mardi 29 septembre 2020

Fragmentum (14 ème siècle)

Quel relieur-restaurateur n’a pas rêvé, en déposant les plats d’une reliure, de trouver sur les claies de parchemin un fragment de la Bible de Gutenberg sur vélin ? La chose s’est déjà produite. Retrouver ces livres dans les livres constitue véritablement de l’archéologie au sens où l’on met au jour un objet enseveli du passé qui aide à comprendre l’histoire de l’homme et la diffusion des idées.   

Le manque de matière première lors de la création des reliures au XVème siècle ou au début du XVIème a conduit les relieurs de l'époque à utiliser des matériaux de réemploi.  Le plus simple était encore de puiser dans les vieux manuscrits devenus obsolètes, soit parce qu’ils n’étaient plus orthodoxes, soit qu’ils n’étaient plus lisibles.

Un fragment de texte caché dans une reliure du XVIème siècle. 

Je possède ainsi plusieurs livres qui laissent apparaitre – surtout lorsque la reliure est en lambeaux - des textes manuscrits qui sont souvent difficiles à lire. Lorsque c’est possible, si le fragment est assez large pour révéler une ligne entière, la lecture conduit généralement à identifier un texte liturgique banal, un passage de l’évangile ou un psaume.

En examinant de plus près une reliure de ce type, je me suis dit que le texte manuscrit collé sur les contreplats pouvait être bien plus ancien que la date de fabrication de la reliure elle-même et qu’il fallait creuser quelque peu le sujet. Il s’agit de deux pages entières, dont le support est en papier, sur une reliure du premier tiers du XVIème siècle. La reliure avec ses fers est possiblement allemande ou des Pays-Bas, conforme aux descriptions d’Oldham. Cette attribution est renforcée par la présence d’un ex-libris ancien de Thomas Rompserius de Leodio (Liège) [1] sur une garde.  L’ouvrage que la reliure protège est la somme théologique de saint Thomas d’Aquin imprimée par Octaviani Scoti à Venise en 1516. [2]


La reliure avec ses ferrures et ses attaches.

Ex-libris de Thomas Rompserius de Leodio.

A quoi ce texte pouvait-il bien correspondre ? Le style général de l’écriture et des lettrines suggérait une date de rédaction aux alentours du 14ème siècle. Bien que rédigé avec une belle écriture régulière qui parait plus rotunda que textura, il ne m’a pas fallu beaucoup de temps pour comprendre que le texte était très abrégé et donc quasi illisible pour moi. Il y a encore 10 ans, mes recherches se seraient arrêtées là. Toutefois, avec la reconnaissance scripturale, il est possible aujourd’hui d’aller plus loin.

Des médiévalistes passionnés m’orientent tout d’abord vers les écrits d’un théologien français. On me dit qu’il pourrait s’agir des commentaires par Durand de Saint Pourçain des Sentences de Pierre Lombard ou un texte de Pierre Lombard lui-même, les avis sont partagés. Puis un professeur d’études théologiques [3], prestement consulté, laisse tomber un verdict sans appel : Durandus, rédaction A/B, commentaire sur le livre 4 de Lombard, distinction 23, questions 2 et 3.


Les deux feuilles complètes des contreplats.

Mais il ajoute qu’il dirige un centre d’études scolastiques [4] dont la mission consiste à créer un corpus de tous les fragments d’écrits scolastiques médiévaux afin de s’assurer qu’il ne s’agit pas de textes perdus. Ce projet de recherches est baptisé Fragmentarium. Et voilà mes deux pages manuscrites parties pour une analyse approfondie sous microscope à balayage numérique ! Le texte sera intégré aux autres commentaires de Durand de Saint Pourçain existant dans la base puis comparé. Résultat de l’étude, après traitement, dans quelques mois.

Jusqu’à présent, l’étude des textes anciens faisaient l’objet de publications ou de traductions universitaires dispersées. Or, presque chaque texte dépend d'un texte précédent ou d'une tradition textuelle, que ce soit sous forme de commentaire ou de révision, d'expansion ou d'abréviation. Et presque chaque texte est lui-même une composition d'un ensemble élaboré de références et de citations reliant les éléments du corpus entre eux. Ce centre d’études développe et publie des normes pour le codage sémantique des textes liés à la tradition scolastique. Les données collectées sont ainsi interopérables. Pour cela, il est nécessaire de développer des schémas d'encodage spécialisés spécifiquement adaptés audits textes scolastiques.

Ce projet Fragmentarium n’est pas limité aux Etats-Unis mais connait aussi des développements sur le continent européen. Ainsi, un groupe de travail intitulé Ticinensia disiecta s’est proposé d'inventorier, de cataloguer et d'étudier des fragments de codex et d'autres documents médiévaux conservés dans des bibliothèques et des archives situées dans le canton du Tessin (Suisse). L'objectif final est de promouvoir un patrimoine jusqu'à présent presque totalement inconnu.

La recherche prend en compte toutes sortes de réutilisations de fragments : couvertures et revêtements extérieurs adaptés aux livres ou aux matériaux d'archives de toutes les époques, renforts de dos de livres et autres types de fragments de reliure, sans distinction selon qu'ils sont détachés ou encore in situ. Les images des fragments et les données fournissant une nouvelle description scientifique sont publiées en ligne dans le cadre de la base de données internationale fragmentarium.ms

Le projet est conçu par le CCLA, le Centre de compétence pour les livres anciens (Biblioteca Salita dei Frati) de Lugano. Dans sa première phase, il entend se concentrer sur les documents trouvés dans les bibliothèques qui ont déjà fait l'objet de projets de catalogage menés par le CCLA : la bibliothèque du monastère de Madonna del Sasso à Locarno, qui dispose de quelque cent cinquante livres contenant des fragments in situ, celle du monastère de Santa Maria in Bigorio, et la bibliothèque Biblioteca Salita dei Frati à Lugano.

Je saurais ainsi à quoi m’en tenir pour les fragments de mon livre. Au final, mes deux pages manuscrites ne seront peut-être qu’une millième copie des commentaires de Durandus, sans intérêt pour la science ni variante particulière, ou bien, peut-être un écrit inédit, jamais publié. En attendant, le suspense est à son comble et je regarde ce texte illisible comme si j’avais devant les yeux un passage de la Bible copié au premier siècle…



La somme de saint Thomas d’Aquin

Une lettrine historiée du livre

Le plus cocasse de l’histoire c’est la présence dans le même livre d’un écrit de Durand de Saint Pourçain et des œuvres de saint Thomas d’Aquin.

Durand est un dominicain né à Saint-Pourçain-sur-Sioule dans l'Allier vers 1270-75. On ne sait rien de sa formation mais il est présent au Couvent Saint-Jacques à Paris en 1303 et en devient lecteur sententiaire en 1307, puis maître en théologie en 1312 (sous le second Magister de Maître Eckhart). L'année suivante il est nommé Maître du Sacré Palais à la cour pontificale avignonnaise. En 1317, il devient évêque de Limoux, puis évêque du Puy-en-Velay l’année suivante et enfin évêque de Meaux en 1326 où il décède en 1334.

C'est précisément pour son commentaire des Sentences du Lombard que Durand est connu, car elles ont rapidement fait polémique. Surnommé le Doctor resolutissimus à cause du caractère radical de ses opinions, on lui reproche notamment des arguments qui s’opposent à la doctrine commune de l’église et surtout à l'enseignement de Thomas d'Aquin, au moment même où est entamé le procès en béatification du Docteur angélique.

Il lance l’idée, alors novatrice, de distinguer la philosophie, considérée comme une science de la raison, de la théologie, d'ordre spirituel. Au réalisme aristotélicien de Thomas d'Aquin, il oppose le nominalisme et la volonté de nier ou de supprimer de nombreux concepts de la scolastique qui lui paraissent inutiles ou superflus. Ainsi, toute existence étant pour elle-même singulière, il nie l'existence des universaux. Contre Thomas d'Aquin, il combat la distinction réelle de l'essence et de l'existence, etc.

Est-ce que le relieur avait conscience de cette contradiction en collant deux pages de Durandus dans la somme de saint Thomas d’Aquin ? Savait-il seulement lire ? Comment le possesseur du livre a-t-il pu accepter pareille hérésie ? ou bien n’était-ce qu’une pure coïncidence ? Mystère.

Bonne journée

Textor



[1] Il existe un Thomas Rompserius reçu préfet de l'université de Louvain en 1550.  http://opacplus.bsb-muenchen.de/title/4136708/ft/bsb10022965?page=258

[2] Prima pars Summe sacre theologie Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ...Tertia pars Summe Angelici Doctoris Sancti Thome de Aquino ordinis predicatorij : cum concordantijs marginalibus.

[3] Professor Jeffrey C. Witt (Loyola University of Maryland)

[4] Le centre SCTA pour Scholastic Commentaries and Texts Archive (https://scta.info) basé dans le Maryland (USA)

5 commentaires:

  1. Recherche passionnante.
    C’est rare d’avoir des pages complètes et difficile réussir à identifier le texte

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    1. Merci Eric ! Je dois dire que j'ai eu un peu de chance de tomber sur de bons spécialistes. Ceci dit, je pense que nous ne sommes encore qu'au Moyen-âge dans l'identification des manuscrits anciens et que des bases numériques comme celle que développe le SCTA sera d'un grand secours dans le futur.

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  2. Autre intérêt de ces deux pages, si elles sont bien du 14ème siècle, c'est qu'elles seraient alors contemporaines de Durand de Saint Pourçain, ou tout au moins rédigées peu de temps après sa mort.

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  3. Passionnant voyage dans le temps, encore une fois. Merci, Textor, de nous faire partager vos enquêtes minutieuses et scrupuleuses.

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  4. Bonjour Dryocolaptes. Heureux de vous lire à nouveau. Merci pour votre commentaire. Les livres anciens sont une source infinie de découverte dès lors qu’on creuse un peu. Je me suis aperçu, par exemple, pour ce poème de Bérenger de Tours, que personne n’avait encore sérieusement recensé les copies disponibles. Cela fera du travail pour les générations futures. Textor

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