Pour terminer l’année 2022 en fanfare, je vous présente un poème de Jacques Peletier du Mans entièrement consacré à la gloire de la Savoie, le pays de mes ancêtres. Ce petit ouvrage intitulé La Savoye de Jaques Peletier du Mans [1], devenu rare [2], fut imprimé à Annecy en 1572 par Jacques Bertrand qui était alors le seul imprimeur de la ville. Bien que le savoyard Guillaume Fichet eut été l’un des pionniers de l’imprimerie, la nouvelle invention mit du temps à se diffuser en deçà des Monts et on ne compte guère plus d’un ou deux imprimeurs par génération au 16ème siècle à Chambéry et Annecy. L’attraction des foyers intellectuels qu’étaient Lyon et Genève faisait que la plupart des livres lus dans le duché provenait de ces deux villes.
Jacques
Peletier du Mans n’est sans doute pas le plus connu des poètes de la Pléiade,
peut-être parce qu’il est difficile à cerner. Tout à la fois humaniste et
poète, grammairien et philosophe, mathématicien et médecin, Il est surtout un infatigable
voyageur qui fera dire à Ronsard : Et
Peletier le docte a vagué comme Ulysse.
Celui
qui avait pris comme doctrine Moins et meilleur passera sa vie à
sillonner la France, la Suisse ou l’Italie au gré de ses études ou de ses
fonctions. Gilles Ménage au siècle suivant avait écrit une biographie sur Peletier
malheureusement perdue et les différentes phases de sa vie sont assez confuses
et variables selon les biographes : D’abord étudiant au collège de Navarre à
Paris, où son frère ainé enseigne la philosophie, il est poussé par son père,
lui-même avocat, vers les études de droit et la théologie et il apprend le grec
et le latin. Il a peut-être exercé le droit au Mans de 1538 à 1543 mais il n’a
pas laissé d’œuvres juridiques.
Il
confiera à son frère : J'ai employé presque cinq années entières à l'étude
des lois. Pendant un certain temps cette occupation, par sa nouveauté, ne me
déplut pas. Mais, quand j'eus commencé d'acquérir quelque maturité et que je
pus disposer de moi-même, je fus épouvanté par la vanité des affaires
juridiques et je revins à la philosophie [3]. Nous ne savons pas
très bien ce qu’il met derrière le terme philosophie mais il aime l’observation
du monde et plus particulièrement les sciences, les mathématiques et la
médecine. C’est dans ces domaines qu’il écrira le plus.
Au Mans, vers 1539, étant secrétaire de l'évêque René du Bellay, grand cousin du poète, il se lie alors d'amitié avec Pierre de Ronsard et Joachim Du Bellay, un peu plus jeunes que lui. Il fait la connaissance du premier puis du second avant même qu'ils n'entrent au collège de Coqueret et il leur prodigue ses conseils. C’est à lui que Ronsard montre ses essais d’odes horatiennes dès le printemps 1543 et c’est de lui que Du Bellay, en 1546, reçoit le conseil de cultiver de préférence l’ode et le sonnet. Il préside ainsi aux origines de la Pléiade sur laquelle son influence est certaine. En 1545, Jacques Peletier publie, quatre ans avant la Deffence et Illustration de la Langue Française de Du Bellay, un premier manifeste pour l’usage du français, en préface de la traduction française de l'Art Poétique d'Horace. Joachim Du Bellay le reconnaîtra et saluera son influence. Par la suite, quoiqu’éloigné de Paris, il restera en contact constant avec le groupe.
Après
avoir brièvement enseigné au collège de Bayeux, à Paris, où venaient étudier
les boursiers du Maine, il entame une existence vagabonde, ne restant jamais
très longtemps dans la même ville. Trente-deux ans d’errance où chaque
séjour est l’occasion de rencontres. Il séjourne ainsi à Poitiers où il échange
avec un autre passionné de médecine, François Rabelais. Puis, à Bordeaux, il exerce la médecine et se
fait héberger un temps par Montaigne. Plus tard, entre 1553 et 1557, alors
qu’il est en villégiature à Lyon, il fréquente les poètes et les humanistes du
cercle Lyonnais, dont Maurice Scève, Louise Labé, Olivier de Magny et Pontus de
Tyard.
Après quoi, en 1570, il rejoint la Savoie, d’une part pour fuir la France dévastée par les malheurs de la guerre, mais d’autre part, sans doute aussi appelé par son ancienne protectrice, la duchesse Marguerite de France [4] qui, lorsqu’elle séjournait à Paris, avait soutenu les poètes de la Pléiade et qui, contrainte de rejoindre la Savoie après son mariage avec Emmanuel-Philibert, entretenait autour d'elle une cour de lettrés et de poètes.
Je vá & vien par volontaire fuite, / Pour
contempler le Monde en divers lieus, / En évitant, à tout le moins des
yeus, / Tant de malheurs, dont la France est détruite.
En Savoie, il retrouve le poète Marc-Claude de Buttet, avec lequel il se lie d’amitié. Il l’avait déjà croisé autrefois à Paris alors qu’il enseignait au collège de Bayeux. Buttet lui ouvre son cercle littéraire à Chambéry et à Tresserve où il croisera Antoine Baptendier, avocat au parlement de Chambéry et ancien juge-mage de Maurienne, de suffisance egale / En Poesie & science legale [5], le vertueux Claude Lambert, gentilhomme de Miolans [6], Jehan de Piochet de Salins, seigneur de Mérande et de Monterminod [7], parent de Marc-Claude de Buttet et admirateur de Ronsard, Amé Du Coudray, etc. Tous auront droit à quelques vers et Marc-Claude de Buttet à des louanges appuyées :
De Chamberi , le chef de la Province, / Ce ne seroit raison
que je previnse / Le bien disant Butet, qui en n’áquit, / A qui en touche &
l’honneur & l’aquit. [8]
Le poète savoisien lui répondra d'un ton tout aussi louangeur, comparant Peletier à Orphée dans son Amathée de 1575.
L’accueil
qu’il reçut et la beauté du paysage lui firent prolonger son séjour qui dura
deux ans et cinquante-cinq hivers [9]
et l’incita à écrire ce long poème en trois livres dédié à sa protectrice.
Le
sujet du poème est le pays de Savoie lui-même dont Peletier du Mans décrit en
détail toutes les richesses. Lui qui ne connaissait que les Alpes Mancelles fut
certainement impressionné par la géographie montagnarde. Il oppose l’humeur
paisible de ses habitants et leur cadre farouche composé de rochers abrupts et
d’abîmes tumultueux, de glaciers et d’avalanches, de marmoteines et
d’ours arpus.
Fait
très rare pour l’époque, il semble avoir réellement visité les lieux dont il
parle et la nature est décrite telle qu'il l'observe et non telle qu'elle
devrait être d'après les Anciens. Quand il cite les étendues d’eau, il fait une
différence entre les grands lacs poissonneux et les lacs d’altitude froids et
sans poisson. Il a noté que le Lavaret meurt à peine sorti de l’eau. En
passionné de médecine, il s’émerveille devant toutes ces plantes médicinales
dont il donne pour chacune d’elle la vertu cardinale.
Tu as, Savoye, un ornement ancore, / Qui ton renom de
rarité décore. / Entre les dons de Nature estimez, / Sont les effetz aus Herbes
imprimez. / Onq cete ouvriere, à produire ententive, / Ne se montra si riche
& inventive, / Qu’en ces hauz Mons, si noblement herbuz, / Qu’on les diroit
boutiques de Phebus.
Il
avait dû remonter jusqu’au fond des vallées de la Maurienne et de la Tarentaise
avec crampons acerez franchissant / Ce dur chemin perilleus & glissant,
pour pouvoir décrire des bourgades qui ne devaient pas être bien importantes de
son temps, comme Bonneval sur Arc [10] ou Bessans. En
ethnographe, il découvre une population heureuse qui a su s’accommoder de la
dureté de la nature. Il s’étonne qu’elle puisse rester bloquée par la neige
tout un hiver sans chercher à partir ailleurs. Pour autant, il convient qu’elle
mène une vie simple, dans les montagnes, sans avoir été pervertie par
l’ambition ou l’envie, de bons sauvages en quelque sorte qui annoncent déjà
Jean-Jacques Rousseau :
Celui qui est hors de la tourbe vile, / Et tout un Monde
estime estre une Vile, / Eureus est-il, si ici & ailleurs / Il rend ses
faitz & ditz tousjours meilleurs. / Mais si l’aler & le voir, nous
attise / De veins obgetz tousjours la convoitise, / Meilleur seroit du Berger
le parti, / Qui n’est jamais des Montagnes parti.
Mais c’est au chapitre des fromages que Jacques Peletier du Mans nous surprend le plus et qu’il démontre qu’il a observé par lui-même, en parcourant les alpages, les techniques de fabrication au lieu de se contenter de recopier dans une bibliothèque les écrits d’un Pline l’Ancien ou d’un Columelle. Il nous dit que les paysans tirent de la transformation du lait trois profits : la crémeuse graisse, la faisselle et le sérac [11]. C'est là peut-être l'une des premières évocations de la fabrication du fromage en chalet. Il les a vu presser la pâte molle des tommes et cuire les Beauforts au chaudron afin de pouvoir les conserver et les descendre dans la vallée lorsque le vent d’Automne desséchant flétrit la verdure des champs.
L’ouvrage
est bien imprimé en lettres italiques et dans une orthographe conforme à
l’usage de l’époque et non pas dans celle qu’avait inventée Peletier du Mans. En
effet notre mathématicien-poète s’était passionné un temps pour la réforme de
l'orthographe et, comme l’avait fait de son côté Antoine de Baïf ou Pierre
Maigret, il avait proposé dans son Dialogue de l'ortografe e prononciation
françoese de 1550 un système graphique nouveau, proche de la phonétique,
qui n'aura aucun succès, mais qu'il adoptera lui-même dans ses œuvres, ce qui
entraine quelques difficultés de lecture pour nous qui sommes habitués à lire d’un coup d’œil un ensemble de mots
dans une phrase et non pas les syllabes les unes à la suite des autres [12].
Heureusement,
l’imprimeur Jacques Bertrand tenait un petit atelier à Annecy dans lequel il
imprimait peu et avec un matériel réduit.
Si bien que Peletier du Mans dut renoncer à lui faire utiliser les
caractères spéciaux correspondant à la graphie moderne qu’il avait inventée à
Paris, faute de matériel adapté. La seule particularité du texte est la
suppression quasi systématique du doublement des consonnes.
Nous
ne savons pas pourquoi, il choisit de rester en Savoie jusqu’à l’impression du
livre pour retourner à Paris à peine l’édition publiée et en pleine Saint
Barthélémy. Il aurait pu tout aussi bien rentrer avec son manuscrit pour le faire
imprimer plus commodément dans la capitale. A vrai dire, il était déjà passé à
autre chose, c’est un recueil de géométrie en latin dédié à Charles-Emmanuel de
Savoie, fils de sa protectrice, le De Usu geometriae liber unus [13]
auquel il consacra ses efforts durant les mois de son retour avant de repartir
enseigner les mathématiques à Poitiers, loin des marmottes et des ours.
Bonne
Journée,
Textor
[1] Titre
complet : La Savoye de Jaques Peletier du Mans, A tresillustre Princesse
Marguerite de France, Duchesse de Savoye & de Berry. Moins & meilleur.
A Anecy, Par Jaques Bertrand. M.D.LXXII. Collation : In-8 de 79, [1 bl.] p.
(sig. A-E8). L’exemplaire présenté provient de la collection Jean-Paul Barbier-Mueller
avec son ex-libris et une mention d’achat en Octobre 2014 à Auxerre (Vente Auxerre Enchères 27 Sept. 2014).
[2] La
Savoye a connu 2 rééditions : i) Par Joseph Dessaix (in Mémoires et Documents
de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie T. 1 Chambéry, 1856) ; ii)
Par Charles Pagès (Bibl. savoyarde, Moutiers Tarentaise, Ducloz, 1897). L’exemplaire
de la BM de Tours a été numérisé par le site des Bibliothèques Virtuelles
Humanistes. http://www.bvh.univ-tours.fr/Consult/index.asp?numfiche=848
[3] Lettre
en latin à son frère Jean Peletier dans les pièces du In Euclidis Elementa
geometrica... (Lyon, de Tournes, 1557, in -fol.).
[4] Marguerite
de France (1523-1574) duchesse de Savoie et du Berry, fille de François 1er,
dont la grand-mère maternelle était Anne de Bretagne et la grand-mère
paternelle, Louise de Savoie.
[5] Livre
Second, p.42.
[6] Son
frère Jean-Gaspard Lambert était un ami de Marc-Claude de Buttet mais il serait
décédé avant 1569 et c’est donc plus vraisemblablement Claude que Jacques
Peletier a pu rencontrer.
[7] La vie
de Jehan de Piochet (1532-1624), cousin de de Buttet, est bien documentée grâce
à ses dix livres de raison et son livre de comptes de 1568 conservés
aujourd’hui aux Archives départementales de la Savoie. Piochet poursuivit des
études de droit à Avignon avec Amé Du Coudray mais choisit une carrière
d’armes. Il est capitaine du château de Chambéry à partir de 1569, quand
Jacques Peletier arrive en Savoie. Voir R. Devos et P. Le Blanc de Cernex, Un
‘humaniste’ chambérien au XVIe siècle: Jehan Piochet de Salins d'après ses
livres de raison, in Vie quotidienne en Savoie, Actes du VIIe Congrès des
Sociétés Savantes de Savoie, Conflans, 1976.
[8] Livre
Second, p 44.
[9] Tiers
Livre, p.75 : Apres l’avoir deus ans entiers hantee, Et aiant vu
cinquantecinq hyvers, ….
[10] Peut-être
mentionne-t-il ce village pour sa chapelle dédiée à Sainte Marguerite, sainte
patronne de sa protectrice.
[11] Livre
second, p. 36.
[12] Un
exemple de son illisible graphie : Madamɇ,
lɇ grand dɇſir quɇ j’auoę̀ dɇ deſſe̱ruir (a toutɇ ma poßibilite) la gracɇ
ſouuɇreinɇ dɇ feuɇ la Reinɇ votrɇ tre dɇbonnerɇ e tre rɇgretteɇ merɇ, m’auoè̱t
induìt a lui vouloę̀r dedier un mien Dialoguɇ dɇ l’Ortografɇ e Prononciation
Françoȩſɇ.
[13] Parisiis, apud E. Gorbinum, octobre
1572 - In-4°, pièces limin., 44 p., fig.