Pour
faire écho à la belle exposition qui est actuellement présentée à la fondation
Martin Bodmer dédiée à Dante Alighieri pour le 700ème anniversaire de
sa mort et faute d’avoir un manuscrit de la Divine Comédie à vous présenter, je
sors de la bibliothèque un petit opuscule d’un auteur italien qui s’est inspiré
de son illustre ainé pour écrire un long poème dédié aux poètes antiques, grecs
et latins : le Libellus De Coetu Poetarum.
Cet
itinéraire dans le monde de l’au-delà est le poème le plus connu de Cléophilus.
Le narrateur rêve qu’il se rend de nuit dans les Champs Elyséens pour
rencontrer Virgile qui le guide à travers les rangs des poètes de l’Antiquité,
classés par genre selon une classification reprise de la Poétique d’Aristote.
Francesco
Ottavio, dit Cleophilus, est un contemporain d’Ange Politien. Il est sans doute
né vers 1447 à Fano, dans la région des Marches, puisqu’il est parfois appelé
le Fanensis, et il décède à Civitavecchia en 1490 après avoir enseigné les
humanités à Viterbe et à Fano, s’être intéressé à l’histoire en traduisant Tibulle
et avoir publié différents recueils en vers et en prose, notamment des
épigrammes,[1]
un poème sur l’histoire de la ville de Fano et des lettres d’amour pour Julia
qui était sa Béatrice. [2]
Comme
Dante quittant le chemin droit pour entrer dans une forêt obscure, c’est par
une nuit noire au rayon de la lune tendant très lentement vers l’Ourse Arctique
que notre poète, fatigué de l’étude des livres, s’endort entre les bras de dame
Quiétude qui met à bas tous soucis, soins et cure. Il entre dans une contrée
couverte de fleurs et de rosée et voit un mont très élevé, hérissé d’un temple,
où demeurent les poètes entourés des Neufs Sœurs, des dieux et du premier d’entre eux :
Apollon.
Notre poète entame alors de longues disgressions sur les dieux et les héros, nous conte une myriade de scènes mythologiques, l’histoire grecque et les batailles des romains - même Hannibal a droit a quelques vers sur son passage des Alpes - avant de revenir à son propos. Avouant qu’il s’est un peu perdu en chemin, tel un vagabond, il demande à Virgile de le guider : « et luy apprend(re) par où il doibt aller. Le droict chemin instruictz moi je te prie par tes scavoirs après lesquelz je crie. Ainsi parlay. Lors avec grande prestance, Virgil respond à mon dire et sentences [3] »
A
vrai dire, la notion de poètes antiques n’a pas grand sens dans la mesure où la
distinction entre prose et poésie n’existe pas dans l’Antiquité grecque ou
latine, Aristote dans sa Poétique ne distingue que trois genres : La tragédie, la
comédie et l’épopée.
C'est
bien plus tard, à partir du IVe siècle, que l'on voit une qualification
relative à des poètes lyriques devenir la désignation explicite d'un genre
défini par l'un de ses modes d'exécution : les poètes « lyriques » sont
désormais ceux qui chantent des poèmes composés pour la lyre ; et chez le
grammairien latin, le lyrique devient même un « genre » (melicum sive lyricum)
qui se caractérise par son rythme métrique.
Il serait plus juste de dire que Cléophilus et ses contemporains de la Renaissance jettent les bases d’une nouvelle versification en rejetant les formes désuètes de la poésie du moyen-âge, ballades et rondeaux, pour s’inspirer des valeurs perdus de l’Antiquité. Le temps littéraire et artistique dans lequel ils s’inscrivent est une renaissance en ce qu’il renoue avec des critères culturels antiques. Il ne s’agit pas de revivre le passé, mais d’y trouver des modèles inspirateurs. Cette imitation va de pair avec une distinction : en renouant avec ce qu'il estime être des thèmes romains et grecs classiques, il s’éloigne des codes culturels gothiques, courtois ou encore scolastiques. Cléophilus le souligne à la fin de poème : « Ceste œuvre fit avec un pentamètre, comme voyez, joinct avec un hexamètre. »
Cléophilus
nous présente donc une suite de poètes, assortie de commentaires sur leur
valeur respective. Il entame son énumération par Homère, très docte en
rhétorique, dont l’Iliade et l’Odyssée ont droit à de longs développements puis
c’est Ovide (« Vois-tu après d’Ovide le labeur ingénieux ? »)
auquel succède Claudianus, puis Pindare, plus loin Flaccus et Aratus, puis
Plaute, Térence et Menandre, etc. Une analyse sur les choix opérés entre les
poètes et une comparaison avec ceux rencontrés par Dante dans la Divine Comédie
resterait à faire par plus docte que moi.
Dante avait commencé son voyage initiatique par l’Enfer pour gagner ensuite le Purgatoire puis le Paradis. Cleophilus suit le chemin inverse et termine curieusement par l’Enfer. « Prent cœur Poete et en toy hardiesse nous entrons ja dans les lieux de tristesse, dans les pays et règnes horrificques du noir Pluto, dieu des enfers unicque … ». Il y croise Alecto, Thisiphone et Mégère, les trois Erynies, Gorgone et Libitina mais il n’y a pas de poète dans ce lieu-là. Après avoir entrevu les visions horribles des supplices de l’enfer, Virgile s’arrêta et lui dit qu’en ce lieu il y a deux chemins, celui qui conduit vers les astres brillants et l’autre vers les bas enfers et qu’il lui faudra choisir. Mais à peine eut dit et fini son propos que le soleil envoya sa lumière sur la terre et Cleophilus se réveilla. Ouf !
L’ouvrage
fut imprimé plusieurs fois à la fin du XVème siècle en Italie et ailleurs. Nous
trouvons une édition in-4 de 14 ff. sans lieu ni date, imprimée en caractères
romains (Rome : Eucharius Silber, 1483-85), une autre sans date, à la marque de
Martinus Herbipolentis (Martin Landsberg) à Leipsig (1496) puis encore une
autre à Paris par Michel Tholoze pour Alexandre Aliatte de Milan en 1499.
Josse
Bade, éminent philologue, éditeur et libraire, en fit alors un abondant
commentaire, jugeant le texte trop hermétique pour sa clientèle pourtant déjà
bien savante. Il en publia deux tirages en septembre et octobre 1503, puis un
troisième le 5 Aout 1505. Le commentaire de Josse Bade fournit un ensemble de
notices érudites sur les poètes de l’Antiquité. Il s’agit d’un véritable
manifeste de la Renaissance poétique dans lequel les Muses, Apollon et le
Parnasse jouent également une large partition.
L’exemplaire
du Libellus de Coetu Poetarum que j’ai entre les mains est à l’adresse
du libraire parisien Denis Roce qui tenait son échoppe rue Saint Jacques, à
l’enseigne de Saint Martin. Il possède, sur la page de titre, la belle marque
typographique aux deux griffons encadrant un blason aux armes parlantes. Il y
est inscrit sa devise : Alaventure tout vient aponit qui peut atendre.
Silvestre nous dit que cette marque incunable dont la première occurrence est
de 1498 (Renouard 1005), devait être en métal car elle est demeurée intacte
jusqu'au début du XVIe siècle. La faute à Apoint sera corrigée dans une
nouvelle version de la gravure à partir de 1509.
Cette
émission contient encore la préface de Josse Bade datée de 1503 mais elle est
imprimée par Antoine Bonnemère aux dépens de Denis Roce. Il est bien difficile
de lui donner une date certaine, sachant qu’elle ne devrait pas être postérieure
à 1508 puisque l’année suivante Josse Bade donnera une nouvelle édition chez
Poncet Lepreux en réécrivant sa préface.
Un
précédent possesseur a laissé dans le livre une note manuscrite dans laquelle
il affirme que c’est un exemplaire unique daté de 1505. Par la suite, un
libraire souligne dans sa notice que cette affirmation est exagérée car il a recensé
au moins 6 exemplaires à la marque de Denis Roce. Effectivement, nous trouvons
à la BNF un exemplaire sans date à la marque de Denis Roce mais il n’y a pas de
colophon et le catalogue précise que cette impression est de Jean Barbier et
qu’elle peut être datée, malgré la mention dans la préface, autour de 1507, « d'après
le matériel de J. Barbier et la marque de D. Roce » [4]. Affirmation sujette à
débats car la datation par référence à Renouard 1005 est reprise partout, quasi
automatiquement, alors qu’elle n’a aucune utilité pour affiner la date puisque
cette version de la marque a été utilisée de 1498 à 1509 sans trace d’usure
majeure !
Nous
trouvons encore répertoriées dans les institutions publiques d’autres
impressions à la marque de Denis Roce mais aucune ne contient le colophon
d’Antoine Bonnemère.
Comme
Denis Roce n’allait pas faire imprimer le même texte par deux imprimeurs différents
au même moment, cela signifie qu’il s’agit de deux émissions espacées dans le
temps, faisant de l’impression de Bonnemère soit un tirage plus ancien que 1507
soit plus récent. Je pencherais, en allant dans le sens du précédent possesseur,
pour 1505. Cependant, les répertoires des impressions de Bonnemère de la BNF
comme de la British Library font débuter l’activité de cet imprimeur en
1506-1507, avec le soutien de Denis Roce. La plus ancienne trace de cette
collaboration se trouve dans le Vita omnium philosophorum & poetarum
de Gualterus Burlaeus, une émission sans date (que la BNF estime être de 1506) dont
le thème n’est pas éloigné de l’ouvrage de Cléophilus. Les deux œuvres auraient
pu être imprimées dans la foulée.
En
résumé, si nous retenons 1505, l’activité de l’imprimeur Antoine Bonnemère
serait de 1 à 2 ans plus ancienne que ce que l’on croyait, ou bien si nous
retenons 1507, il resterait à trouver pourquoi Denis Roce a fait travailler 2
imprimeurs en même temps. La dernière possibilité serait que les auteurs de la
notice enregistrée à la BNF se soient trompés sur l’estimation de la date de cet
exemplaire de 1507. [5]
L’œuvre
de Cléophilus a fait l’objet d’une traduction ancienne par le bourguignon Guillaume
de Villebichot de Talent dit Griachet [6], bien pratique pour aborder l’œuvre de
Cleophilus dont le latin est pour le moins hermétique. Griachet nous précise
dans sa préface qu’un soir à la veillée, ayant commencé la lecture du poème, il
tomba sur une phrase si joconde et délectable qu’il se décida à le traduire
entièrement car le texte en était profitable même à ceux qui n’entendait rien
au latin. Sa traduction est fort correcte et contient beaucoup de poésie en
elle-même mais elle ne parait pas avoir été rééditée.
Pour
finir, un mot sur l’épitre dédicatoire de Fauste Andrelin (Publius Faustus
Andrelinus, 1450-1518), poète royal de Charles VIII à François Ier, ami
d’Erasme, qui enseigna à Paris et y publia plusieurs ouvrages de distiques et
d’élégies. Elle est adressée à l’humaniste Robert Gaguin, avec lequel il était
en relation et qui, entre autres activités, avait publié en 1473 son Ars
versificatoria [7],
traité de versification latine par lequel il veut, en s'appuyant sur Pétrarque,
renouer avec la poésie antique. Andrelin rend donc hommage à l’un des pionniers
de la renaissance des poètes latins antiques et Josse Bade, à son tour, dédie
son édition commentée du Cléophilus à Fauste Andrelin. Belle chaine de
relations entre différentes générations qui ont toutes œuvré à faire revivre la
poésie antique.
Bonne
journée
Textor
[1] Epigramma
ad Matthaeum Thomassum Senensem
[2] Julia
et epistolae de amore imprimé à Naples par C Guldemund, 1475.
[3] Les
citations sont tirées de la traduction de Guillaume Griachet, seigneur de
Talent et de Villebot. Lyon, 1543.
[4] Renouard,
ICP, I, 1507, 154 P. Renouard, Les marques typographiques parisiennes des XVe
et XVIe siècles, Paris, 1926, 1005 (marque de D. Roce).
[5] BNF, notice
BP16_100984 Deux exemplaires identifiés à Bale et Cambridge.
[6] Le livre
de Octavius Cleophilus De Coetu poetarum, tra[n]slaté de latin en rhetoricque
fra[n]çoise par Gulielme Griachet aliâs de Villebichot de Talent près Dijon Un seul
exemplaire à la Bibliothèque Mazarine sous la réf. Inc 774-8.
[7] Le De
Coetu était parfois associé à l’Ars Versificarum de Gaguin et reliés ensemble
comme dans cet exemplaire normand ayant appartenu à Seymour de Ricci et dont il
donne la description dans les annales normandes. (Comptes rendus des séances de
l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres : Une impression normande
inconnue. Année 1917, 61-4 pp. 286-294)