Bonne et heureuse année 2022 à Tous !
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Bonne et heureuse année 2022 à Tous !
L’année 2021 s’achève et il est
d’usage de se remémorer les évènements qui l’ont marquée, comme l’étrange
floraison de mon cerisier le 12 Février, la fin du couvre-feu au Printemps, la réouverture
des restaurants et des spectacles, etc. Petits faits sans importance qui pimentent
l’écoulement du temps et qu’on aurait oubliés si nous ne les inscrivions pas consciencieusement
dans un éphéméride. C’est en pensant à la première phrase d’un livre de raison (
3 janvier - Ce jour nostre abricotier de céans a esté flori, 1615) que
l’idée m’est venue de sortir de la bibliothèque un ouvrage de Plutarque ayant
appartenu à un médecin de Besançon qui adorait tenir un journal ou mentionner dans
les marges de ses livres les évènements de la vie ou la pensée du jour.
C’était assez courant à l’époque
de consigner sur les marges de l'œuvre de l’auteur favori, sur les gardes d’un
livre d'heures, voire sur celle d’un registre de commerce, les faits importants
de la vie de famille, de la collectivité à laquelle on appartenait, les
événements intéressant la région comme les phénomènes atmosphériques ou les
faits politiques. Nous pouvons ainsi, grâce à ces notes marginales, reconstituer
quelques pans de la vie du possesseur du livre, voire celle des membres de sa
famille et les malheurs du temps.
Ce médecin s’appelait Jean
Garinet [1],
il était né à Montfaucon près de Besançon, vers l'an 1575, Il quitta sa région natale
en 1596 pour aller en France s'instruire dans l’art de guérir. Il y passa 11
ans [2].
Il reçut à Tournon, le 26 Avril 1600, le grade de Bachelier ès Philosophie [3],
puis conquis en Avignon son diplôme de docteur en 1605 [4],
avant de rentrer à Besançon pour y épouser en Novembre de la même année Guiyonne
Marquis [5],
ce qui ne fut pas là le moindre de ses succès car la demoiselle était fille du médecin
le plus réputé de la contrée. En 1606, il est reçu citoyen de la ville et
obtint l'autorisation d'exercer la médecine. La requête fut d'autant plus
facilement admise que le docteur Marquis était alors co-gouverneur de la ville,
titre que reprendra plus tard Jean Garinet.
Assez rapidement notre praticien
acquit une belle situation. Parmi ses clients, il mentionne nombre de nobles de
la province, riches bourgeois, présidents et conseillers des chambres de
justice ou encore des chanoines, des abbés, des supérieurs de couvents. Il ne
ménageait pas ses efforts pour tenter de les guérir à une époque où la peste
sévissait encore, ou, à défaut, il leur tirait les cartes pour qu’ils prennent
connaissance de leur avenir, quand il ne lisait pas dans les astres : « 18
Novembre 1615 - Ce jour et plusieurs autres suivants a paru une comète, lequel
a été suivi de plusieurs malheurs, de la mort de l'empereur Mathias et
de Maximilian son frère comme aussi de l'impératrice, et de grandes guerres par
toute l'Alemagne. ». (Besançon, vieille ville espagnole, comme disait
Victor Hugo, dépendait du Saint-Empire des Habsbourg.)
En 1618, on nomme Jean Garinet prieur
de la confrérie médicale de Saint-Côme et Saint-Damien. A la sollicitation du
docteur Nardin, Garinet accepte la charge de médecin du duc de Bavière, à gage
de mille écus, train de cour et laquais entretenus. En 1633, il est appelé à
donner ses soins à la duchesse de Lorraine, pendant son séjour à Besançon. Il
la guérit d'une fièvre catarrhale (C’était la Covid de l’époque) et en reçoit
une magnifique bague ornée de diamants. Car notre médecin-philosophe ne
manquait jamais de consigner ce que lui rapportait ses services.
Son livre de raison est rempli de
listes de donations et pourrait le faire passer pour un livre de compte. L’usage
était de donner des présents au mariage des enfants ou à la naissance des
petits-enfants et Jean Garinet en gestionnaire rigoureux de sa maisonnée qui
comptait douze bouches à nourrir notait tout. Nous trouvons donc dans ses notes
des inventaires détaillés de ces libéralités, majoritairement les bijoux, les
montres, les pièces d'orfèvrerie, la vaisselle d'argenterie, les surtouts de
table, les reliquaires, des œuvres d'art, une hororloge, un globe
terrestre, une tasse de bézoard à l'épreuve des poisons, puis les étoffes pour
ses costumes, ceux de sa femme, de ses enfants ; une robe à la façon de Paris
pour sa fille, un chapeau de demi-castor pour son fils, des bas de soie, enfin
des confitures, des flambeaux de cire, des vins, des viandes de mesnagerie…
Bon nombre de ces dons sont
soumis, quand cela est possible, à l'estimation de l'orfèvre et souvent
convertis en bonnes pistoles espagnoles ou en sequins d’or. Il est vrai qu’il
fallait beaucoup d’argent pour se faire réélire chaque année co-gouverneur du
quartier. (Une fonction municipale à mi-chemin entre celle de juge et de
maire). Il était loin le temps de sa première désignation, le 6 juin 1606, où
il fut reçu citoyen de la ville en offrant seulement deux mousquets. Parfois un
de ses concitoyens laisse par testament un domaine entier, une vigne, ou un
bénéfice ecclésiastique. Et Garinet y ajoute souvent un petit commentaire,
comme à propos d’un grand tableau que lui offrait un ami : Il l'estime
par son testament plus qu'il ne vaut, je ne laisse de lui être obligé, c'est un
témoignage de l'amitié qui a été entre nous par l'espace de 38 ans.
Mais ne croyez pas que seul
l’appât du gain le motivait. Il était consciencieux et s'attachait à ses
malades. Parfois, il refusait leurs présents. Si par malheur l’un d’eux venait
à succomber en dépit des ressources de son art, il notait mélancoliquement «
j'en ai éprouvé un desplaisir incomparable. Dieu l'ait en sa haute grâce. »
En l'année 1638, la mortalité fut
terrible à Besançon : « La mort m'a ravi la plupart de mes amis, tant du
pays, que de la ville ». La peste atteint deux de ses servantes qui
succombent et l’obligent à placer la maison en quarantaine, ce qui lui fait
perdre une somme considérable. « Et me serait encore facile de supporter
cette perte patiemment, n'était celle que j'ai fait de mon second fils, qui,
par sa mort contagieuse, m'a laissé un regret qui ne se peut terminer que par
la mienne propre ».
De livre, il n’en est point
mentionné parmi les donations. Pourtant sa bibliothèque, signe de notabilité, devait
sans doute être importante et Jean Garinet était de tous les co-gouverneurs le
plus lettré, au point que le conseil municipal l’avait délégué pour recevoir un
émissaire des Jésuites qui ne parlait que latin. Nous ne connaissons que 3
ouvrages lui ayant appartenu [6] :
Un petit Promptuaire [7]
qui ne le quittait jamais et dont les marges étaient couvertes de son écriture
très lisible. Un livre de raison constitué d’une cinquantaine de feuillets et
tenus par plusieurs générations [8]
et ce Plutarque qui avait appartenu à son père [9],
comme l’indique l’ex-libris qu’il y laissa.
Il s’agit de la dernière édition
donnée par Josse Bade des Opuscula de Plutarque[10]
qui rassemble les dix-sept opuscules des Moralia imprimés en latin jusque-là.
C’est la plus complète de toutes, puisqu’augmentée de deux nouveaux traités traduits
et préfacés par Érasme lui-même. (ff.
182-188 de cohibenda iracundia et De curiositate, De la répression de la
colère et De la curiosité). Les préfaces des autres opuscules sont signées
Guillaume Budé, Philippe Melanchthon, Ange Politien, Raphael Regius, Étienne
Niger, Ange Barbarus, Bilibald Pirckheymer, etc…
L’illustre imprimeur-libraire
avait déjà donné sept éditions des Opuscula avant d’en clore la série avec
cette édition de 1526 qui suit celle de 1521 et 1514. Toutes sont au format
in-folio, celle-ci est décorée au titre du fameux cadre aux dauphins et de la
grande marque typographique à la presse de l’Officina Ascensiana datée de 1520.
Deux Garinet ont laissé leurs marques
dans le livre. Sur la première Garde, Jean I Garinet a noté en forme
d’ex-libris la date de son acquisition : Joannes Garinetus emit die
vigesima tertia mensis julii anno a salute mortalibus restituta 1595. (Jean
Garinet l'a acheté le vingt-troisième jour de juillet de l'année du salut rendu
aux mortels 1595). Il a encore ajouté sa signature sur la page de titre et sa devise :
En la fin mon repos. Tandis que Jean II Garinet, le médecin, a ajouté sa
signature caractéristique, Garinet D(octor) M(edicinus), identique à
celle que nous retrouvons dans le livre de raison de la bibliothèque de
Besançon. C’est lui aussi, semble-t-il, qui a esquissé des armoiries dans
l’écusson gravé de la page de titre en y portant les initiales IG. Armoiries
constituées de bandes latérales qui ne correspondent pas à celles qui ont été
peintes dans le livre de raison. Les Garinet portent de gueules au jar
d'argent le cou ceint d'une couronne de laurier.
Si le premier ex-libris n’était
pas daté, nous pourrions penser qu’il appartenait à un descendant de Jean
Garinet plutôt qu’à son père car la graphie parait plus moderne alors que Jean
II Garinet écrivait dans un style archaïque plus typique du XVIème que du
XVIIème siècle. Nous ne savons rien du métier du père qui n’est jamais cité
dans le journal de son fils à la différence de beaucoup d’autres membres de sa
famille. Nous ne saurions même pas qu’il se prénommait Jean car les registres
d’état-civil départementaux n’ont débuté qu’en 1793 [11].
Jean Garinet dut trouver dans ce
livre de Plutarque des sujets pour ses méditations philosophiques. Plutarque
fut la grande découverte du XVIème siècle. Montaigne écrivait : Nous autres,
ignorants, étions perdus si ce livre ne nous eût relevés du bourbier. C'est
notre bréviaire. Et notre médecin
bisontin ne devait pas détester, lui qui aimait l’apparat, la belle reliure
estampée ; une reliure lyonnaise dont la large roulette est identique à
celle reproduite par Denise Gid dans son catalogue des reliures françaises
estampées. [12]
Le journal de Jean Garinet, qui
porte au premier feuillet des armoiries enluminées et une devise de
circonstance (Nihil conscrire sibi – N’écris rien pour toi-même) s'arrête
en 1657, date à laquelle il trépassa le 2 Novembre, Veille de la Toussaint (?).
Quelques années auparavant, il avait eu la satisfaction de consigner dans son
livre de raison : Le 19 Mars 1650 mon filz Thomas Garinet a prins son
degré de doctorat des médecins à Avignon avec approbation unanime de tous les
docteurs et mesmes M. l’archevêque lui feit l’honneur d’argumenter contre lui. La roue tournait et Thomas poursuivit
l’œuvre de son père, mais c’est son petit-fils qui reprit le flambeau des
inscriptions familiales en portant au-dessous de la dernière signature de Jean
Garinet : Depuis ce temps est
mort mon grand-père Jean Garinet qui est celui qui a escrit le contenu cy
dessus et depuis ais augmentés ce qui suit. Le précieux Plutarque fut
certainement transmis aussi à son fils et à son petit-fils afin qu’ils s’imprègnent
des pensées du moraliste platonicien. Une des dernières mentions de Jean
Garinet à la naissance d’un petit-fils avait été : Dieu lui fasse la
grâce de bien vivre et de bien mourir.
Bonnes Fêtes !
Textor
[1] Voir Éphémérides de Jean Garinet, médecin bisontin (1603-1657) Inclus dans Notes sur quelques livres de raison franc-comtois, in Académie des sciences, belles-lettres et arts de Besançon, 1886, p.142- 143 & p. 153-157, publié par Jules Gauthier. Voir aussi Bruchon H. Un médecin co-gouverneur de Besançon au XVIIe siècle, étude sur Jean Garinet. Notice de la Société d’Emulation du Doubs. Besançon 1902.
[2] « 29 d'avril. — Ce jour année 1596. je sorti de Besançon pour aller en France, où jay demeuré 11 ans ! »
[3] « Le
26 apvril 1600 je receu a Tournon en Vivarès le degré de bachelier es
philosophie et dédia mes thèses a Monsieur de St-Marcel d'Urfé. »
[4] « 22
de mars. — Ce jour, année 1605, je prins le degré de doctorat en médecine à
Avignon »
[5] « 12
de novembre. — Ce jour, année 1605, j'espousa Guyenne Marquis en l'église Saint
Vincent. »
[6] En
attendant que les chercheurs nous en fassent découvrir d’autres.
[7] Promptuaire
de tout ce qui est arrivé de plus digne de mémoire depuis la création du monde
jusqu’à présent, par Jean d'Ongoys Paris, Jean de Bordeaux, 1579, seconde
édition format in-16, relié en parchemin, doré sur tranches, avec fers et
filets or Il passa ensuite entre les mains de divers propriétaires.
Localisation actuelle inconnue. Il faisait partie de la bibliothèque de M.
l'avocat Dunod de Charnage, qui le communiqua au docteur Henri Bruchon, membre
de la Société d’Emulation du Doubs en 1902.
[8]
Bibliothèque de Besançon, Ms 1045. Commencé par Jean II Garinet et poursuivi
par son petit-fils. Consultable en ligne.
[9] Les
archives ne permettent pas de remonter la généalogie de Jean Garinet et l’état
civil de son père pas plus que son métier ne semblent connus. Sans doute
appartenait-il déjà à la bonne société de Besançon. Un ouvrage d’astronomie
publié par Ehrard Ratdolt en 1491 et détenu par la bibliothèque de Besançon contient
l’ex-libris d’Antoine Garinet, un autre fils de Jean Ier, qui était prêtre et
qui occupa de 1602 à 1623 la fonction de précepteur du Petit Collège de
Besançon fondé par Nicolas Perrenot de Granvelle près de l’église de Saint
Maurice. (Voir Castan, Catalogue des Incunables de la Bibliothèque de Besançon.)
[10] Opuscula Plutarchi
Cheronei sedulo undequaqz collecta, & dilige(n)ter recognita. In-folio ; sign. a8 e6 a-z8 A8
[11] Pour
l’heure, le fait que l’ex-libris appartient à son père n’est qu’une conjecture.
[12] Denise
Gid. Catalogue des reliures françaises estampées à froid, XVe-XVIe siècle, de
la Bibliothèque Mazarine, Paris, 1984, pl. 94, n° 127 et 311.
Nous avons tendance à oublier que
Joachim du Bellay était avant tout, pour ses contemporains, un bon juriste. C’est
pour ses connaissances dans cette matière et ses compétences en négociations
que son oncle, le Cardinal Jean du Bellay, l’emmena avec lui à la Cour
pontificale de Rome, en 1553. Ses écrits politiques ne sont pourtant pas les
plus connus, ni les plus faciles à interpréter [1].
Le poète est rapidement déçu par
Rome, par les intrigues de la Cour comme par les missions qu’on lui confie car
son rôle se résume à une activité d’intendant. Son oncle mène grand train et il
lui faut gérer les cordons de la bourse. Je suis né pour la Muse, on me fait
ménager [2].
Il s’ennuie. Le spectacle des mœurs de cette Babylone que lui parait être Rome
est une amère désillusion pour lui qui ne connaissait les vrais Romains
qu'à travers Virgile et Pétrarque. Il exprime son dégoût de l'exil et son
amertume dans les Regrets et plusieurs fois il envisage un retour au
pays natal mais l’espoir d’une brillante carrière diplomatique le retient
auprès du cardinal.
Pourtant, il aurait pu s’apercevoir
que le cardinal ne cherchait qu’à sauver les apparences car il était tombé en
disgrâce auprès du roi de France et n’avait plus guère le pouvoir d’influencer
le cours des évènements. Il était arrivé à Rome pendant les derniers mois du
pontificat de Jules III avec pour mission de renouveler la trêve de Passau,
conclue en 1552 entre Henri II et Jules III. Cette mission tourna court
lorsque, après l'élection du nouveau pape Paul IV, les ennemis du cardinal du
Bellay, dont le cardinal de Lorraine, un Guise, lui reprochèrent son intimité
avec Carpi, un cardinal proche des Habsbourg.
Puis il fait l’éloge de la paix
et invite les princes d’Europe à unifier leurs forces face au péril venu du
Levant :
La paix irait devant, et d'un rameau d'olive
Umbrageant ses cheveux ferais au premier ranc
Chascune en son habit, cheminer flanc à flanc,
Vostre France et l'Espaigne avec toute leur troppe,
Et la plus grande part des provinces d'Europe,
Qui d'un commun accord vostre enseigne suyvant
Chrestiennes conduiraient leurs forces en Levant.
Les hostilités contre l’Empire
des Habsbourg duraient déjà depuis quelques années. L’Espagne de Charles Quint
était en guerre contre la France depuis que celle-ci s’était allié aux princes
protestants allemands par le traité de Chambord en 1552. Mais Charles Quint
subit des revers ; il cherchait une solution pour sortir de ce conflit et
préparer sa succession (Il abdiquera le 25 octobre 1555). À cet effet, il
conclut à Vaucelles une trêve de cinq ans : ce traité reconnaissait les
nouvelles possessions françaises (les trois évêchés de Metz, Toul et Verdun, de
nombreuses places fortes entre le Luxembourg et la Flandre, ainsi que diverses
possessions en Piémont, dans le centre de l'Italie et en Corse).
Mais la paix fut de courte durée :
Car la guerre en avait la serrure brouillée, / Et la clef en était par l'âge
si rouillée / Qu'en vain, pour en sortir, combattait ce grand corps …[4]
En effet, le pape Paul IV, farouchement
hostile aux Habsbourg, cherchait à relancer le conflit : il excommunia Charles
Quint et son successeur Philippe II d'Espagne, et il promit aux Français le
royaume de Naples. Ces machinations, ainsi que celles de son légat, son propre
neveu Carlo Caraffa, poussèrent les Impériaux à envahir les États pontificaux.
Le cardinal du Bellay, pourtant
venu à Rome avec d’autres intentions, suivit le parti du Pape et s’emporta violemment
contre Philippe II, contre l’hypocrisie de ce saint Philippe, ce bon
devot roy Phelippes [5] .
Henri II envoya aussitôt en Italie une armée conduite par le duc de Guise.
Après une série de victoires, de Guise s'enlisa et dut abandonner sa campagne
pour rentrer en France en septembre 1557, tandis que le pape finit par
s'entendre avec Philippe II.
Il semble que Joachim du Bellay
ne partageait pas le revirement d’opinion de son oncle. Il était pour la paix
et non la reprise des hostilités. Sentiment partagé par la majorité des français
qui étaient contents que la paix se fît, d'autant plus qu'ils savaient la
France épuisée par la guerre.
Nous ne sommes faschez que la tresve se face :
Car bien que nous soyons de la France bien loin,
Si est chascun de nous à soy-mesme tesmoin
Combien la France doit de la guerre estre lasse.[6]
Toutefois, il attendit son retour
en France pour publier son poème, comme il le fit pour tout ce qu'il avait
écrit pendant quatre ans à Rome. Mais, à la fin de 1557, il était trop tard, le
Discours n'était plus de saison. La trêve avait été rompue dès Octobre
1556 et son poème devenait anachronique. Il lui fallut différer encore la
publication.
C'est seulement en fin d’année 1558
que l'opuscule put voir le jour à une date indéterminée, probablement après la
prise de Thionville (22 juin 1558) laquelle fit renaitre des espoirs de paix.
Le privilège du Roy, bien que mentionné sur la page de titre, fait défaut [7]
et donc rien ne permet de dater précisément la publication, d’autant que
certains exemplaires de l’édition originale, comme celui présenté ici, porte
une page de titre renouvelée avec la date de 1559.
Pour actualiser son texte, du
Bellay ajoute au manuscrit, qu’il avait sans doute envoyé au Roi bien avant la
publication, une introduction en vers dans laquelle il rappelle que (le Ciel) permit
que le discord, d’une fureur nouvelle / vint arracher des mains des deux Roys
plus puissans / La Tresve qui entre eulx devait durer cinq ans /
….Recevons désormais le bien qui se présente / Renouons cest accord d’une plus
forte main.
Il était plus facile de prendre
parti en 1558 que deux ans auparavant. Un autre sonnet des Regrets fait
aussi allusion à la Trêve de Vaucelles,[8]
dans lequel le poète ne s’adresse pas directement au Roi mais à la Trêve
elle-même : Tu sois la bienvenue, ô
bienheureuse tresve / Tresve que le chrétien ne peut assez chanter / puisque
seule tu as la vertu d’enchanter / de nos travaux passés la souvenance gresve.
Si du Bellay semble très
clairement pencher en faveur de la paix et loue son négociateur principal, le
Duc de Montmorency, dans le Discours au Roy, cela ne l’empêche pas
d’écrire par ailleurs des sonnets en l’honneur de Jean d'Avanson [9],
ambassadeur de France qui, lui, était du parti des Guise, c’est-à-dire pour une
politique guerrière en Italie : Comme celui qui avec la sagesse / Avez
conjoint le droit et l’équité, / Et qui portez de toute antiquité / Joint à
vertu le titre de noblesse [10].
Subtile manœuvre politique ou inadvertance d’un poète ? Difficile de
savoir de quel côté était vraiment du Bellay.
Quoiqu’il en soit, le poète sera
entendu puisque la paix du Cateau-Cambrésis finit par être signée le 3 Avril
1559, scellant la fin des guerres d'Italie et la lutte pour l'hégémonie en
Europe entre Habsbourg et Valois.
Le Ciel voulant tirer d'une
rigueur cruelle
Une humaine douceur, d'un
orage un beau temps.
D'un hyver froidureux un
gracieux printemps.
Et d'une longue guerre une
paix éternelle…
Bonne journée,
Textor
[1] Voir La
poésie politique de Joachim Du Bellay, dans Du Bellay : actes du colloque international
d’Angers du 26 au 29 mai 1989, t. 1, sous la dir. de Georges Cesbron, Angers,
Presses de l’université d’Angers, 1990, p. 77-78.
[2] Les
Regrets, sonnet XXXIX.
[3]
Plaquette in-4 de 6 ff. imprimée en car. Romains, sign. A4. Réglures à l’encre
rouge.
[4] Les
Regrets Sonnet CXXV.
[5] Sur la
Trêve de Vaucelles voir Bertrand Haan, Une paix pour l’Eternité. La
négociation du traité du Cateau-Cambrésis. Bibliothèque de la Casa de
Velázquez n° 49 – 2010.
[6] Les
Regrets, Sonnet CXXIII.
[7] Ma
bibliothèque poétique, Partie 4, Jean Paul Barbier, p 506. Ni privilège, ni
achevé d’imprimer.
[8] Sonnet
CXXVI.
[9] Les
Regrets, sonnets CLXIV et CLXV.
[10] Les
Regrets, poème A monsieur d’Avanson.
Le poète Janus Pannonius, ou Jean de Pannonie, nom de plume de János Csezmicei (Francisé autrefois en Jean Césinge) n’est pas très connu ailleurs qu’autour du Danube, il est pourtant considéré comme la première grande figure de la littérature hungaro-croate de la Renaissance, grâce aux élégies et aux épopées écrites en latin qu’il nous a laissées.
Janus Pannonius est né en Slavonie, vers 1434, dans un
village nommé Csezmice. Il est le neveu de János Vitéz, grand humaniste qui
fonda dans ses sièges épiscopaux successifs (Nagyvárad, en Transylvanie, à
partir de 1445, puis Esztergom en 1465) une académie et une bibliothèque. Ce
dernier l’envoie étudier en Italie, à Ferrare, où il passe 11 ans dans la
maison du Maitre Guarino Guarini dont il est le meilleur disciple. C’est là
qu’il se lie d'amitié avec Galeotto Marzio, né vers 1425, à Narni en Ombrie,
étudiant dans la même école. La plupart
des poèmes de Janus Panonnius sont dédiés ou adressés à Marzio. À l'automne
1454, son ami s'installe à Montagnana, sur le territoire de la République de Venise,
et Janus vient le rejoindre en 1556 pour fuir la peste qui sévit dans la
Sérénissime. Le jeune peintre Andrea Mantegna fait aussi partie de ce cercle
d’intellectuels et le hongrois lui dédie un poème en 1458. En retour, Mantegna
aurait peint un portrait des deux amis, perdu depuis lors.
En 1459, Janus Pannonius est rappelé en Hongrie par le
nouveau roi Matthias Corvin, dont son oncle János Vitéz a été le précepteur
puis le chancelier. Le roi Matthias, ayant Pannonius en grande estime, le
reçoit dans son cercle de conseillers, tandis que le Pape Pie II le nomme
évêque de Pécs. Il invite alors son ami Galeotto à le rejoindre, fin 1461. L'ancien
disciple de Guarino Guarini est alors chargé par le Roi de couronner son ami
Janus Pannonius, prince des poètes de la cour.
Mais, le destin de Janus Pannonius tourne court lorsqu’il veut
suivre le parti de son oncle János Vitéz, favorable aux partisans du Prince
polonais Kázmér, prétendant au trône de Hongrie, et qu’ils affrontent ensemble
le roi Matthias Corvin. Il s'arme contre les troupes royales mais la rébellion échoue
et lorsqu’il apprend que János Vitéz a été arrêté, il s'enfuit en Italie. C’est
pendant ce voyage, en s’arrêtant dans le château de Medvedgrad, propriété de
l'évêché de Pécs, qu’il décède le 27 mars 1472 à l'âge de 38 ans. Son tombeau, disparu
des mémoires, est retrouvé en 1991 sous le maitre autel de la cathédrale de
Pécs.
La première impression contenant exclusivement des œuvres de
Janus Pannonius, découvertes dans la bibliothèque Saint Marc de Venise, a été
publiée à Vienne en 1512, puis neuf éditions s’échelonnent entre 1512 et 1523
et la première édition d’une traduction en hongrois remonte 1565.
Mais c’est bien avant cette date qu’est édité un poème en cinquante
vers à la gloire de la nymphe Féronia, imprimé à la suite des cinq livres des Histoires
de Polybe (Edition de Venise, Bernardino de Vitali, 1498, dont il était
question dans mon billet précédent). Il s’agit de la toute première impression
de ce chant élégiaque, l’un des plus connus de Pannonius, en même temps que la
première œuvre qui fut imprimée de lui.
Au Printemps 1458, Janus Pannonius rentre de Rome et fait
halte à Narni, ville natale de son ami Marzio. Non loin de la forteresse qui
surplombe la ville, se trouve la Fontaine de Feronia, devant une oliveraie et
le parfum des pins maritimes. La chaleur de l’été et la fraicheur de cette
fontaine aux eaux limpides lui inspire cette ode à la nature, l’un de ses plus
beaux poèmes.
Elle est intitulée Naiadum Italicarum Principi divae
Feroniae devotus hospes, lanus Pannonius, cecinit in reditu ex Urbe, nonis
luniis, MCCCCLVIII (A la déesse Feronia, la plus importante des nymphes
d’Italie, chantée par Janus Pannonius, hôte dévoué revenant de Rome, le 5 juin
1458.) et commence ainsi : Sacri fontes, ave, mater Feronia, cujus Félix
Paeonias Narnia potat aquas. - Je te salue, ô déesse Feronia, mère de la
fontaine sacrée, dont les heureux habitants de Narni boivent à la source salubre.
Feronia était une divinité rurale de l’Antiquité, objet d’un
culte important en Italie centrale, principalement sur le territoire sabin et
latin. Elle présidait aux travaux de l'agriculture et elle était principalement
associée à la fertilité, à l'abondance, à la bonne santé des troupeaux et des
bêtes sauvages. D’anciens temples lui était dédiés, comme celui du Champ de
Mars à Rome, dans l'actuel aire archéologique du Largo di Torre Argentina. Les
cérémonies annuelles en son honneur étaient appelées les Feroniae et se
tenaient tous les 13 novembre au cours des Jeux plébéiens, en même temps que
les fêtes dédiées à la Fortune de Préneste. Lors de ces cérémonies, ses
prêtres, au dire de Strabon, marchaient nu-pieds sur les charbons ardents sans
se brûler. Thèmes opposés du feu et de la fraicheur que Pannonius reprend dans
son poème.
Le Hongrois se plait à imaginer qu’il sacrifie aux rites
antiques et appelle la déesse à recevoir ses offrandes, après avoir retrouvé
ses forces en se désaltérant dans l’onde pure : - Une fois, deux fois,
la gorge sèche avale tes eaux régénérantes… Oh dans mes membres quelle force
revient ! Oh combien ton feu divin dans mes entrailles a aimé s'éteindre ! Ma soif est étanchée…. Maintenant je me
réjouis de contempler l'ancienne forteresse avec ses belles tours qui s'élève
près de la fontaine sacrée ; Maintenant je suis heureux d'entendre le
sombre grondement que la vague blanche du soufre, noir, fait en bas dans la
gorge profonde, et d'écumer de vagues tout le ciel salubre [1]…..
Ici, un petit chevreau est bientôt le plus gras du troupeau, et pour son sang,
éparpillé, l'étang cristallin devient rouge. Ici, des fleurs viennent, et dans
l'une d'elles la liqueur si précieuse de Bacchus, et un chant fend mes lèvres à
la louange divine. : … Salve iterum et Latiis longe celeberrima Nymphis,
Hospitis et grati suggipe dona libens !
- A nouveau salut, toi qui est de loin la plus célèbre des nymphes du
Latium, accueille avec plaisir l’hôte reconnaissant qui t'offre de tels
sacrifices. Acceptez-les de bon gré.
Les textes de Pannonius sont d’une grande beauté formelle.
Il a su adapter l’humanisme italien de la Renaissance aux thèmes et à l’âme de
son pays. Son sens profond de l’observation donne des images charmantes comme
dans le poème de l’amandier planté en Hongrie et qui se couvre de fleurs sans
attendre la venue du Printemps, adaptation personnelle et sans doute inspirée
par une chose vue du thème épigrammatique de la fleur éclose hors saison chez
Martial.
Pourquoi et par quelles circonstances un texte du poète
hongrois figure-t-il à la suite de la seconde impression des Histoires
de Polybe ? Il n’y a aucun lien apparent entre la déesse étrusco-romaine,
protectrice des sources et de la nature et l’ouvrage de Polybe axé sur la
stratégie militaire des romains et leurs institutions politiques. C’est un
mystère qui ne semble pas encore résolu. On peut penser que c’est l’imprimeur
Bernardino de Vitali lui-même qui aurait pu décider, en 1498, de faire figurer
le poème à la suite de la seconde édition imprimée des Histoires.
Ce n’est pas la première fois que le poème apparait joint à
un autre texte à la fin d’un ouvrage. Ainsi, Géza Szentmártoni Szabó, lors de
ses recherches en 2009 sur trois chants panégyriques de Janus Pannonius au Roi
René d’Anjou [2], a
découvert dans un manuscrit conservé à Naples [3],
outre les textes qui avaient déjà été identifiés au XIXème siècle par Pélissier [4],
à la fin du manuscrit, après une page blanche, le texte d’un autre poème, sans
indication d’auteur ou de titre, que Pélissier ne mentionnait pas dans son
article. Il s’agit de l’élégie écrite par Janus Pannonius à Narni, le 5 juin
1458, à la gloire de la nymphe Feronia. Mais dans ce cas précis, si l’élégie
est ajoutée à la fin du livre, le texte principal reste un panégyrique de
Pannonius et non pas un texte sans aucun rapport, comme l’œuvre de Polybe.
En plus d’être poète, Janus Pannonius avait une des
bibliothèques les plus importantes de Hongrie après la Bibliotheca Corviniana
de son oncle János Vitéz, dont avait hérité le roi Matthias Corvin, en 1572, après l’arrestation de Vitez. Le roi enrichit lui-même considérablement la
collection, surtout à partir de 1476, quand fut placé à la tête de la
bibliothèque l'Italien Taddeo Ugoleto et particulièrement entre 1485 et 1490,
quand le roi Matthias se fut emparé de Vienne. À sa mort en 1490, la
bibliothèque comprenait plus de 2000 codex - appelés corvina - contenant 4000
à 5000 œuvres, dont beaucoup de classiques grecs et latins (mais aussi Dante
ou Pétrarque), généralement rapportés d'Italie.
Les livres de la Bibliotheca Corviniana ont été dispersés pendant
la période ottomane, comme le furent ceux du poète Pannonius. Si les livres royaux ont pu être
partiellement conservés et identifiés grâce à leur armoiries, il est plus
difficile de reconstituer la bibliothèque humaniste de Janus Pannonius. C’est la tâche à laquelle s’est attelé Csapodi
Csaba [5]
au moins pour les manuscrits copiés ou annotés par Pannonius lui-même, grâce à
la graphologie ou grâce à de minces indices comme des marques de provenance,
des dédicaces ou le style de la reliure d’origine, ou bien encore les allusions
qui sont faites à tel ou tel auteur dans le corpus poétique du hongrois.
Ainsi ont pu être retrouvés un manuscrit du Commentaire de
Ficin sur le Banquet de Platon dont la dédicace datée de 1569 est faite à
Pannonius et qui aurait pu lui appartenir [6],
un manuscrit de Xenophon, un Vocabularium de la Bibliothèque de Leipzig [7],
etc. D’autres livres seront plus difficiles à retrouver mais nous savons par
Vespasiano qu’à son retour d’Italie, Pannonius fit un arrêt à Florence pour
rencontrer Cosme de Médicis et les intellectuels de la Villa de Careggi et
qu’il fit à cette occasion l’acquisition de quelques livres humanistes. Il est
aussi fort possible que les livres grecs de la Corviniana proviennent de la
bibliothèque personnelle de Pannonius qui possédait parfaitement les deux
langues.
Quoiqu’il en soit son influence a été grande dans l'ancienne Autriche-Hongrie, lui qui
a amené en premier les muses de l’Italie humaniste aux rives froides du Danube.
Bonne Journée
Textor
[1]
Traduction libre et non contractuelle, seul le texte latin fait foi !
[2] Du péril
de Parthénope : la découverte de la version intégrale du panégyrique de René
d'Anjou par Janus Pannonius. Géza Szentmártoni Szabó. Presses universitaires de
Rennes, 2011 - p. 287-312.
[3] Bibliothèque
nationale de Naples ( ms X, B, 63)
[4] Pélissier
L.-G., « Notes autographes de la reine Christine sur un volume de la
bibliothèque de Naples », Bulletin du Bibliophile et du Bibliothécaire, 15
juillet 1898, p. 380-385.
[5] Csapodi
Csaba, Les livres de Janus Pannonius et sa bibliothèque à Pécs in Scriptorium,
Tome 28, n°1, pp.32-50.
[6] Vienne, ONB
Cod.Lat. 2472 - Marsilius Ficinus : Commentarius in Platonis convivium de
amore. Ianus Pannonius :
Epigramma in Marsilium Ficinum.
[7] Coté Rep I-98