lundi 1 mai 2023

Une vente aux enchères à la Librairie Giraud-Badin en Mai 1933

 

Il fut une époque où les bibliophiles, peut-être plus chanceux ou plus riches qu’aujourd’hui, parvenaient à se constituer des collections de livres anciens qu’il serait bien difficile de réunir aujourd’hui. Illustration !

Première de couverture du catalogue Giraud Badin. Exemplaire Langeard



Un bibliothécaire amoureux des livres en fut le témoin et il a suivi minutieusement au cours de sa vie les grandes ventes européennes. Il s’appelait Paul Langeard (1893-1965). Ancien élève de l'Ecole des chartes, sa surdité presque complète l'empêcha de postuler une charge officielle, il devint donc bibliothécaire de la magnifique collection du bibliophile Marcel Jeanson. Le fond Jeanson était formé de l'ancienne collection d'Henri Gallice d'Epernay, achetée en bloc à la mort de celui-ci et qu'il augmenta et enrichit considérablement [1]. Paul Langeard dressa le catalogue des livres et manuscrits de Marcel Jeanson. Ses vastes connaissances, surtout dans le domaine de l'histoire et de la paléographie, sa précision, sa mémoire (indispensable avant internet) et son goût prononcé pour la bibliophilie lui permirent d’acquérir des ouvrages fort curieux, comme ce roman picaresque espagnol inconnu de 1706, qui offre entre autres de curieux tableaux de la vie des étudiants dans l'ancienne université d'Alcalà de Henares à cette époque. Langeard fit l'analyse du manuscrit dans la Revue hispanique [2].

Il faisait aussi bénéficier de son savoir plusieurs libraires parisiens qui ne manquaient pas de le tenir au courant des ventes et lui transmettaient leurs catalogues dont il conservait les plus beaux exemplaires.

Pour une raison inconnue, le reliquat de la propre bibliothèque de Paul Langeard fut dispersé à Cherbourg au début des années 2000 et je mis la main sur deux « manettes » (ou cartons de livres en vrac sans valeur marchande). C’est ainsi que j’ai récupéré un ensemble de catalogues de bibliothèque et de ventes aux enchères couvrant sans doute une bonne partie de l’activité de notre collectionneur, tels que le Répertoire Général de la Librairie Morgand et Fatout (1882), des catalogues Giraud-Badin, Emile Nourry, Ulrico Hoepli, les suppléments aux catalogues d’Anatole Claudin, etc…

C’est le catalogue d’une vente Giraud-Badin de 1933 qui a justifié ce billet, mon attention ayant été attirée par quelques lots qui méritent d’être mentionnés, et dont je me demande bien où ils peuvent se cacher aujourd’hui.





Quelques pages du catalogue

La vénérable librairie Giraud-Badin, située aujourd’hui à l'angle de la rue de Fleurus et de la rue Guynemer est une institution crée en 1917. Elle a joué un rôle éminent dans les domaines de l’expertise du livre ancien et de la bibliographie savante.

Son fondateur en fut Louis Giraud, né en 1876 dans une famille de médecins lyonnais. Il ouvre sa librairie à Paris, 69 avenue Mozart, sous le double nom de son père (Giraud) et de sa mère (Badin). Le 1er février 1919, il entre à la librairie d’Henri Leclerc[3], successeur de Léon Techener dont le père, Joseph, avait fondé en 1834 le Bulletin du bibliophile. En janvier 1923, il succède à Henri Leclerc, qui lui transmet en même temps le Bulletin, alors dirigé par Fernand Vandérem. Dès 1921, il s’attache H. Émile-Paul (1870-1959), fils de l’expert propriétaire des salles Silvestre devenus des Bons-Enfants et éminent bibliographe, qui fera toute sa carrière au sein de la librairie.

Louis Giraud reprend surtout alors la fonction d’expert dans les ventes publiques, tradition venue des librairies Techener et Leclerc.  Durant vingt-cinq ans, il sera l’animateur éclairé de 438 ventes publiques, parmi lesquelles celles de nombreuses bibliothèques aux noms restés fameux : Sarah Bernhardt, Bethmann (1923), le comte de Suzannet (1923-1938), Armand Ripault, Eugène Renevey (1924), Marcel Bénard, Georges-Emmanuel Lang (1925), Hector de Backer, comte Foy (1926), Gabriel Hanotaux, château de la Roche-Guyon (1927), Edgar Mareuse (1928), Dr P. Portalier (1929), Pierre Louÿs (1930), L.-A. Barbet, George Blumenthal, le duc Robert de Parme (1932), duchesse Sforza, Maurice Escoffier (1933), Lucien Gougy (1934), Mme Théophile Belin (1936), Georges Canape, comte Greffulhe (1937), Fernand Vandérem (1939-1940), Chadenat (1942-1950), Marc Merle (1945), Achille Perreau (1946), etc.

C’est donc la collection de Maurice Escoffier qui fut dispersée ce 18 Mai 1933 [4] par le ministère de Me Edouard Giard. La table des provenances qui termine le catalogue donne le tournis : 105 noms d’anciens possesseurs pour 154 lots ! La Vallière, Mazarin, Racine, Montaigne, Pompadour, Maintenon (Mme de), Rahir, Renouard, Firmin-Didot, Pixerecourt, Yemeniz…

En voici quelques extraits choisis de manière très arbitraire :

-         Le Grand Ordinaire de Chrétiens de Jehan Trepperel, vers 1505.

-         Une série de dix éditions originales des Caractères de La Bruyère en reliure uniforme de maroquin doublé, mais de couleurs différentes.

-         Le Discours sur la Religion des Romains de Du Choul, exemplaire provenant de la « librairie » de Montaigne avec son ex-libris.

-         Dix exemplaires des Essais dudit Montaigne dans les éditions Millanges 1582, Langelier 1588, la dernière revue du vivant de l’auteur, celle de 1595 revue par Mademoiselle de Gournay, etc.

-         Six pièces de Pierre Corneille en éditions originales reliées ensemble aux armes du collège de Rennes.

-         Le Grand Térence en Françoys imprimé à Paris par Guillaume de Bossozel, 1539, aux armes du duc de la Vallière. 

Pour ma part, je me serais contenté de me porter acquéreur du modeste petit ouvrage formant le lot 143, dont la page de titre et la reliure sont reproduites dans le catalogue : Les Œuvres de François Villon, reveues et remises en leur entier par Clément Marot, distique dudit Marot, « Peu de Villons en bon scavoir, trop de Villons pour décevoir », chez François Regnault s.d. vers 1540.

Page de titre du Marot, 1540

Maurice Escoffier était connu pour sa collection remarquable de livres de cuisine et de gastronomie. Né en 1878, il était le fils d'Auguste Escoffier, le célèbre chef français et auteur de nombreux livres de cuisine. Maurice Escoffier a poursuivi l'héritage culinaire de sa famille en devenant lui-même un expert de la gastronomie et de l'histoire de la cuisine.

Cette collection fut dispersée également en Mai 1933 lors d'une vente aux enchères organisée par la maison de vente parisienne Georges Petit. Aucun livre de cuisine ne figure dans le catalogue Giraud-Badin. Sans doute que Maurice Escoffier avait choisi de séparer sa collection en fonction des centres d’intérêt des acheteurs.

Paul Langeard assista à la vente Giraud-Badin. A-t-il remporté quelques lots pour son riche commanditaire ou pour lui-même ? Le catalogue ne le dit pas. Il n’a pas non plus mentionné le prix atteint par les enchères [5] ; Seul figurent quelques noms en marge mais pas le sien. C’est une habitude qu’il avait prise de donner en marge des catalogues le nom de l’acquéreur présent dans la salle, plutôt que le prix de l’enchère, signe que le petit monde des bibliophiles se connaissaient bien, avant l’anonymat des téléphones et des ventes en ligne.

Bonne Journée,

Textor



[1] La collection Jeanson fut dispersée pour partie à Monaco dans les années 90 et pour partie en 2001 par la SVV Claude AGUTTES avec l’expertise d’Emmanuel de Broglie, Cabinet Revel (Paris)

[2] Revue hispanique, LXXX, 718-22.

[3] Sur ce libraire, voir l’excellent article de Jean-Paul Fontaine dit le Bibliophile Rhemus in Histoire de la Bibliophilie: Essai de biographie du libraire parisien Henri Leclerc (1862-1941) (histoire-bibliophilie.blogspot.com)

[4] Paris Giraud-Badin 1933 In-4 de 95 pp., br. ‎Reference : 855. ‎154 numéros, planches en chromolithographie h.t.

[5] Deux exemplaires de ce catalogue sont actuellement en vente, le premier par la librairie Frits Knuf Antiquarian Books, Lavardin, France, le second avec les prix reportés au crayon, est proposé par la librairie Jeanne Lafitte, Marseille.

vendredi 28 avril 2023

Quelle est la véritable édition originale des Confessions suivies des Rêveries d’un Promeneur Solitaire de Jean-Jacques Rousseau ?

« Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et qui n'aura point d'imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus ; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu. »

Un exemplaire de l'édition originale dans sa reliure d'époque

Page de titre du tome Premier

Chapitre premier des Confessions

Confessions, Livre 2

Les Confessions, première grande autobiographie des temps modernes [1], comprend 12 livres et fut publiée en 2 fois : les 6 premiers livres en 1782 et les suivants en décembre 1789.

L’idée de publier l’ensemble de ses ouvrages dans une édition collective et d’y insérer des mémoires en forme d’auto-défense pour régler ses comptes avec ses détracteurs a cheminé lentement dans l’esprit de Rousseau. Il en forma le projet dès 1762 alors qu'il était en exil à Môtiers, en Suisse. Son intention était de se livrer sans retenue, comme personne ne l’avait fait jusque-là, en racontant sa vie avec honnêteté, sans cacher ses faiblesses, ses erreurs et ses contradictions.

Cet ouvrage a marqué un tournant dans l'histoire de la littérature et de l'autobiographie, en introduisant une nouvelle forme de récit personnel, plus subjective et introspective, et il a influencé de nombreux écrivains.

Quant aux Rêveries d’un Promeneur Solitaire, qui suivent les Confessions dans l’exemplaire présenté, nous en recherchions une version ancienne, si possible originale, depuis longtemps. Les dix « Promenades » qui composent les Rêveries ont été écrites au jour le jour, sans ordre préétabli, au hasard des rencontres, des méditations, des souvenirs. De toutes les œuvres de Rousseau, c’est celle qui est la plus proche de nous, celle qui semble bien demeurer comme le véritable chef-d’œuvre de l’auteur.

On ne finirait pas d’énumérer les œuvres où l’influence du Rousseau des Rêveries fut déterminante. C’est elle qu’on retrouve chez son disciple le plus direct, Bernardin de Saint-Pierre ; c’est elle qui détermine (ainsi que les Souffrances du jeune Werther de Goethe) Chateaubriand à écrire René. Tous les poètes romantiques français subirent l’influence de Rousseau, depuis les Méditations poétiques de Lamartine aux Feuilles d’Automne de Victor Hugo.

Page de titre du tome Second

Première page des Rêveries d’un Promeneur Solitaire

Mais pour revenir à l’histoire éditoriale de ces deux textes, tout débute donc dès 1764, quand Marc-Michel Rey, l’éditeur attitré de Rousseau, basé à Amsterdam mais genevois comme lui, se voit proposer par l’auteur de publier l’ensemble de ses œuvres et d’y adjoindre en supplément une autobiographie. Rey avait rencontré l'écrivain à Genève en 1754, et dans les dix années qui suivirent, il avait publié la première édition de toutes les œuvres majeures de Rousseau, sauf l’Émile. La tache était ambitieuse et Rey hésita. Finalement, le projet d’une édition collective publiée par Rey ne vit pas le jour.

Pour autant Rousseau avait déjà rédigé quelques chapitres des Confessions et en lisait des extraits dans les cercles parisiens. Il arrêta lorsque la police, à la demande de Madame d'Épinay, l'en pria par crainte de voir dénigrer de trop nombreux ennemis. Ainsi pendant presque deux décennies les Confessions restèrent sous forme de manuscrit dont tout le monde parlait sans les avoir jamais lues.

Au lendemain de la mort de Jean-Jacques Rousseau, le 2 juillet 1778 à Ermenonville, le marquis de Girardin s'empressa de recueillir tous les manuscrits de son illustre ami, dans l'intention de les publier au profit de sa veuve. À la fin de juillet 1778, il se mettait en relation avec le Neuchâtelois Du Peyrou, détenteur d'une grande partie des manuscrits que Rousseau avait envoyés d'Angleterre, alors qu'il se croyait victime d'un complot. Le 4 octobre, Girardin adressait à Du Peyrou un état des manuscrits qu'il avait rassemblés. Dans un premier temps, pas plus Girardin que Du Peyrou ne mentionnèrent l'existence des Confessions dans les papiers dont ils avaient la garde. Girardin informa l’éditeur Jean-Michel Rey que le manuscrit était à l'étranger.

Nous connaissons aujourd’hui trois manuscrits des Confessions écrits de la main de l’auteur. Le plus ancien, conservé à Neuchâtel, fut rédigé entre 1764 et 1767. On y retrouve une version des livres I à IV, de même qu’un long texte introductif, connu sous le nom de « Préambule du manuscrit de Neuchâtel ». Cette préface, qui fut entièrement supprimée dans les manuscrits suivants, est précieuse en ce que l’auteur décrit les motifs de son entreprise. On ne sait pas exactement pourquoi il la supprima ensuite mais la plupart des éléments abordés dans le préambule du manuscrit de Neuchâtel sont repris à d’autres endroits du texte définitif. Le préambule définitif, beaucoup plus bref apparaît dans les deux autres manuscrits, celui de Paris et celui de Genève, rédigés par Rousseau simultanément de 1768 à 1771. Ce travail de copie, effectué par l’auteur lui-même en même temps que la rédaction des livres V à XII, est motivé par la crainte qu’avait Rousseau que ses ennemis, de peur d’être compromis par ses aveux, ne substituent ses papiers. Le manuscrit de Genève, réparti en deux cahiers selon la même division que le texte définitif – la Première partie comportant les livres I à V, la Deuxième, les livres VI à XII – est celui que Rousseau destinait à la publication. Il le remit, à cet effet, à son ami Paul Moultou, en mai 1778, avec pour instruction de ne le publier que longtemps après sa mort et celle des autres personnes mises en cause par son récit.

Les Rêveries, Dixième Promenade

Les exécuteurs testamentaires ne suivirent pas cette volonté et les six premiers livres des Confessions, jugés sans doute moins sulfureux que la suite, furent donc publiés à Genève, par la Société typographique, sans doute en Janvier ou Février 1782, quatre ans après la mort de l’auteur.

La réaction de Goethe fut enthousiaste. Il écrivit à Charlotte von Stein le 9 mai 1782 :

« Ma mère m’a envoyé la belle édition de Rousseau récemment publiée à Genève. Les Confessions y sont. Je n’en ai consulté que quelques pages, ce sont des étoiles scintillantes ! »

La manière dont il en parle laisse penser qu’il avait en main l’une des éditions collectives car les Confessions et les Rêveries figurent dans les tomes X (pour l'édition in-4), XIX et XX (pour l'édition in-8), XX et XXI (pour l'édition in-12) de la collection des Œuvres Complètes et les tomes VIII et IX des Œuvres Posthumes, toutes datées de Genève MDCCLXXXIII (1782).

En effet, la Société Typographique de Genève mis sous presse plusieurs éditions simultanément en 1782. Elle envisageait de publier une édition in-quarto illustrée pour les connaisseurs, une édition in-octavo non-illustrée pour un public plus large, tandis qu’une édition in-12 devait rester en réserve pour contre-attaquer les inévitables pirateries. L’édition in-quarto prit un peu de retard à cause de la livraison tardive des gravures et comme le public attendait impatiemment la parution des Confessions, La Société Typographique en fit une édition séparée, au format in-8, sans gravure. C’était aussi une façon de rentabiliser cette opération couteuse et d’avoir l’avantage sur les contrefaçons qui allaient nécessairement voir le jour.

Laquelle de toutes ces productions peut être qualifiée d’édition originale des Confessions ?

Tchermézine, 1927-1933. (Ex. BM de Rennes)

Le débat fut vif et la réponse longtemps incertaine mais il est aujourd’hui convenu de donner la priorité, selon toute vraisemblance, à l’édition séparée en deux tomes de format in-8 [2]. Elle porte comme titre Les Confessions de J.J Rousseau, suivies de Rêveries du Promeneur solitaire, avec l’indication Genève et la date de 1782 sur les titres, sans référence à un numéro de tome ou comme supplément d’une édition collective. Elle est imprimée en gros caractères (d’où son nom d’édition en gros caractère) ; le tome I se compose de 2 ff. lim. n. ch. pour le faux-titre et le titre et de 471 pp. ch. ; le tome II de 2 ff. lim. n. ch. pour le faux-titre et le titre et de 279 + 300 pp. ch. (pour les Rêveries) – toutes caractéristiques présentes dans l’exemplaire présenté dans l’illustration de cet article. [3]

Les livres VII à XII des Confessions ne seront publiés qu’en décembre 1789 mais au format in-4. Il n’existe donc pas d’édition originale séparée des 12 livres des Confessions de format identique. La première édition complète de l’ouvrage, dans laquelle sont rétablis les noms et les épisodes supprimés en se basant cette fois sur le Manuscrit de Paris, parut en 1798 et connut douze rééditions parisiennes avant 1824. Le manuscrit de Neuchâtel fut publié pour la première fois en 1909 par les Annales de la société Jean-Jacques Rousseau et se trouve aujourd’hui dans le tome premier des Œuvres complètes de Rousseau dans la Pléiade.

Une autre question demeure en suspens : existe-t-il plusieurs tirages ou des contrefaçons de l’édition en gros caractères ?

Avenir Tchémerzine pensait que l’édition originale était celle du supplément de l’édition collective, mais il avait un doute et a marqué sa proposition d’un point d’interrogation. La réédition de la Bibliographie des éditions originales et rares d'auteurs Français complétée avec les notes du libraire Lucien Scheler apporte quelques précisions. Il est mentionné que l’édition séparée se reconnait à ce que le fleuron sur les titres représente une urne, le bandeau gravé sur bois en tête du texte de chaque volume est un paysage et les culs de lampe sont soit des groupes de maisons, soit une sphère traversée d’une flèche. Et il est ajouté qu’une contrefaçon assez proche par sa collation de cette édition originale se reconnaîtra aisément à ce détail que le fleuron sur les titres au lieu d’être une urne est une rose. D’autre part, si la collation du tome I est identique à celle de l’originale, le texte du tome II compte 280 + 295 pp. ch. Au lieu de 279 + 300.

Cette affirmation a mis le doute dans l’esprit de quelques libraires sérieux comme Camille Sourget qui proposait à la vente un exemplaire tout à fait semblable au nôtre c’est-à-dire qui possède la collation de l’édition en gros caractère (2) ff.- 471 pp. (2)ff. 279 + 300 pp. mais dont le fleuron du tome 1 est une rose et le fleuron du tome 2 une urne.

Camille Sourget avançait donc l’hypothèse que « les deux volumes du présent exemplaire reliés à l’époque chez l’éditeur même nous amène à penser que cette contrefaçon pourrait être un second tirage de l’originale puisque le fleuron de titre du tome Ier est ici une rose tandis que le fleuron de titre du tome second est bien une urne. Nous avons donc le tome premier en second tirage ou contrefaçon et le tome second en premier tirage de cette fort rare édition originale de 1782 imprimée en gros caractères en deux tomes à Genève. »

Cette conclusion paraissait logique, pourtant tous les exemplaires qualifiés d’édition originale dite en gros caractères que nous avons pu consulter présentent cette même particularité d’une rose sur le tome premier et d’une urne sur le tome second, en ce compris l’exemplaire accessible en ligne sur Gallica. Nous n’avons pour l’instant rencontré aucun exemplaire avec une urne sur les deux tomes. Il faut donc conclure que ce n’est pas le fleuron qu’il convient de prendre en compte pour reconnaitre une contrefaçon mais le nombre de pages des tomes. Il parait peu vraisemblable que seule la contrefaçon (ou un second tirage) du tome premier ait subsisté.

Mais nous savons que les bibliophiles rêvent toujours d’atteindre l’inaccessible exemplaire, il ne reste donc plus qu’à localiser un tome premier des Confessions paru à Genève en 1782 avec une urne comme fleuron sur la page de titre….

Bonne Journée.

Textor



[1] P. P. Clément, Dictionnaire des Œuvres ; En Français dans le texte, 162. 

[2] Les travaux en lien avec les commentaires publiés dans la livraison de juin 1782 du Journal Helvétique montrent bien que cette édition séparée dite « en gros caractères » est bien la toute première. Cf F. Michaux  L'Édition originale de la première partie des "Confessions" de J.-J. Rousseau in Revue d'Histoire littéraire de la France, 35e Année, No. 2 (1928), pp. 250-253). Il donne Février 1782 pour la 2ème livraison des Œuvres Posthumes, Mars 1782 selon un prospectus accompagnant la 3ème livraison des Œuvres complètes et sans doute Janvier ou Février pour l‘édition séparée parue quasi- simultanément avec la 2ème livraison des Œuvres Posthumes.

[3] Voir les travaux de Bernard Gagnebin pour l’édition de la Pléiade. Voir aussi : Birn Raymond. Rousseau et ses éditeurs. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 40 N°1, Janvier-mars 1993. Comportements et sensibilités dans la France du XVIIIe siècle. pp. 120-136.


mercredi 8 mars 2023

Une édition lyonnaise des Angoysses Douloureuses Qui Procèdent d’Amours de Dame Hélisenne de Crenne (1539)

Un roman de chevalerie dont le héros est une femme, adultère de surcroit, et qui s’exprime à la première personne, voilà qui n’est pas banal dans la littérature du XVIème siècle. L’œuvre constitue un mélange curieux qui oscille entre le roman d’amour et le classique récit de paladins. Il est classé parmi les romans sentimentaux, genre alors en vogue à Paris et à Lyon dans les années 1520-1530 [1]. Ce sont souvent de traductions d’œuvres italiennes ou espagnoles, comme la Flammette de Boccace, l’hystoire des deux parfaictz amans de Piccolomini, édition parue chez Denys Harsy en 1537, ou encore la Prison d’Amour de Diego de San Pedro. (Arnoullet, 1528).

Bien qu’inspiré de ces récits, L’ouvrage intitulé Les Angoysses Douloureuses Qui Procèdent d’Amour entrent difficilement dans une classification figée. Le paradoxe tient à ce qu’il emprunte nombre de ses procédés d’écriture à des textes antérieurs sans explorer une voie parodique. L’ouvrage se présente comme un antiroman sérieux, selon l’expression de Pascale Mounier [2]. Tout en affichant son appartenance au genre sentimental, il met ainsi à distance les traditions italienne et espagnole en même temps que la veine chevaleresque nationale. Jean-Philippe Beaulieu [3] émet l’idée qu’il s’agirait davantage d’un protoroman psychologique que d’un roman sentimental, ce qui nous semble assez juste. 

Feuillet Aiii, commencement du livre 1

La trame narrative est divisée en trois parties fort différentes. Dans la première partie du roman, Hélisenne est la narratrice et détaille ses tourments. C’est une jeune femme mariée trop jeune, qui tombe amoureuse d’un jeune homme de condition inférieure nommé Guenelic. Face à un mari jaloux qui l’accuse d’adultère et la bat, Hélisenne trouve refuge dans sa chambre où elle consigne par écrit ses réflexions et ses angoisses afin que son expérience serve d’exemple et que d’éventuels lecteurs se puissent conserver et garder que la sensualité ne domine la raison. Du mari, on ne connait ni le nom ni le prénom, il est vidé de tout individualité par la narratrice. 

Bien que très inspirée de la Flamette de Boccace, (L’epistre dedicative de Dame Helisenne est ainsi une simple réécriture du prologue italien) cette partie est la plus intéressante : Depuis sa prison, elle défend l’idée de pouvoir vivre librement. C’est une écriture de la réclusion qui commence dans la chambre de la Dame et se poursuit dans la grosse tour du château de Cabasus où son mari l’a enfermé pour contrôler son appétit vénérien. Il faut dire qu’Hélisenne avait aggravé son cas en ne cachant pas ses sentiments. Si le mari avait des soupçons, ils lui furent amplement confirmés par les propres écrits de son épouse qui reconnait n’avoir pas cherché à s’en cacher : Je n’euz la considération de cacher mes escriptures par lesquelles estoyent exibées et bien amplement déclairées toutes les fortunes bénévoles et malevoles qui m’estoyent advenues depuis que Cupido avoient sur moy domination et seigneurie.

Les rencontres des amants sont furtives, dominées par la peur d’être surpris, limitées à des échanges de regards ou de lettres. Hélisenne décrit en une image suggestive leur seul contact physique : Il venoit de passer si près de moy qu’il marchoit sur ma cotte de satin blanc. J’étois fort curieuse en habillemens, c’estait la chose où je prenaye singulier plaisir, mais au contraire, vonluntairement et de bon cueur j’eusse baisé le lieu où son pied avoit touché.

Pourtant, ne croyez pas que tout soit rose entre Hélisenne et Guenelic. Si Hélisenne se plaint amèrement de sa condition de captive, elle se plaint tout autant de son amant. En effet Guenelic s’est quelque peu vanté d’avoir séduit la belle. Elle l’apprend, se dit calomniée et l’accuse alors de tous les maux :

Ô inique et méchant jouvenceau, Ô ennemi de toute pitié, Ô miserable face simulée, parolle en fraulde et dol composée, sentine de trahisons, sacrifice de Proserpine, holocauste de Cerberus, scaturie d’iniquité, qui incessamment pullule : regarde comme présentement ta pestiféré langue (membre diabolicque) dissipante de tous biens, consumatrice du monde, sans occasion s’efforce de denigrer et adnichiler ma bonne renommée [4]. 

Chapitre XXII, Exclamation piteuse d’Hélisenne contre son ami.

Le thème de la calomnie et du mensonge revient à différentes reprises dans le récit. Hélisenne se dit victime des faulx relateurs et des dénonciateurs dont on ne saisit pas clairement de qui il s’agit et en quoi consiste la médisance. Ce personnage dénonce les amants, porte de mauvaises nouvelles pour leur nuire par intérêt, jalousie ou pure méchanceté. Le traitement allégorique de la calomnie est une lointaine réminiscence du personnage de Male Bouche le losengier dans le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris.

Cette première partie se termine peu après l’emprisonnement d’Hélisenne au château de Cabasus.

 A la fin de la dédicace A toutes Honnestes Dames, 
un bois représente une femme tenant une bague.

L'épître dédicatoire aux lectrices

Dans une seconde partie, la parole est donnée à l’amant Guenelic. Le titre précise que le récit est composé par Dame Hélisenne parlant en la personne de son ami ; il relate ses aventures, vécues avec son compagnon Quézinstra, afin de libérer Hélisenne. Ce livre met l’accent sur l’activité chevaleresque et n’évite aucun cliché du genre, ce qui contraste avec l’influence du roman sentimental relevée dans le premier livre. Si la première partie s’inspirait de la Flamette la seconde se rapproche du Peregrin. On assiste donc à de nombreux combats, tournois et prouesses où l’action est privilégiée. Toutefois, comme Guenelic est aveuglé par ses sentiments pour Hélisenne, le récit est ponctué de longues discussions sur l’amour.

La troisième partie est aussi narrée par Guenelic et décrit une nouvelle série d’aventures chevaleresques qui ne paraissent pas vraiment différentes de celles de la seconde partie, à ceci près que l’enchainement des situations aboutit finalement à la réunion des amants. En effet, Hélisenne est délivrée de sa prison par Guenelic, mais consécutivement au combat provoqué par son départ, Hélisenne trouve la mort ce que Guenelic ne pourra pas supporter ; il connaîtra également une fin tragique. Les deux amants finissent par se retrouver dans l’au-delà, aux champs Hélisien

Ces trois livres sont précédées d’une épître dédicatoire où Hélisenne exhorte les femmes à bien aimer, ce qui est pour le moins paradoxale, et sont suivies, en guise d’épilogue, d’une Ample narration faite par Quézinstra, le compagnon d’armes de Guenelic, sans doute écrit postérieurement, dans lequel est esquissé une brève biographique d’Hélisenne de Crenne où l’accent est mis sur l’identité énigmatique de celle qui est à la fois l’autrice, la narratrice et le personnage principal du roman. C’est la seule partie qui donne un avis extérieur sur la rencontre des deux amants.                       

A vrai dire, nous savons peu de chose sur Hélisenne de Crenne, dont l’existence a même été niée dans certaines études [5], comme ce fut le cas pour d’autres autrices du XVIème siècle, telle Louise Labé [6]. Elle serait née vers 1510 à Abbeville sous le nom de Marguerite de Briet, puis aurait épousé vers 1530 un certain Philippe Fournel, sieur du Crasne, dont elle se sépara légalement en 1552 pour aller vivre ensuite à Paris [7]. On lui doit trois ouvrages, tous parus dans un lapse de temps très court et formant une sorte de trilogie : Les Angoysses douloureuses qui procedent d'amours, composées par dame Hélisenne (1538), Les Épistres familières et invectives de ma Dame Helisenne, composées par icelle dame de Crenne (1539), Le Songe de madame Helisenne, composé par la dicte dame, la considération duquel est apte à instiguer toutes personnes de s’alliéner de vice, et s’approcher de vertu (1540).

 

Les pages de titre de l'édition de Denys de Harsy 
avec la marque dite au Dédale et la devise "ne hault ne bas médiocrement" 

L’exemplaire ici présenté a été imprimé à Lyon par Denys de Harsy en 1539. C’est la première édition lyonnaise qui suit de peu l’édition originale parisienne de Denys Janot parue en 1538. L’éditeur lyonnais est inconnu mais il s’est livré à une étude minutieuse du texte parisien et il a choisi d’en améliorer la lecture par une mise en chapitres clairement délimités par des vignettes et des titres.

Alors que le texte parisien ne contenait aucun espace de respiration, certains passages se poursuivant sur plusieurs pages sans retour à la ligne, avec des vignettes distribuées au hasard, cette seconde édition avec l’ajout d’un dizain introductif qui résume le sujet du livre et les 56 ajouts de texte sera considérée par la suite comme l’édition de référence. Elle sera reprise dans cette structuration en chapitre par les éditions postérieures, y compris les éditions parisiennes en 1540 et 1550, ce qui est exceptionnel pour un texte qui est probablement une édition pirate puisque parue pendant la période de 2 ans du privilège de Janot [8].

Qui est l’auteur de ces modifications ? Est-ce une intervention de la narratrice ? Un travail du correcteur dans l’atelier ? Mystère. Le seul indice pourrait être déduit du dizain ajouté par Harsy et joliment intitulé Hélisenne aux Lisantes. Il mérite attention car il n’existe qu’un seul autre cas connu de poème liminaire dans un roman sentimental édité à Lyon, un huitain introduisant la Deplourable fin de Flammette (Juste, 1535) dont l’auteur est Maurice Scève et qui présente quelques similitudes avec celui-ci : 

Le dizain Hélisenne aux Lisantes, adjonction lyonnaise

A noter que ce dizain s’adresse à un lectorat féminin, ce que ne faisait pas l’édition parisienne. Cible commerciale confirmé par l’introduction d’une dédicace au livre 2 destinée aux nobles et vertueuses dames.


Pages du second livre

Les vignettes utilisées par l’imprimeur Harsy sont des bois de réemploi que nous retrouvons dans différentes éditions de Marot ou de Rabelais ou encore des Héroïdes d’Ovide, à partir du milieu des années 1530, mais elles sont plus intéressantes que celles de l’édition parisienne dans la mesure où elles collent généralement au texte quand celles de Janot étaient des vignettes passe-partout sur le thème de l’amour et de la chevalerie.

Certaines, au format allongé (37x72 mm), ont une composition tripartite avec une femme ou un homme écrivant à sa table au centre, encadré de deux scènes se répondant sur les côtés. Dans quelques cas, les scènes vont au-delà du texte, comme celle tirée du suicide de Philis, où le personnage se plante un poignard dans la poitrine alors que dans le récit, Hélisenne ne fait qu’évoquer cette possibilité. Les titres des chapitres aussi promettent parfois plus que le texte qui suit. Ainsi le chapitre sur la fruition d’amour, illustré d’une belle vignette sur les travaux champêtres, n’est pas confirmé par le récit ; Les deux amants n’iront jamais jusqu’à conclure….

Le fruition d'amours

La fin de Guenelic

Le titre de ce chapitre pourrait être la morale du livre


Au final, l’intervention du sage Quézinstra dans l’épilogue laisse le lecteur fort perplexe. Le compagnon de Guenelic vient témoigner de la fin des deux amants, bien sur, mais dans quel but ? Pour dénoncer les folies commises au nom de l'amour et qui ont mené les deux amants jusqu'à la mort ou pour légitimer l’amour impudique et montrer à tous que, malgré les obstacles, les amants sont enfin réunis aux "Champs Hélisiens", en récompense de leurs tourments ? A vous de décider.

Bonne journée

Textor 



[1] Janine Incardona, Le Genre narratif sentimental en France au XVIe siècle : structures et jeux onomastiques autour des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours d’Hélisenne de Crenne, Publicacions de la Universitat de València, 2006.

[2] Mounier, P. (2006). Les Angoysses douloureuses d’Hélisenne de Crenne : un antiroman sérieux. Études françaises, 42 (1), 91–109.

[3] « Hélisenne de Crenne, Les angoisses douloureuses qui procèdent d’amour », édition de Jean-Philippe Beaulieu, Publications de l’Université de Saint-Étienne, coll. « La cité des dames », no 2, 2005,

[4] Partie 1, Chapitre XXII, Exclamation piteuse d’Hélisenne contre son ami.

[5] Notamment dans la thèse d’Anne Réach-Ngô, qui conteste l’existence de Marguerite Briet en tant qu’auteur au profit d’une production émanant directement de l’atelier de Denis Janot. (Voir La Mise en livre des narrations de la Renaissance : Écriture éditoriale et herméneutique de l’imprimé, Paris IV-Sorbonne, 2005, 3 vol.

[6] Mireille Huchon, Louise Labé, une créature de papier, Genève Droz 2006.

[7] Une donation notariée d’Aout 1552 nous apprend qu’elle est séparée de biens du sieur Philippes Fournet, ecuyer, seigneur de Crasne et qu’elle demeurait à St Germain des Prés.

[8] Christine de Buzon et William Kemp, Interventions lyonnaises sur un texte parisien : l’édition des Angoysses douloureuses qui procedent d’amour d’Helisenne de Crenne (Denys de Harsy, vers 1539), dans L’Émergence littéraire des femmes à Lyon à la Renaissance (1520-1560), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 2008, p. 179-196. Voir aussi Michèle Clément : Co-élaborations à Lyon entre 1532 et 1542 : Des interventions lyonnaises en réseau sur les récits sentimentaux ? -  Réforme, Humanisme, Renaissance, Association d’Études sur la Renaissance, l’Humanisme et la Réforme, 2011, pp.35-44.

lundi 6 février 2023

Si périssable est toute chose née : L’Olive de Joachim du Bellay (1569)

Le Recueil de sonnets que Joachim du Bellay intitule L’Olive est mon ouvrage préféré du poète. C’est une poésie élégante et raffinée d’une grande beauté formelle à travers laquelle il nous démontre que le français bien maitrisé parvient à être une langue littéraire, illustrant ainsi sa publication précédente, la deffence et illustration de la langue francoise.


Page de titre du recueil L'Olive

Joachim du Bellay a 27 ans lorsque parait l’Olive. Il a quitté son petit Liré pour entamer des études de droit à Poitiers. C’est dans cette ville qu’il commence à s’intéresser à la versification et se lie à des poètes tels que Jean de La Péruse, Jacques Peletier du Mans, tous deux futurs membres de la Pléiade, mais aussi Pierre de Ronsard, dont il fit la connaissance en 1547, et qui devait devenir son meilleur ami et son plus grand rival en poésie.

Avec ce dernier, il gagne alors Paris pour entrer au collège de Coqueret, où il rencontre encore Jean Antoine de Baïf. Ce collège de la montagne Sainte Geneviève est alors dominé par la personnalité de son proviseur, Jean Dorat, fervent admirateur des Anciens, grecs et romains, et qui devait rejoindre plus tard le groupe de la Pléiade à l’invitation de Ronsard.

La principale occupation de ce groupe de lettrés est l’étude des auteurs grecs et latins et des poètes italiens. Le cercle, baptisé d’abord La Brigade, puis plus poétiquement La Pléiade, expose pour la première fois une véritable théorie littéraire après la publication de l’Art poétique (1548) de Thomas Sébillet, qui préconisait l’usage aussi bien des formes médiévales françaises que des formes antiques.

En réponse à Thomas Sébillet, du Bellay rédige une sorte d’art poétique, la Deffence et Illustration de la langue française, généralement considéré comme le manifeste de la Pléiade. Le poète y plaide, l’usage de la langue française en poésie contre les défenseurs du latin. Il appelle à enrichir le vocabulaire par la création de termes nouveaux, quitte à emprunter à d’autres langues, régionales ou étrangères, à condition que les mots choisis soient adaptés en français. Du Bellay recommande aussi d’abandonner les formes poétiques médiévales employées jusqu’à Clément Marot et préconise l’imitation des genres en usage dans l’Antiquité, tels que l’élégie, le sonnet, l’épopée ou l’ode lyrique.

 


Dédicace à Marguerite de Navarre et Adresse au Lecteur

L’art du poète, selon du Bellay, consiste donc à se consacrer à l’imitation des Anciens, tout en respectant certaines règles de versification spécifiquement françaises.  L’Olive, recueil paru la même année que la Deffence, est une application de sa théorie poétique, à cette différence près que l’imitation n’est pas celle des Anciens mais du poète italien Pétrarque qui chante la beauté de Laura. Pétrarque joue avec le nom de sa muse qui se transforme en laurier en s'enfuyant devant Apollon. Du Bellay francise le mythe gréco-latin et remplace le laurier d'Apollon, florissant sur l'Acropole, par l'olivier, l'emblème d'Athéna à laquelle était assimilée Marguerite de France.

 Si Laura est une jeune femme bien réelle, Olive est plus évanescente, voire même très ambiguë, mi femme mi plante, sans contour ni caractère bien précis. Nous saurons simplement qu’elle a des tresses blondes et un regard de feu. Pour le reste, c’est un idéal de beauté, un remède à l’emprisonnement du poète sur terre, une raison pour s’élever au plus haut ciel, vers l’inaccessible et ainsi échapper à la fugacité du temps, comme l'illustre admirablement le sonnet 113 :  

Si notre vie est moins qu’une journée / En l’éternel, si l’an qui fait le tour / Chasse nos jours sans espoir de retour, / Si périssable est toute chose née, / Que songes-tu, mon âme emprisonnée ? / Pourquoi te plaît l’obscur de notre jour, / Si pour voler en un plus clair séjour, / Tu as au dos l’aile bien empennée ? / ….. Là, ô mon âme, au plus haut ciel guidée, / Tu y pourras reconnaître l’Idée / De la beauté, qu’en ce monde j’adore.

Une beauté plus qu’humaine donc et une adoration-fascination où le vocabulaire amoureux et le vocabulaire religieux s’entremêlent et prolongent une tradition remontant au Cantique des Cantiques, comme l’a démontré Corinne Noirot-Maguire [1]. Joachim Du Bellay se complait à idolâtrer Olive. Elle est l’antique feu [2] ou l’amour païen, qui mue, altère, et ravit (s)a nature [3] . Transformé en phénix au sonnet XXXVI, l’amant dépend même de la pitié de la dame pour le faire renaître de ses cendres.



L'Olive, Sonnet 113

 Nous retrouvons cette quête de la beauté inaccessible dans un autre sonnet très connu du poète [4] qui a pour thème la belle matineuse dont la beauté éclipse le soleil qui se lève. Du Bellay évoque la caverne de Platon et la quête de l'Idée platonicienne dont la beauté des créatures terrestres n'est que l'ombre portée :

Déjà la nuit en son parc amassait / Un grand troupeau d'étoiles vagabondes, / Et, pour entrer aux cavernes profondes, / Fuyant le jour, ses noirs chevaux chassait ; / Déjà le ciel aux Indes rougissait, / Et l'aube encor de ses tresses tant blondes /Faisant grêler mille perlettes rondes, / De ses trésors les prés enrichissait …

 

L'Olive, sonnet 83

Publié pour la première fois en 1549 chez Arnoul L’Angelier sous le titre L'Olive et quelques autres œuvres poeticques. Le contenu de ce livre. Cinquante sonnetz à la louange de l'Olive. L'Anterotique de la vieille, & de la jeune amye. Vers lyriques, il parait à nouveau en 1550 chez Gilles Corrozet et les Angeliers, passant de 50 à 115 pièces avec un titre annonçant cette augmentation :  L'olive augmentee depuis la premiere édition. La Musagnoeomachie & aultres œuvres poëtiques.

L’Olive paraitra ensuite seul ou avec la Deffence et Illustration de la Langue Française en 1553, 1554, 1561.

Puis Federic Morel succède aux Angelier et sort en 1561 au format in-4 La Defense et illustration de la langue francoise, avec l'Olive de nouveau augmentee, la Musagnoeomachie, l'Anterotique de la vieille & de la jeune amie. Vers lyriques, etc. Le tout par Joach. Du Bellay ang. Avant de faire paraitre toute la production de du Bellay en fascicule séparé durant les années 1568 et 1569 lesquels seront regroupés en un recueil factice qui constituera la première édition collective, avec une pagination séparée et un titre propre à chaque fascicule. Elle n’aura de pagination continue qu’à partir de 1573. Seul le titre général porte la date de 1569, chacune des huit parties (L’Olive compte pour une partie) ayant son titre propre, à la date de 1568 ou 1569.

La Musagnoloemachie

Louange de la France et du Roy Henry II

Nous avons trouvé des exemplaires de cette édition collective où l’Olive porte la date de 1568 ou 1569. Notre exemplaire est daté de 1569 mais cela ne permet pas de savoir s’il avait été vendu tel quel, comme ouvrage unique, ou s’il a été détaché par la suite d’une édition collective. C’est l’ex-libris qu’il contient qui permet de savoir qu’il ne provenait pas d’un exemplaire démembré de l’édition collective car son premier possesseur, un certain Grenet a laissé une marque d’appartenance dans l’Olive : Je suis à René Grenet, seigneur du bois Desfourches et une autre mention avec son nom dans le fascicule de la Deffence, qu’il avait acheté la même année. Il n’aurait probablement pas inscrit deux ex-libris si les fascicules avaient été reliés ensemble dans l’édition collective.

René Grenet faisait partie d’une des plus anciennes familles de Chartres ; un de ses membres prit part à la première croisade. En 1423, Jean Grenet était lieutenant général du pays chartrain. En 1462, cette place était occupée par Michel Grenet, sieur du Bois-des-Fourches. C’est lui qui publia à Nogent le Rotrou l’ordonnance royale de 1462 qui abolissait le péage sur la rivière. Plus bas dans la généalogie, on trouve un Claude Grenet, sieur du Bois-des-Fourches, receveur des aides à Chartres qui épousa, le 15 janvier 1554 à St-Martin-le-Viandier, Marie Acarie, fille de Gilles, seigneur d'Estauville. Son fils est René Grenet, né vers 1555. C’est le probable auteur de l’ex-libris. Il est receveur des décimes, cet impôt exceptionnel prélevé sur le clergé, justifié par la guerre contre les huguenots mais qui aura tendance à devenir régulier. René Grenet se maria avec Claude Cheron et eut un fils prénommé aussi René qui devint greffier du grenier à sel de Chartres.  Ce dernier étant né en 1594, un peu tard, compte tenu du style d’écriture (une écriture typique du XVIème siècle) pour lui attribuer l’ex-libris.

Le receveur des aides, un percepteur donc, devait avoir l’âme romantique pour goûter la poésie de Du Bellay …

Bonne Journée,

Textor


[1] Olive de 1550 : l'épreuve de la fascination idolâtre, par Corinne Noirot-Maguire in L'information littéraire 2008/1 (Vol. 60), pages 44 à 51.

[2] Ode XXIV.

[3] Ode XXXVIII v.8

[4] Sonnet LXXXIII