou de Montpellier. Notre auteur est à la fois archéologue,
médecin, chimiste. Il est aussi l’un des premiers à décrire la beauté des
montagnes alentours, la douceur du site et à promettre aux malades de guérir
dans un cadre enchanteur.
Les Romains se servaient des eaux
d'Aix, comme des autres thermes en général, pour l’usage de la piscine et des
bains de vapeur. Il reste à Aix-les-Bains des vestiges de bassins antiques et
de conduits pour la vapeur. Après l'abandon des thermes romains, l'emploi des
eaux fut longtemps réduit à la grotte proche de la source de soufre qu'une
muraille divisait pour permettre aux-malades des deux sexes de venir s'y
baigner. Nous savons peu de chose sur les traitements administrés.
Il faut attendre Cabias et son
livre pour avoir une description détaillée de l’administration des soins. A son
époque, l’usage est aux bains, sudations et douches qu'on fait tomber « du
plus haut qu'on peut ». Le traitement par l'eau était pour le moins
énergique : Pour le séjour des
malades dans les bains, c'est d'une petite demi-heure, car tout aussitôt que le
coeur manque et qu'on abonde en sueurs sur le visage, il faut se faire porter
hors du bain, autrement on tomberait en syncope. Après le bain, se couvrir
d'une robe de chambre, se mettre dans une chaise, chacun se fait porter dans
son logis où l'on se couche dans un lit bien chauffé pour suer une demi-heure.
L’exemplaire présenté provient de
la bibliothèque du docteur Blanc, dispersée en 2010, et avant elle de la
bibliothèque du médecin lyonnais Marc-Antoine Petit avec son super-libris doré
sur le premier plat. Chirurgien-Major de l’Hôtel-Dieu de Lyon, membre du
conseil municipal, et de l’Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de
Lyon, il légua une partie de sa bibliothèque à la ville de Lyon.
Devenu rarissime, pour ne pas
dire introuvable, l’ouvrage manquait à la plupart des bibliothèques médicales bien
qu’il avait été réédité en 1688 [1] ;
aussi le docteur Léon Brachet décida, en 1891, de le faire réimprimer par
Ducloz à Moutiers en Tarentaise avec une préface et des notes bibliographiques
par Victor Barbier (1828-1898), le célèbre conservateur de la bibliothèque
municipale de Chambéry. C’est une copie page à page du texte original, sur beau
papier, l’auteur n’hésitant pas à reproduire à l’identique ou dans leur style les
lettrines gravées, bandeaux et culs de lampe. Le tirage est de 500 exemplaires,
tous numérotés.
Cet ouvrage marque le début d’une
longue suite de publications consacrées aux eaux d’Aix, parmi lesquelles nous
pouvons citer, parmi les principales, celles de :
1/ Jean Panthot : Brèves
dissertations sur l'usage des bains chauds et principalement des eaux d'Aix,
Lyon, Jacques Guerrier, 1700.
2/ Joseph Daquin: Analyse des
eaux thermales d'Aix en Savoye, dans laquelle on expose Les diverses
manières d'user de ces eaux, la méthode & le régime de vivre qu'il convient
de suivre pendant leur usage, & les différentes maladies pour lesquelles
elles sont employées ; avec plusieurs Observations qui y sont relatives, pour
en constater les propriétés. Chambéry, de l'imprimerie de M. F. Gorrin,
imprimeur du Roi, broché de l'épitre au Roi, de la préface et des
préliminaires. Edition originale selon Quérard mais il existe des exemplaires à
la date de 1772, avec la même pagination mais dont le faux titre et le titre
sont différents.
Le médecin savoyard Joseph
Daquin, outre son statut de créateur de la médecine psychiatrique dite
aliéniste, présente un intérêt tout particulier pour le thermalisme car c’est
en constatant la méconnaissance des eaux thermales et leur prescription aveugle
qu'il a décidé de mettre en œuvre ses recherches et de proposer son analyse.
Il évoque notamment dans cet
ouvrage les thermes romains qui furent redécouverts par hasard l'année de la
publication de son étude. Sa thèse, fort rare, établie scientifiquement la
qualité des eaux d'Aix et leur prépondérance.
L’ouvrage sera republié sous le
titre Les Eaux thermales d'Aix dans le département du Mont Blanc, Chambéry,
Cléaz 1808.
3/ Socquet, Analyse des eaux thermales d'Aix (en Savoie), département du Mont-Blanc, Chambéry Cleaz, 1802.
4/ Constant Despine : Manuel
de l'Etranger aux eaux d'Aix ; Annecy, Burdet, 1834.
Si les eaux d’Aix font
merveilles, ce ne sont pas les seules car il faut compter aussi sur les vertus
des eaux de Challes et de la Boisse, pour rester dans les environs de Chambéry.
Celles de la Boisse retiennent
l’attention des bibliophiles en raison de la longue polémique qu’elles
déclenchèrent au sujet de leurs bienfaits supposés. Il est difficile d’imaginer
aujourd’hui, dans la banlieue industrielle de Chambéry, cette source qui
coulait inlassablement au pied d’une colline boisée. Elle aurait pu changer le
destin de la cité des ducs, faisant de Chambéry une station thermale capable de
rivaliser avec Challes-les-Eaux ou Aix-les-Bains.
Déjà, en 1738, le docteur
François Grossy, ami de Mme de Warens, protectrice du jeune Jean-Jacques, la
conseillait à ses patients. Dix ans plus tard, son disciple, le docteur Fleury,
la prescrit aux soldats de l'armée d'occupation espagnole. Très vite, la rumeur
se répand dans les chaumières.
L'eau de la Boisse a le don de
prévenir plus d'un malaise, de dissiper plus d'une migraine, de guérir plus
d'une langueur et de rétablir dans leur état normal les nerfs agacés, chuchotent
les habitants.
Coquettes et dandys en font un remède à la
mode jusqu'à ce que Joseph Daquin démente les qualités de cette eau qu'on
croyait ferrugineuse. S'appuyant sur une expérience, il déclare formellement
que cette eau au goût dur, terreux, rebutant, ne contient aucun principe
minéral, pas même de fer, et la couleur rouille déposée sur les pierres par la
source est commune à tous les endroits par où s'écoulent les marais.
Sur ordre du roi à Turin,
l'intendant Vacca fait exécuter des travaux de soutènement et achète le terrain
en 1778. Mais, bientôt, la polémique divise le monde scientifique. En 1830, les
travaux de deux pharmaciens confirment scientifiquement les qualités minérales
de l'eau, qu'ils comparent à celle de Spa et d'Evian. Présentée aux expositions
de Turin et de Paris, elle ne sera jamais exploitée. L'enthousiasme retombe peu
à peu. Et son existence se perd dans les tréfonds de l'oubli. Seuls subsistent
une suite de petits ouvrages, difficiles à réunir, qui sont cités en partie par
l’Abbé Grillet :
1/ Lettre adressée au docteur
Daquin sur les eaux de la Boisse par M Despines père. 1777
2/ Analyse des eaux de la Boisse
par M Daquin. Chambéry ,1777, in-8
3/ Boessia salutifera en vers
latins et français par Mr François Marie Thérèse Panisset professeur de
rhétorique et préfet des Etudes du collége de Chambéry, 1778, in-8.
4/ Lettres sur les vertus des
eaux ferrugineuses de la Boisse près de Chambéry, écrite à M Potôt professeur
du collège de médecine de Lyon par M Fleury proto-médecin de la province de
Savoie. Chambéry, chez J Lullin, 1778 in-8. Seconde édition, augmentée des
Observations sur les Cures opérées par ces Eaux. (La première édition est
inconnue)
5/ Lettre contenant l'analyse des eaux de la Boisse et quelques réflexions sur cette analyse pour servir de réponse à la brochure de M. Fleury, exerçant le Proto-Médicat de Savoie à Chambéry. Lyon, Regnault 1778. In-8 de 46 pp (1) f bl - 69 pp., (3) pp (Dern.p. bl.)
6/ Lettre contenant l’histoire et un essai d’analyse des eaux de la Boisse pour servir de réponse à M Chastaignier de Lyon par M Boisset fils. Turin, chez Briolo, 1779, In-8 de 46 pp (1) f bl - 70 pp., (1) f
7/ Analyse des eaux de la Boisse près de Chambéry, faite à l'invitation de M. Fleury, docteur de Montpellier & de Turin, représentant le magistrat du proto-médicat dans la ville de Chambéry & province de Savoye... par M*** (Tissier). Chambéry, Gorrin, 1779. In-12 de 30 pp. L'auteur, François -Marie Tissier, dit Tissier père, était Maître en pharmacie de la ville de Lyon.
L’abbé Grillet ne cite pas
l’ouvrage de Chastaignier ni celui de Tissier. Il est étonnant de constater le
nombre de publications que déclencha les supposée vertus d’une source qui ne
fut jamais exploitée !
Il y eut tout autant de brochures sur les bienfaits des eaux de Challes, petite station thermale aux portes de Chambéry, fief des comtes de Challes puis des Millet de Challes. En 1792, la Savoie se rallie à la Révolution, provoquant l’exil volontaire du marquis de Milliet. Leur château fut alors racheté par l'ancien intendant du marquis, nommé Balmain. Son gendre, Louis Domenget, médecin du Roi et de la famille royale en Savoie, professeur de médecine, de chimie et de botanique découvrit, lors d’une promenade le 11 avril 1841, une source d’eau sulfureuse qu’il étudia, expérimenta et fit connaître au monde savant.
Cette découverte a complètement
changé le devenir du village voisin qui s’appelait alors Triviers. C’était
jusqu’alors une petite commune rurale pauvre, qui avait du mal faire face à ses
dépenses (au début du 19ème siècle, elle n’est pas capable de payer les travaux
de l’église ni le curé). L’exploitation des eaux thermales va amener la commune
à se développer avec la construction de nombreux hôtels et pensions, d’une
ligne de tramway vers Chambéry, etc. Pour être plus attractive pour les
touristes, la commune demande à changer de nom dès les années 1860. C’est ainsi
que Triviers devint Challes-les-Eaux par un décret du 12 février 1872.
Louis Domenget a fait publier plusieurs opuscules sur les caractéristiques de la source, dont le Nouveau recueil de faits et observations sur les eaux de Challes en Savoie (Chambéry, Puthod, 1845) et dix ans plus tard ses Considérations sur les eaux Minérales naturelles, sulfureuses, alcalines, iodurées, bromurées, glairineuses de Challes en Savoie près Chambéry (Chambéry, Imprimerie Nationale, 1855). Un exemplaire de présent du Nouveau Recueil fut offert au roi d’Italie, Victor-Emmanuel II de Savoie. Pour l’occasion l’opuscule in-8 fut imprimé au format in-folio et habillé d’une reliure aux armes de la Maison de Savoie, donnant ainsi des marges disproportionnées à l’exemplaire.
De cette longue énumération de
titres, force est de conclure que les sources thermales de Savoie ont fait presque
couler plus d’encre qu’elles ne débitent d’eau !
Bonne Journée,
Textor
[1] Cabias,
Les Vertus merveilleuses des Bains d'Aix en Savoie, 1688 - Cette édition est
presque aussi rare que l'édition originale de 1623 (Guilland, Bibliographie
d'Aix). On en connaît quatre exemplaires conservés dans les dépôts publics :
BnF, BM Lyon, Chambéry et Iéna.